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www.diploweb.com Géopolitique de l'Europe centrale

Quels passifs ?  par Jacques Rupnik,

Directeur de recherches au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.

Entretien avec Pierre Verluise

 

Jacques Rupnik explique comment "la question allemande" a mis en difficulté l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale. Cette affaire - peu évoquée en France - a donné l'exemple d'un usage peu flatteur du Parlement européen. Dans la deuxième partie de son propos, Jacques Rupnik énonce les dégâts fait par la crise du 1er trimestre 2003 entre les pays candidats à l'Union européenne - soutenant les Etats-Unis dans leur stratégie à l'encontre de l'Irak - et l'axe Paris-Berlin-Moscou.

Biographie de J. Rupnik en bas de page.

Vous trouverez également en bas de page, dans la rubrique Plus avec diploweb.com, la déclaration du porte-parole du ministère des Affaires étrangères (France) au sujet des décrets Benes, en date du 19 avril 2002.

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Voir des photographies de deux villes d'Europe centrale: Prague et Cracovie.

 

Pierre Verluise : Les pays d'Europe centrale ont-ils des passifs entre eux ?  

Jacques Rupnik: Il y a, en Europe Centrale, principalement une « question hongroise » et une « question allemande », héritées de la dissolution de l’empire de Habsbourg et de la Deuxième guerre mondiale. Aujourd’hui, il existe des difficultés, mais elles sont relativement peu importantes par rapport à ce qui existe sur le même registre dans les Balkans ou dans le Caucase. Les problèmes qui existent en Europe centrale sont relativement maîtrisés début 2003. Il n'y a pas de contentieux sur les frontières, ni en ce qui concerne les minorités.

Pour ce qui est de l'Europe centrale proprement dite on peut ajouter au cas de la Hongrie et des minorités hongroises dans les pays voisins celui des minorités russes dans les pays baltes.  Ces questions des minorités ne semblent pas un problème majeur susceptible de dégénérer, puisque des traités ont été signés entre la Hongrie, la Roumanie (1, 75 million de Hongrois) et la Slovaquie (0,65 million de Hongrois). Il y a également des minorités hongroises moins nombreuses en Serbie, en Voïvodine et en Ukraine.

La perspective de l'entrée dans l'Union européenne

C'est avec la Roumanie et la Slovaquie que la situation est la plus délicate. Il y a eu des périodes de tension, mais elles ont été surmontées par et dans la perspective de l'intégration de ces pays à l'Union européenne. Le poids du facteur européen a incité les parties en présence à chercher un compromis fondé sur deux idées majeures : on ne touche pas aux frontières et on cherche à garantir les droits des minorités conformément aux normes européennes. C'est à dire au regard des normes fixées par le Conseil de l'Europe dans sa convention sur les minorités. Cette démarche s'est ensuite concrétisée par l'inclusion des représentants politiques de la minorité hongroise dans les gouvernements des pays considérés. Cela a été le cas des gouvernements de droite en Roumanie à partir de 1997. Quant à la Slovaquie, après l'épisode Meciar (1992-1998 ) durant lequel ce pays nouvellement indépendant a basculé dans une sorte nationalisme virulent, finalement maîtrisé par la voie électorale en 1998 puis confirmé en septembre 2002, la minorité hongroise a été incluse dans un gouvernement de coalition modérée pro-européen. Il y a donc à la fois détente avec la Hongrie et inclusion de la minorité hongroise dans la vie politique interne roumaine et slovaque. Tout cela au nom de la perspective principale : l'entrée dans l'Union européenne.

Accroc

Il y a eu un accroc significatif à cela, avec la tentative du précédent gouvernement hongrois dirigé par Viktor Orban d'adopter une loi qui donne un statut et des droits particuliers aux citoyens des pays voisins d'origine hongroise. Les Hongrois de Roumanie ou de Slovaquie auraient ainsi eu des droits à l'Etat providence hongrois, d'y faire des études, d'y voyager, d'y travailler…  L'Union européenne a fait part de ses réserves au sujet de cette loi, qui créait en quelque sorte deux catégories de citoyens selon un critère ethnique. Le gouvernement  actuel (dirigé depuis mai 2002 par Megyessy, technocrate socialiste modéré) a modifié cette loi et la situation semble revenir à la normale.

La question des Allemands expulsés de Tchécoslovaquie

La question allemande a conduit en 2002 à une situation de crise qui aurait pu déraper, mais elle a été finalement maîtrisée.

Il s'agit essentiellement de la question des Allemands expulsés de Tchécoslovaquie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Près de 3 millions d'entre eux, vivant dans les régions frontalières des Sudètes, ont été expulsés à l'issue du conflit. Dans le contexte de l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale, un certain nombre de forces politiques en Allemagne, en Autriche et au bout du compte en Hongrie ont pensé qu'il était opportun d'utiliser ce moment pour poser ou reposer cette question héritée de la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'argumentaire était le suivant : "Si la République tchèque veut entrer dans l'Union européenne, elle doit d'abord abroger les décrets Benes de 1945". Parce qu'ils seraient contraires au droit européen. (Voir une carte géopolitique de l'Europe à la veille de l'élargissement de l'UE - 362 ko)

La CSU bavaroise met le feu aux poudres

La première incursion sur ce terrain est venue de la CSU bavaroise, porte parole traditionnel des revendications sudètes. Dès avril 1999, celle-ci a été relayée par le Parlement européen, qui a pris une résolution dans ce sens dans le cadre de la résolution du 15 avril 1999 « concernant les progrès de la République tchèque sur la voie de l’intégration ».  Celle-ci a été adoptée dans une enceinte pratiquement vide et la plupart des députés français n'en avaient même pas eu connaissance. Cette résolution du Parlement européen a été ensuite reprise dans des termes quasiment identiques par le Parlement autrichien (résolution du Nationalrat du 19.mai 1999). Le 9. juin 2000, la CSU avec la CDU proposaient un texte au Bundestag allemand. Il n'est pas passé parce que ce mouvement politique était en minorité.

La crise monte en puissance

Il y a donc eu, de 1999 à 2001, une escalade progressive sur ce thème. Les observateurs notaient un lien préoccupant fait par la partie austro-allemande entre l'entrée d'un pays dans l'Union européenne et le règlement d'un contentieux bilatéral hérité de la Seconde Guerre mondiale.

Cela a atteint son point culminant au début de l'année 2002. Répondant à la campagne qui était faite en Autriche par le gouvernement de  J. Haïder, le Premier Ministre tchèque Milos Zeman a eu des propos très durs dans un entretien accordé au journal autrichien "Profil" (janvier 2002). Il y considérait les Allemands des Sudètes comme une « cinquième colonne » d'Hitler en Tchécoslovaquie. En gros, son propos revenait à dire que "les Sudètes avaient eu après guerre ce qu'ils avaient mérité". Les termes n'étaient pas ceux-là, mais l'idée étaient bien celle-ci.

Réactions en chaîne

Cette déclaration a suscité non seulement des réactions en Autriche mais aussi en Allemagne, notamment par la voix d'Edmund Stoïber, chef de la CSU bavaroise. Se rendant à Budapest (en février) pour soutenir son ami le Premier Ministre Orban, leader de la droite hongroise, E. Stoïber a obtenu "en échange" que le Premier Ministre hongrois, se rendant à Bruxelles à la fin du mois,  y déclara au Parlement européen qu'il apportait son soutien à l'exigence d'une abrogation des décrets Benes avant l'entrée de la République tchèque dans l’UE.

Il s'agit d'une sorte de réaction en chaîne. Un thème lancé par une mouvance autro-bavaroise suscite ensuite une réaction tchèque, puis une extension en Hongrie, qui engendre des réactions en Slovaquie. Le principal instigateur  de la scission de la Tchécoslovaquie, l’ancien premier ministre slovaque Vladimir Meciar, lui-même en campagne électorale, n'en attendait pas tant pour surenchérir à l'encontre des Hongrois. En effet, les décrets Benes concernaient aussi les populations hongroises de Tchécoslovaquie, dont les biens ont été confisqués mais qui n'ont pas été expulsées,  à la différence des Allemands. A Bratislava on joua sur la peur de la Hongrie. A Budapest, en parlant des décrets Benes, le premier ministre apportait non seulement son soutien à l'Allemand Stoïber mais il jouait aussi la carte nationaliste hongroise dans le contexte des élections hongroises.

Le calendrier électoral de 2002 était effectivement particulièrement chargé en Europe centrale: en avril des élections en Hongrie, en juin en République tchèque, en septembre en Allemagne comme en Slovaquie et en novembre en Autriche. Tous les pays cités étaient donc engagés dans des campagnes électorales où un certain nombre de forces politiques ont ouvertement utilisé un contentieux de la Seconde Guerre mondiale dans l'espoir d'obtenir des gains politiques.

Un scénario catastrophe...

Un tel dérapage pouvait avoir des conséquences très graves. Non seulement cette crise déstabilisait la bonne entente entre ces pays au centre de l'Europe, notamment avec l'Allemagne et l'Autriche, mais cela fit aussi voler en éclat le groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, puis après sa division en 1993 en République tchèque et République slovaque). Ce groupe a cessé d'exister - au moins provisoirement - puisque qu'après les propos de Orban, les trois autres chefs de gouvernements refusèrent de participer à une réunion qui devait se tenir à Budapest le 1er mars.

Crainte, enfin que le pire soit à venir si les élections en Hongrie devaient donner la victoire Orban, Klaus en République tchèque, Meciar en Slovaquie, Stoïber en Allemagne et la coalition Schussel-Haïder en Autriche… On avait ici l'ingrédient d'une Europe centrale déstabilisée par une vague de populismes nationalistes revenant sur les contentieux de 1945. Le tout dans un contexte de l'élargissement de l'Union européenne… 

... évité de justesse

Nous avons évité de très très peu ce scénario. En effet, les élections hongroises ont été gagnées par une coalition des socialistes et des libéraux avec moins de 1 % d'avance. Les élections allemandes se sont également jouées à moins de 1 % . En République tchèque, V. Klauss n'a pas été vainqueur, mais il n'a pas disparu de la scène politique, puisqu'il est même devenu Président de la République début 2003. Meciar est arrivé en t^ete en Slovaquie, mais incapable de constituer une coalition. Le scénario inquiétant pouvait très bien se réaliser, et il n'a été évité que d'extrême justesse.

On ne pouvait écarter l’hypothèse que l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale aurait été très largement compromis dans ce cas de figure. Si Stoïber avait été élu en Allemagne, persistant dans le discours d'une virulence inouï qui était le sien, il y avait de forte chance que le référendum en République tchèque au sujet de l'intégration à l'Union européenne donne un résultat négatif. Si l'Allemagne avait faite sienne la position de Stoïber, la question posée aux Tchèques aurait  été reformulée par les médias et les partis tchèques : "Vous rentrez dans l'Union européenne en donnant satisfaction à deux pays membres, l'Allemagne et l'Autriche, sur une question que vous considérez comme parfaitement injustifiée. Autrement dit, mettez-vous à genoux". La réponse aurait été "Non". Toutes les forces politiques du pays ont d'ailleurs adopté une déclaration commune par rapport à cette question (en avril 2002).

La position tchèque

Les Tchèques considèrent en effet que les décrets Benes sont le résultat de la Seconde Guerre mondiale, sanctionnée par les accords de Postdam du 2 août 1945. Surtout, ils considèrent que tous ce qui serait contraire aux droits de l'homme dans la législation antérieure est déjà caduque, puisqu'une charte des droits de l'Homme a été inscrite dans la Constitution tchécoslovaque votée par le Parlement tchécoslovaque (en 1990 ). En outre, ce Parlement a voté une loi (date) déclarant que tout ce qu'il pourrait y avoir dans la législation tchécoslovaque antérieure qui serait contraire à ces principes des droits de l'homme devient caduque. De plus, les Tchèques ne veulent pas abroger les décrets Benes, pour ne pas lancer de procédures de restitutions d'indemnisation et ouvrir la boîte de Pandore de règlements sans fin.

V. Havel. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Les sondages réalisés durant cette crise indiquent une hausse des opposants à l'entrée de la République tchèque dans l'Union européenne, avec une corrélation forte entre ceux qui s'opposent et ceux qui craignent l'influence de l'Allemagne. Grâce à la victoire de G. Schröder en Allemagne, d'une coalition centre gauche en Hongrie puis en République tchèque, puis la victoire des modérés pro-européens en Slovaquie… cette situation très préoccupante a été dépassée. Sans parler du suicide politique de J. Haïder en Autriche, provoquant une crise gouvernementale et des élections anticipées (de novembre 2002) où il est passé de 27 % à 10 % . Même s'il est toujours au gouvernement, sa position semble considérablement affaiblie.

Préalable inversé

Nous avons échappé de justesse à une crise qui aurait pu être grave pour l'Europe centrale. Elle a été fort heureusement évitée et ne compromettra donc pas l'entrée de la Hongrie, de la Slovaquie ou de la République tchèque dans l'UE.

Je disais autrefois que la réconciliation avec l'Allemagne serait le préalable de l'intégration européenne. En 2003, j'inverse en quelque sorte la proposition : l'intégration européenne sera le préalable à la réconciliation entre l'Allemagne et ses voisins immédiats à l'Est.

P.V. Comment les acteurs extérieurs à la zone ont-ils réagit à cette crise ?

J. R. Quand le ministre des Affaires étrangères allemand, K. Kinkel, a une première fois émis en janvier 1996 des doutes sur la validité des accords de Postdam, le gouvernement tchèque s'est retourné vers les trois protagonistes de ces accords, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. Ces trois Etats ont immédiatement confirmé que ces accords restaient valables.

Une nouvelle confirmation dans le même sens a été donnée au printemps 2002, notamment par Tony Blair de passage à Prague ; L'ambassade russe a réaffirmé sa position, tout comme les Etats-Unis.

A Paris, silence radio

Côté français, ce fut le silence. Probablement parce la relation franco-allemande est tellement importante pour la construction européenne qu'aborder un sujet aussi problématique était délicat. Premièrement parce qu'on n'a pas voulu agiter des craintes exagérées. Deuxièmement parce que Paris pensait que E. Stoïber était sur le point de devenir à l'automne 2002 le prochain chancelier allemand. Or il déclarait vouloir s'engager plus fortement que son concurrent dans la relation franco-allemande. Il est reçu en chef d'Etat lorsqu'il vient à Paris en juillet 2002. Non seulement il critique alors G. Schröder d'avoir laissé le couple franco-allemand tomber en désuétude, mais il promet tout. Il s'engage même à soutenir la Politique Agricole Commune. On lui en a décerné une décoration… bref, il était alors le candidat de la France. On notera, d'ailleurs, que la presse française n'a jamais rapporté la virulence extrême des propos de E. Stoïber. On a fait l'impasse totale sur les propos et le programme commun de la CDU/CSU.

Le Quai fait enfin un communiqué... mais personne n'y prête attention

La seule réserve exprimée par la France durant cette crise prend la forme d'un communiqué du porte-parole du Quai d'Orsay d'une vingtaine de lignes, daté du 19 avril 2002, en pleine campagne électorale. A ma connaissance, cette prise de position n'a été reprise par aucun journal français ou étranger. Cette déclaration est pourtant excellente. (NDLR: Le texte de ce communiqué du MAE est reproduit en bas de cette page, dans la rubrique Plus avec diploweb.com.) Elle remet les choses au point, dans la perspective de la construction européenne. Celle-ci est tournée vers l'avenir et non pas faite pour agiter les contentieux du passé. Les décrets Benes ayant été adoptés à une époque où les normes de l'Union européenne n'existaient pas, on ne peut pas mettre en œuvre un jugement rétrospectif sur ces mesures. Une déclaration courte mais censée, qui est malheureusement passée à la trappe, parce que la campagne électorale présidentielle accaparait les esprits. Nous étions alors à 48 heures du premier tour. Pour le ministre sortant, Hubert Védrine, c'était une manière de marquer qu'il avait bien noté l'existence d'un problème. Aucun journal français ou allemand n'a relevé ce communiqué.

Certains correspondants français n'ont pas été à la hauteur

Ce qui amène à constater que les journalistes français en poste en Allemagne fédérale ont très peu et très mal informé l'opinion publique française sur cette question. Ils ne connaissent pas le dossier. Etant basé en Allemagne, ils ont en gros reproduit ce qu'ils lisaient dans la presse allemande. Il n'y a pas eu de tentative d'aller plus au fond du dossier, ni même d'essayer de prendre en compte les deux points de vues. C'est très décevant. Le journal Le Monde a notamment publié un entretien avec Monsieur Posselt, le président de la Landsmaschaft où il se fait passer pour un homme sage, ardent constructeur de l'Europe, alors qu'il s'agit d'un des artisans les plus acharnés du problème. Puisqu'il fait partie de ceux qui ont introduit la résolution en question au Parlement européen. Puis il a utilisé cette résolution du Parlement européen comme source de légitimation pour une opération bilatérale.

Comment instrumenter le Parlement européen...

Cette affaire a été un exemple d'un usage peu flatteur du Parlement européen. A partir d'une résolution, on créé une Commission pour le dialogue entre le Parlement tchèque et le Parlement européen. La délégation du Parlement européen est composée de huit membres, présidée par une Autrichienne du parti de Wolfgang Schussel, deux vice-présidents - tous les deux Allemands. Et un de ces deux vice-présidents n’est autre que Berndt Posselt, qui est en même temps le Président de l'Association des Allemands des Sudètes! Posselt se rend une semaine à Prague pour ouvrir le bureau de son association. La semaine d'après, il revient à Prague sous le drapeau européen, comme membre de la Commission pour le dialogue entre le Parlement tchèque et le Parlement européen. Et il exige des Tchèques -  au nom de l'Europe -  qu'ils abrogent les décrets Benes! C'est ce que j'appelle l'usage et l'abus de la carte européenne pour le règlement d'une affaire bilatérale.

... et discréditer l'UE aux yeux des nouveaux membres

Tous les postes sont verrouillés par un certain nombre de gens qui sont à la fois juges et parties. le rapport de la Commission fait chaque année sur la République tchèque est  présenté devant le Parlement par un rapporteur allemand. Cela me paraît ahurissant d'avoir choisi une Autrichienne et deux Allemands pour présider la Commission du parlement européen chargée d'étudier cette question. Pourquoi ne pas avoir préféré un Finlandais, un Britannique et un Français ? Si on veut donner l'impression que l'Union européenne n'est que l'instrument de la puissance voisine que l'on craint, on ne pouvait pas s'y prendre autrement.

Je trouve cela préoccupant, parce qu'il n'y a pas de meilleure recette pour discréditer l'Union européenne aux yeux des pays candidats. Le Parlement européen a joué dans cette affaire un rôle imprudent de légitimation de contentieux bilatéraux.

Pour résumer : Il y aurait donc beaucoup dire sur les usages et les abus de la carte européenne dans cette affaire, mais le pire a été évité. Les relations se sont calmées, d'abord parce que les campagnes électorales sont terminées. Ensuite les nationalistes populistes ont été battus. Puisqu'il y aura intégration en 2004 des pays d'Europe centrale, cela créera un cadre nouveau pour la relation très déséquilibrée entre la République tchèque et la République fédérale d'Allemagne.

P.V. Comment la France a-t-elle agit durant cette crise ?

J.R. La France aurait pu être plus active dans cette affaire.

D'une part parce que son rapport avec l'Allemagne fait de la France un pays clé pour l'Union européenne. 

D'autre part parce que Paris aurait pu montrer aux Tchèques que la relation franco-allemande - dont on se méfie à Prague - peut avoir un effet positif pour les relations entre l'Allemagne et un pays candidat. Paris aurait pu intervenir davantage pour mettre en avant la philosophie du rapprochement franco-allemand dans la construction européenne, afin de le mettre à profit dans les relations entre l'Allemagne et les pays d'Europe centrale. En quelque sorte utiliser le "modèle franco-allemand" pour l'exporter à l'Est.

Occasion perdue

Ces circonstances auraient pu être une occasion de montrer que ce couple craint peut-être très utile pour les relations des pays candidats avec l'Allemagne. Par-là même, Paris aurait contribué à dissiper un certain nombre de craintes en Europe centrale et orientale par rapport au couple franco-allemand, perçu comme excessivement prépondérant voire « hégémonique »au sein de l’UE, dit-on parfois.

40e anniversaire du traité de l'Elysée. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Il est vrai que le 40 e anniversaire de l'Elysée, célébré en grande pompe, a tout fait pour entretenir cette image. Ces deux pays proposent de concert un texte pour la Constitution européenne, affichent une politique convergente dans la crise irakienne… ce qui nourrit l'idée qu'il existe au sein de l'UE un pôle qui propose et agit, ne laissant aux autres que la possibilité de s'aligner (ou de s’opposer) ensuite. Certes, il existe une relation héritée de l'après-guerre, qui semble aujourd'hui dépassée dans le contexte de l'Europe élargie. Certains y voient une menace inquiétante, comme une tentative d'imposer aux autres quelque chose dont ils ne veulent pas. Ces pays ne veulent pas d'un noyau européen imposant une vision beaucoup plus ambitieuse mais contraignante de l'Europe.

On le voit dans la crise irakienne de janvier à mars 2003. D'autant que l'axe Paris-Berlin s'étend jusqu'à Moscou… avec qui les pays d'Europe centrale et orientale ont une histoire chargée.

P.V.  Quel est l'effet produit par l'alliance franco-allemande avec la Russie ?

J.R. Aux réticences qu'inspirent d'emblée le couple franco-allemand dans les PECO - s'opposant aux Etats-Unis - viennent s'ajouter les réactions que suscite l'axe formé avec la Russie. Avec l’interrogation : s’agit d’une alliance de circonstances ou un remake de l’opposition entre les puissances continentales contre les puissances maritimes ? Il y a eu - à Paris – pendant la crise des déclarations des ministres des Affaires étrangères russe, allemand et français. Evidemment, vu de Pologne… cela ne passe pas. On y voit une nouvelle version de Rappalo. Cet axe inquiète et ne fait que renforcer leur orientation atlantiste. Ils se disent : "Si la vision franco-allemande est de s'opposer aux Etats-Unis et de se tourner vers la Russie, nous sommes entre les deux  ! Notre sécurité passe d'abord par l'alliance avec les Etats-Unis et par la garantie de l'OTAN. Si le prix politique à payer est de s'aligner sur la position américaine au sujet de l'Irak ou sur d'autres questions de ce genre, eh bien  ! nous sommes prêts à payer ce prix, même si les opinions publiques de nos pays manifestent des hésitations".

Voici pourquoi les pays d'Europe centrale se méfient du couple franco-allemand

Les PECO voient le couple franco-allemand de manière négative, parce qu'il représente actuellement une conception de l'Europe qui se pose en s'opposant. La vocation de l'Europe serait de s'opposer. Comme l'Union soviétique n'existe plus, alors il faut s'opposer aux Etats-Unis. Si c'est ça l'Union européenne, alors les nouveaux membres n'en veulent pas.

G. Schröder et J. Chirac. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, C. Stefan

Ils ont plutôt une vision de l'Occident, avec une composante américaine et une composante européenne. Elles peuvent avoir chacune leurs spécificités mais - fondamentalement - les valeurs sont les mêmes, de leur point de vue. Et les menaces sont les mêmes. Il faut donc à tout prix préserver les institutions communes comme l'Alliance atlantique. A la façon dont la France et l'Allemagne ont fait obstacle à une clause qui devait aider la Turquie au sein de l'OTAN en janvier, ils ont vu un manquement de solidarité élémentaire et une menace grave sur l'avenir de l'OTAN. Cette réaction est sans doute excessive, mais elle se comprend au vu de leurs antécédents historiques (des puissances européennes peu fiables…) Il faut voir d'où ils viennent.

La géopolitique, c'est aussi essayer de comprendre les représentations d'autrui

Ils ont été pendant près d'un demi-siècle inclus de force à l'empire soviétique dont les principaux contrepoids ont été les Etats-Unis et l'Alliance atlantique. De ce point de vue, ils considèrent qu'ils doivent leur liberté depuis la fin des années 1980 à l'existence de ce contrepoids américain face au totalitarisme soviétique. En outre, ils se méfient du discours pacifiste des Allemands comme des Français. "La guerre est toujours la pire des solutions" (Président J. Chirac, janvier 2003), c'est un slogan qui ne les convainc pas. Les PECO ne sont pas convaincus que la guerre est toujours la plus mauvaise des solutions. Les Tchèques ont vu à Munich, en septembre 1938, ce que ce genre de raisonnement pouvait amener: l'invasion par l'Allemagne nazie.

Chacun a ses traumatismes. Munich et la Guerre froide sont des traumatismes qui amènent les pays d'Europe centrale et orientale a avoir peu de sympathie pour le pacifisme qui se manifeste début 2003 en France et en Allemagne. De la même manière, ils ne comprennent pas l'anti-américanisme français. Même ceux qui sont opposés à l’intervention en Irak n’iront pas manifester contre « l’impérialisme américain », parce que cela rappelle de mauvais souvenirs.  Ils sont opposés à tout ce qui pourrait affaiblir ou réduire à néant l'Alliance atlantique.

P.V. Que répondent-ils quand on leur dit :"Vous comptez sur l'OTAN, alors que l'Union européenne construit la Politique Etrangère et de Sécurité Commune, c'est incohérent."

J.R. Ils répondent aussitôt : "La PESC, quelle PESC ? Elle a été annoncée depuis la signature du traité de Maastricht, en 1992, nous ne la voyons toujours pas en 2003. Nous y croirons quand nous la verrons! Pour l'instant, nous n'avons rien vu de tel. Nous n'avons pas vu de PESC dans les Balkans au moment des guerres dans l'ex-Yougoslavie durant la décennie 1990. Ce sont finalement deux interventions américaines, en Bosnie et au Kosovo qui ont mis un terme au conflit. Pour l'heure, la PESC reste une réalité virtuelle. De plus, la crise du premier trimestre 2003 n'oppose pas les pays candidats et les pays déjà membres, mais d'abord les pays membres entre eux. En effet, la fameuse Lettre des Huit a été signée (31 janvier 2003) par cinq membres de l'Union européenne. (Gde Bretagne, Espagne, Italie, Danemark,Portugal) "

Une conception de l'UE qui ne passe pas

Avant de s'en prendre aux pays candidats, comme le Président J. Chirac en février 2003, déclarant qu'ils sont des « mal élevés » qui ont "perdu une occasion de se taire", il faudrait d'abord que se taisent les dissensions entre pays membres. L'idée que l'Union européenne est dirigée par le couple franco-allemand et les autres pays n'ont qu'à "se taire", c'est une conception qui semble totalement inacceptable pour ces pays, mais aussi pour la majorité des membres actuels de l’UE.

A ce propos, il faut savoir que les propos de J. Chirac ont provoqué des dégâts énormes dans les pays d'Europe centrale et orientale. C'est une régression de dix ans pour l'influence française dans ces pays. La réaction a été la suivante :"Personne ne nous a parlé sur ce ton  depuis Léonid Brejnev", le dirigeant soviétique de 1964 à 1982! Personne ne peut dire à des pays qui viennent de reconquérir leur liberté :"Vous n'avez qu'à vous taire !" Ils aspirent à rentrer dans l'OTAN et dans l'Union européenne, mais ils ne veulent pas intégrer ces institutions démocratiques pour se taire. Surtout quand l'Union européenne est elle-même divisée, incapable de se mettre d'accord sur une politique étrangère et de sécurité véritablement commune. C'est la position franco-allemande qui est minoritaire au 1er trimestre 2003 dans l'UE. On peut le regretter, dire que les autres se trompent, mais il faut alors avoir une posture plus modeste et prendre son bâton de pèlerin pour aller convaincre ses partenaires par des arguments. Pas par des sommations.

Mars 2004: Colin Powell souhaite la bienvenue aux 7 nouveaux membres de l'OTAN. Crédits: OTAN

Des pays inquiets

Les pays d'Europe centrale et orientale restent encore mentalement marqués par la Guerre froide. Ils sont dans une autre temporalité que les pays déjà membres de l'UE. Pour nous, la Guerre froide est terminée depuis longtemps. Le fait que les Allemands  prennent pour la première fois aussi franchement position contre les Etats-Unis montre que pour eux, la Guerre froide est terminée. En revanche, elle est encore dans les têtes en Europe centrale et orientale, même si l'ennemi a changé. Certes, l'Union soviétique n'existe plus depuis 1991, mais il subsiste un point d'interrogation sur l'avenir de la Russie. En outre, il existe une nouvelle menace pour l'Occident : le terrorisme nourri par le radicalisme islamique. Ils ont donc une perception plus aiguë et plus inquiète de la sécurité. Ce qui les amène à s'aligner, peut-être parfois de façon un peu caricaturale, sur la position des Etats-Unis.

Approfondissement ou/et élargissement ?

Avant même cette crise, la France avait déjà une image peu positive dans les pays d'Europe centrale et orientale. Parce ce qu'elle passait - souvent avec juste raison - pour le pays membre le plus réticent à l'élargissement. Les Anglais ont été favorables à un élargissement rapide, parce qu'ils ne veulent pas d'une Europe forte. Paris préférait "l'approfondissement", pour éviter l'élargissement. L'Allemagne a eu une position intermédiaire : faire l'élargissement et l'approfondissement. Ce qui explique le traité de Maastricht (1992), le traité d'Amsterdam (1997) et le traité de Nice (2000).

Ce dernier a mis en place la Convention européenne, chargée de proposer de nouvelles institutions européennes à la fin du premier semestre 2003. C'est à dire avant l'intégration des nouveaux pays candidats, prévue pour le 1er mai 2004.

On a donc fait l'approfondissement avant l'élargissement, mais celui-ci se fait parce que les Allemands y voient une nécessité. Le chancelier Helmut Kohl avait déclaré à ce sujet : "L'Allemagne ne souhaite pas être la frontière orientale de l'Union européenne, ni de l'OTAN". L'Allemagne s'est donc engagée très tôt en faveur de l'élargissement, non seulement comme un devoir moral mais encore dans une perspective géopolitique. La France ayant finalement admis que l'élargissement n'était pas une option mais une nécessité, a accompagné l'élargissement en jouant la montre, avec des manœuvres dilatoires ou des promesses démagogiques. Qu'on se souvienne de J. Chirac promettant en 1996 et 1997 à Varsovie, à Prague, et Budapest :"Vous serez membres de l'Union européenne en l'an 2000 !" Ce sera, si il n’y a pas de retards dans les ratifications, en mai 2004. On pourra dire tout ce qu'on voudra sur l'élargissement, sauf que cela a été fait dans la précipitation. L'intégration des premiers pays candidats en 2004, cela fait 15 ans après la chute du Mur de Berlin ! Le Premier ministre britannique W. Churchill disait :"Une semaine, c'est long en politique", alors 15 ans...

P.V. Ces longues années de négociations entre l'UE et les PECO candidats laisseront-elles des traces dans les esprits ?

J.R. Oui, à deux titres. D'une part, l'UE n'a pas répondu à leur appel initial d'un arrimage rapide à l'Europe. Le fait qu'on ait choisi la méthode classique des élargissements précédents, notamment la reprise de l'acquis communautaire, a impliqué de prendre beaucoup de temps. Ce qui conduit à ne pas répondre à l'espoir immédiat qu'il y avait dans les esprits et au lien qu'il y avait au début des années 1990 entre la conquête de la démocratie et l'entrée dans l'Union européenne. On a donc perdu l'élan européen initial. En 2003, les acquis démocratiques sont empochés, et ils sont profondément séparés de l'idée communautaire. De celle-ci, il ne reste que les 80 000 pages de textes de l'acquis communautaire. Et ça, ce n'est pas une idée, c'est de la réglementation sur la taille des pots de confitures ou des bornes kilométriques… Difficile nourrir la fibre européenne des peuples avec de telles procédures et considérations ?  En confiant l'élargissement aux experts et aux technocrates, on a perdu en cours de route sa raison d’être et l'idéal politique. 

Tout se paie

L'UE a dit en quelque sorte: "l'élargissement c'est élargir nos normes et nos mécanismes de marché vers l'Est. Nous élargissons notre système". Il aurait été préférable de parler non pas d'élargissement mais de réunification de l'Europe. Notre approche a été : "Vous avalez l'acquis communautaire, quand vous serez prêts, vous revenez nous voir." La bonne approche aurait été un peu différente : en quoi les candidats peuvent-ils être un apport à l'UE ?  Quels sont les points forts sur lesquels nous pouvons construire ensemble ? Quels sont les points faibles qui exigeront de longues périodes de transition? Cette option n'a pas été retenue, et nous le payons.

Dans cet ensemble s'intègre la méconnaissance persistante de ces pays et un certain sentiment de suffisance : "Nous sommes les prospères. Vous pesez 5 % du PIB des Quinze." On n'a pas pensé qu'il fallait faire de vrais efforts pour apprendre à les connaître et les inclure davantage dans le processus d'élargissement.

Si c'était à refaire

Résultat, le dernier sommet de l'Union européenne précédant l'élargissement - à Copenhague en décembre 2002 - apparaît comme un sombre marchandage. Il a fait plus de tort à l'image de l'Europe élargie que toutes les craintes et critiques précédentes exprimées par les adversaires de l'élargissement. On s'aperçoit alors qu'on a parlé de tout, sauf de l'essentiel. C'est à dire :"que voulons nous faire ensemble ?". Bref, une vraie discussion politique.

Quand je jette un regard rétrospectif sur l'élargissement, je me dis, si c'était à refaire, il faudrait commencer par la politique. Malheureusement, cela n'a pas été fait et chacun a pu voir début 2003 que c'est maintenant la politique qui divise l'Union européenne au lieu de la rassembler. Nous avons des institutions, le marché … mais ce qui devait être le moment de l'unification de l'Europe est  celui de sa fracture profonde. Il ne s'agit pas d'une crise passagère mais d'une fracture profonde.

Les PECO seront peut-être les principales victimes de cet éclatement de l'Europe

L'ironie est peut-être que les pays candidats ne mesurent pas à quel point ils en sont partie prenante. La vrai fracture se fait à cause des Etats-Unis, pas à cause d'eux, mais ils sont partie prenante de cet éclatement de l'Europe. Et on peut penser qu'ils en seront à terme les principales victimes. Ce n'est pas forcément dans leur intérêt d'avoir une Union européenne faible et divisée.

Pour les pays d’Europe du Centre-Est, la crise du premier trimestre 2003 pourrait avoir deux résultats.

Premièrement, en affaiblissant le lien politique, ils ont pris le risque d'affaiblir la solidarité communautaire. Car le principe de la solidarité - dont les fonds structurels sont le symbole - résulte d'un lien politique.  La redistribution est dépendante d'un lien politique. Si ce lien n'existe plus, alors l'UE n'est plus qu'un grand marché. Dans ce cas il y aura moins de redistribution, et ils en seront les premières victimes.

Intégrés, oui mais à la périphérie ?

Deuxièmement, si l'UE est réduite à un grand marché sans volonté politique - ce que certains d'entre eux souhaitent probablement - cela n'empêchera peut-être pas un groupe de pays membres de vouloir aller plus loin. Et donc de créer ce noyau européen évoqué voici déjà dix ans par le document Schaubel-Lamers , dirigeants de la CDU, en 1994 , remis sur la table en l'an 2000 par J. Fischer (discours à l’Université Humboldt à Berlin) et Jacques Delors  et plus récemment la déclaration commune du commissaire Pascal Lamy et du commissaire Verbruegen (Libération 21 janvier 2003). Si un tel noyau européen devait se constituer au sein de l'UE, ils seraient évidemment les premiers à se sentir perdants ou exclus. Parce que non seulement il n'y aurait pas la solidarité et la redistribution attendues, mais ils ne feraient pas partie du noyau européen. Au moment de l'intégration, ils se retrouveraient à la périphérie du système, soit une position inconfortable, entre la Russie et le « noyau dur » de l'UE.

La formation de ce  « noyau européen » paraît au demeurant improbable : il supposerait une forte volonté politique (pas seulement un arrangement de circonstance) que l’on ne voit ni en Allemagne  ni en France. Quant à la perspective d’une défense européenne avec les Belges et sans les Britanniques, elle ne semble pas très crédible.

G. Schröder. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

P.V. Qu'entendez-vous par "les marchandages du Sommet de Copenhague ?"

J.R. Le problème remonte au budget européen adopté à Berlin en mars 1999. Dans cet "Agenda 2000", un montant a été prévu pour l'élargissement. J. Chirac et G. Schröder se sont mis d'accord au mois de septembre 2002 pour réduire cette somme, déjà limitée, d'un milliard d'euros. Il s'agit d'une démarche de gagne-petit croyant faire des économies, pour sauver la Politique Agricole Commune. J. Chirac sortait ainsi G. Schröder de son isolement après sa victoire aux élections sur l'anti-américanisme. Le chancelier était alors totalement isolé. Il tombe dans les bras du Président français, qui lui fait accepter le principe :"On ne touche pas à la PAC, jusqu'au prochain Budget et on essaie ensemble de rabioter sur le budget prévu pour l'élargissement". En décembre 2002, les pays candidats arrivent au sommet de Copenhague non seulement échaudés par une somme initiale qu'ils considéraient déjà comme insuffisante, mais scandalisés par cette réduction. Ils font alors un numéro de marchandage. Celui-ci n'aboutit pas à l'augmentation du volume global alloué à l'élargissement mais simplement à une réallocation des ressources. Au lieu que cela passe par des projets, ces sommes seront directement accessibles pour le Budget polonais. Ce qui est bien plus avantageux pour le gouvernement, mais peut être moins favorable aux réformes qui devraient être entreprises.  Sur le fond, il s'agit de la même somme, seule le mode de distribution change.

"On va à un sommet de l'UE pour se battre comme des chiffonniers"

Le plus pénible dans cette affaire, c'est qu'elle révèle combien les candidats - la Pologne en particulier - identifient l'UE essentiellement comme une instance économique et pas comme une instance politique. Et à quel point les candidats se sont appropriés ce qu'ils croient être la culture politique de l'Union européenne : "on va à un sommet pour se battre comme des chiffonniers, et on sort à 4 heures du matin en criant victoire!"

C'est manifestement ce qu'ils ont appris de la construction européenne, parce que nous leur offrons ce spectacle depuis des années… Ils se sont donc approprié cette idée : chacun se bat pour ses intérêts, puis tout le monde dit : "j'ai gagné !" Et ils ont suivi exactement ce mode opératoire. Ils n'ont rien obtenu en plus - si ce n'est l'accès direct à ces fonds - et le dirigeant polonais a pu rentrer à Varsovie en disant : "j'ai gagné !"

Un contraste saisissant

La grande perdante dans tout cela, c'était l'UE. Parce que l'idée européenne était totalement absente de ce sommet. Jamais on a vu de mariage plus triste que le sommet 2002 de Copenhague. Et le contraste est saisissant avec le sommet de l'OTAN à Prague, le 21  novembre 2002. Tous les chefs d'Etats présents étaient émus aux larmes, disaient : "c'est le moment le plus important de notre histoire, nous sommes unis par nos valeurs et notre projet commun!" Quelques semaines plus tard, le sommet de Copenhague peut se résumer ainsi : "On a gagné, l'aide est directement accessible au Budget polonais. Merci et au revoir !"

Cette dichotomie existe dans les perceptions des pays candidats, on ne peut pas le nier. La France leur a rappelé - peut-être maladroitement - que l'UE n'est pas seulement un tiroir-caisse, mais le mal était déjà fait.

Trop peu, trop tard

Le fait que l'UE ne soit pas une entité politique et n'a pas parlé politique aux candidats c'est d'abord et avant tout la faute des membres de l'UE. On a donné trop peu et trop tard. La part du Budget européen consacrée à l'élargissement est dérisoire. Et 15 ans c'est trop long.

La morale de cette histoire, c'est que le meilleur investissement que l'on aurait pu faire, c'est d'être beaucoup plus généreux dans les termes de l'élargissement, ce qui nous aurait été rendu au centuple par leur adhésion au projet européen. C'est toujours très mauvais de faire entrer quelqu'un dans un club en lui laissant entendre qu'il reste un membre de seconde classe. A tort ou à raison, les PECO ont l'impression d'être entrés dans l'UE à des conditions désavantageuses et humiliantes. Le résultat est là : peu de solidarité politique et ils applaudissent G. W. Bush.

Pour ne pas conclure sur une note aussi négative, j'ajouterais que je tiens ce propos au moment de la crise, à un moment de polarisation des positions.

D'abord, les PECO n'auraient jamais du être mis dans la situation d'avoir à choisir entre l'UE et l'OTAN. C'est aussi en partie la responsabilité de l'axe franco-allemand et des Etats-Unis que de les avoir placés devant ce choix. Des deux côtés de l'Atlantique, on les a sommés de choisir leur camp. Et quand ils l'ont fait, Paris les a engueulés.

Demain est un autre jour

Ensuite, ces pays sont moins monolithiques qu'il n'y paraît. On a parfois eu l'impression pendant la crise irakienne qu'après avoir été un bloc soviétique ils constituent un bloc américain. La réalité semble plus compliquée. La Pologne est en flèche, mais les autres pays paraissent plus modérés, voire plus divisés sur le plan interne. Et les opinions publiques en Europe centrale sont souvent hostiles à l'intervention américaine en Irak. Leur avenir n'est pas d'être le 51e Etat des Etats-Unis mais au sein de l'Union européenne, une fois la guerre terminée, ils seront amenés à considérer leur intérêt à long terme. Même si certains persistent dans une ligne très pro-américaine, d’autres comme la République tchèque ou la Hongrie et la Slovénie seront peut-être plus tournés vers l'Europe que vers l'Amérique.

Enfin, les positions évolueront dans le temps, en grande partie en fonction de ce que l'UE aura à proposer. Si l'Europe politique reste assommée, ils seront les premiers perdants. Si l'Europe se relève - ou si le noyau européen franco-allemand reste ouvert à d'autres pays - je ne vois pas pourquoi à terme certains pays d'Europe centrale ne pourraient pas s'y joindre. On aura en quelque sorte l'Europe que nous méritons.  

Jacques Rupnik, Directeur de recherches au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. rupnik@ceri-sciences-po.org

Entretien avec Pierre Verluise le 25 mars 2003.

Manuscrit clos le 5 juillet 2003.

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Date de la mise en ligne: septembre 2003

 

 

Plus avec www.diploweb.com

   

Commentaire de Jacques  Rupnik:  "Une déclaration courte mais censée, qui est malheureusement passée à la trappe, parce que la campagne électorale présidentielle accaparait les esprits. Nous étions alors à 48 heures du premier tour. Pour le ministre sortant, Hubert Védrine, c'était une manière de marquer qu'il avait bien noté l'existence d'un problème. Aucun journal français ou allemand n'a relevé ce communiqué."

 

Déclaration du porte-parole du ministère des Affaires étrangères (France) au sujet des décrets Benes, le 19 avril 2002.

"1. Les décrets Benes font partie d'un ensemble de décisions prises dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s'agit d'une période de l'histoire que la construction européenne s'est fixée pour objectif de dépasser.

2. Ces décrets, ainsi que les dispositions prises pour leur application, sont antérieurs au traité de Rome et, a fortiori, à la prochaine adhésion de la République tchèque à l'Union européenne. Dès lors, ils sont sans rapport et ne peuvent interférer avec la poursuite et l'aboutissement des négociations d'adhésion de ce pays.

3. La déclaration germano-tchèque signée en 1997 constitue dans ce contexte une démarche exemplaire, qui s'attache à dépasser les contentieux historiques pour se tourner vers l'avenir.

4. C'est dans le même esprit qu'est conçu le processus d'élargissement, dont l'objectif est précisément de consacrer, dans la paix et la stabilité, la réunification du continent européen.

Il va de soi que les pays candidats, en adhérant à l'Union européenne, se conforment à l'acquis communautaire."

   

 

 

 

Biographie de Jacques Rupnik, Directeur de recherches au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de la Fondation Nationale des Sciences Politiques

   

 

 

Histoire à la Sorbonne et science politique à l'Institut d’Etudes Politiques de Paris, MA en études soviétiques à l'université Harvard (1974), et doctorat en histoire des relations internationales à la Sorbonne (université Paris I). Chercheur associé au "Russian Research Center" à l'université Harvard (1974-1975), spécialiste de l'Europe de l'Est au BBC World Service (1977-1982) et professeur à l'Institut d’Etudes Politiques de Paris (1982-1996). Directeur exécutif de la Commission Internationale pour les Balkans à la "Carnegie Endowment for International Peace" (1995-1996). Professeur invité au Collège d’Europe à Bruges et un des directeurs de la revue trimestrielle Transeuropéennes. De 1990 à 1992, conseiller du Président tchèque Vaclav Havel.

Ouvrages

  • International Perspectives on the Balkans, Pearson Peacekeeping Centre, 2003.

  • The Road to the European Union: The Czech and Slovak Republics, (dir.), Manchester, Manchester University Press, 2003.

  • Kosovo Report. Conflict, International Response, Lessons Learned, (en collaboration. Rapport de la Commission internationale indépendante sur le Kosovo), Oxford, Oxford University Press, 2000.

  • Le printemps tchécoslovaque. 1968, (dir.), (préfacé par Vaclav Havel), Bruxelles, Complexe, 1999.

  • Unfinished Peace, (dir.), Washington, Carnegie Endowment, 1996.

  • Les Balkans, paysage après la bataille, (dir.), Bruxelles, Complexe, 1996.

  • Le déchirement des nations, (dir.), Paris, Le Seuil, 1995.

  • L'Union européenne : ouverture à l'Est ?, (avec Françoise de La Serre et Christian Lequesne), Paris, PUF, 1994.

  • L'autre Europe, crise et fin du communisme, Paris, Odile Jacob / Points Seuil, 1993.

  • De Sarajevo à Sarajevo : l'échec yougoslave, (dir.), Bruxelles, Complexe, 1992.

  • Le nouveau continent, (avec Dominique Moïsi), Paris, Calmann-Lévy, 1991.

  • L'Amérique dans les têtes, (avec Denis Lacorne et Marie-France Toinet), Paris, Hachette, 1986.

  • Totalitarismes, (avec Guy Hermet et Pierre Hassner), Paris, Economica, 1984.

  • Histoire du parti communiste tchécoslovaque, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1981.

Articles

  • "L'après-guerre dans les Balkans et la question du Kosovo", Cahiers de Chaillot, 50, octobre 2001.

  • "Yugoslavia after Milosevic", Survival, 43 (2), été 2001.

  • "La difficile réconciliation tchéco-allemande", (avec A. Bazin), Politique étrangère, 2, avril-juin 2001.

  • "The implications of the Czecho-Slovak Divorce for EU Enlargement", EUI Working Papers, European University Institute, RSC 2000/66, décembre 2000, 31 p.

  • "Kostunica's 'Gaullist' Gamble", East European Constitutional Review, 9 (4), automne 2000.

  • "Eastern Europe: The International Context", Journal of Democracy, 11 (2), avril 2000.

  • "L'héritage partagé du nationalisme serbe", Critique internationale, 4, été 1999.

  • "La démocratie consolidée", Projet, 258, été 1999.

  • "Kosovo : retour sur un conflit" (avec Jean-Louis Dufour), Revue internationale et stratégique, 33, printemps 1999.

  • "Que devient l'idée d'Europe ?", (avec Pierre Hassner), Esprit, 252, mai 1999.

  • "Un bilan du divorce tchéco-slovaque : transition démocratique et construction d'Etats-nations", Critique internationale, 2, hiver 1999.

  • "The postcommunist divide", Journal of Democracy, 10 (1), janvier 1999.

  • "1989-1999 : paysage après la bataille", Transeuropéennes, 16, 1999.

Recherches en cours

Nationalisme. Transition démocratique en Europe de l'Est et dans les Balkans.

 

Source: site du CERI, juillet 2003, avec l'autorisation de J. Rupnik..

   

 

 

 

   

 

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