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La "question allemande"

et la désintégration de l'empire soviétique est-européen,

par le Professeur Jean-François Soulet (Université Toulouse-Le Mirail)

 

Alors que le 1er mai 2004 a été marqué par l'intégration de trois anciennes Républiques soviétiques - baltes - à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord et à l'Union européenne, il importe de faire le point sur un tournant de cette révolution géopolitique: la fin de la division de l'Allemagne. Bibliographie en fin d'article. 

Biographie et bibliographie de l'auteur en bas de page.

Mots clés - key words: professeur jean-françois soulet, université toulouse le mirail, cahiers d'histoire immédiate n°15 printemps 1999, allemagne, la question allemande et la désintégration de l'empire soviétique, pacte germano-soviétique du 23 août 1939, seconde guerre mondiale 1939-1945, république fédérale d'allemagne, république démocratique d'allemagne, parti communiste, la répression de la révolte de ouvriers de berlin-est en juin 1953, la construction du mur de berlin en 1961, l'ostpolitik de la rfa,  9 novembre 1989 chute du mur de berlin, chute du rideau de fer, europe, fin de la division de l'europe, réunification de l'allemagne et de l'europe, relations est-ouest, staline, urss, europe centrale et orientale, europe de l'est, politique étrangère soviétique, pacte de varsovie, otan nato, michkaïl gorbatchev, kgb, cia, glasnost, perestroïka, maison commune européenne, convergence est-ouest, élargissement de l'otan, élargissement de l'union européenne.  

 

La présente mise au point a exclusivement pour objet de s’interroger sur le rôle joué par la « question allemande » dans le processus de désagrégation de l’Empire soviétique est-européen, de la Seconde guerre mondiale à 1989.

 Nous utilisons l’expression « question allemande » dans la même acception que « question d’Orient » ou « question tchèque » à la fin du XIXème et au début du XXème siècles. Pour nous, elle englobe l’ensemble des problèmes soulevés successivement par la défaite nazie, l’occupation et la division de l’Allemagne. Quant au second terme de notre problématique - « l’ Empire soviétique est-européen »- il recouvre la totalité des conquêtes, des annexions et des protectorats réalisés par Staline de 1940 à 1948, sur les marges occidentales de l’URSS et en Europe centrale.

 En  préalable, il est fondamental d’observer que l’édification de cet « empire »  stalinien européen, qui vola en éclats entre 1989 et 1991, se fait entièrement dans le contexte allemand. C’est en tant que partenaire de l’Allemagne, que Staline, par le protocole secret du Pacte germano-soviétique du 23 août 1939, dispose des mains libres pour annexer les Pays Baltes, la Pologne, l’Ukraine occidentale et la Bessarabie. C’est en tant qu’adversaire de l’Allemagne, qu’il obtient, dès les premières rencontres avec ses nouveaux alliés, la reconnaissance de ces annexions. C’est en tant que vainqueur de l’Allemagne, qu’il exige des réparations et occupe une grande partie des États de l’Est-européen, les uns (Tchécoslovaquie, Pologne...) pour les libérer, les autres (Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Allemagne...) pour les punir de leur collaboration avec les Nazis. Les maîtres du nouvel empire stalinien tentent, d’ailleurs, d’en tirer sa légitimité. La haine de l’Allemagne nazie, la volonté de la punir, la crainte d’une possible revanche de sa part comptent parmi les principaux ferments unitaires des populations du nouvel empire. Durant des décennies, Moscou fit tout pour entretenir la phobie d’un danger allemand. A l’inverse, Staline et ses successeurs s’employèrent, aussi, à faire du territoire allemand occupé par les Soviétiques, devenu la RDA en 1949, le symbole même des nouveaux pays socialistes est-européens, dans lesquels, grâce au communisme, tout risque de relance du fascisme était écarté, tandis que l’économie et la société atteignaient les plus hauts niveaux de prospérité. L’Allemagne, par le truchement de la RDA, fut très vite décrite comme le phare avancé de l’Empire, ou, si l’on préfère, comme sa vitrine. 

La « question allemande » demeura l’un des facteurs-clefs de la politique étrangère soviétique durant toute la période. Les positions -réelles ou supposées- des dirigeants à son sujet se révélèrent plus d’une fois déterminantes pour leur survie politique. En 1953, l’un des prétextes pour écarter Beria fut vraisemblablement qu’il passât pour favorable à une réunification de l’Allemagne. En 1964, parmi les griefs justifiant l’éviction de Khrouchtchev, figuraient les tractations qui s’étaient déroulées de 1962 à 1964, à l’initiative d’Adenauer, pour mettre au point une rencontre entre les deux chefs d’État. Une telle initiative se heurtait à la réticence d’une partie de l’équipe dirigeante (Brejnev, Souslov...) qui craignait que Khrouchtchev sacrifiât les intérêts de la RDA à une entente avec Bonn. En 1968, la décision d’intervention des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, destinée à mettre un terme à l’expérience Dubcek, fut, en partie, motivée par la volonté de la nouvelle équipe tchécoslovaque d’établir des relations avec la RFA; ce qui fut considéré comme éminemment dangereux par W.Ulbricht, dirigeant de la RDA. Ajoutons, enfin, que le sort de Gorbatchev se trouva, en grande partie, scellé, en URSS, par la chute du Mur de Berlin, qui acheva de le déconsidérer dans une large partie de l’opinion russe.

 

LA « QUESTION ALLEMANDE » A L’ORIGINE DIRECTE DES PREMIERS ÉBRANLEMENTS DE L’EMPIRE SOVIÉTIQUE EST-EUROPÉEN 

Plutôt que de revenir, dans le cadre de ce bref article, sur toutes les crises internationales suscitées par la « question allemande » à compter de 1946, nous avons préféré en choisir trois, pour montrer leurs types d’incidences sur le sort de l’empire stalinien est-européen. 

La destruction du mythe du « grand frère » : la répression de la révolte des ouvriers de Berlin-Est (juin 1953)

L’immense impact de la révolte ouvrière de Berlin-Est, en juin 1953, s’explique en partie par la situation particulière de la RDA par rapport aux autres États du bloc communiste européen.  Certes, tout n’y était pas original. L’installation du communisme y avait suivi le même processus que dans les autres pays d’Europe de l’Est : la libération par les armées soviétiques ; la reconstitution des partis non fascistes par des équipes parachutées de Moscou ; l’unification forcée du parti social démocrate et du parti communiste ; la prise finale de pouvoir par le PC... Par la suite, les modalités d’intégration et de soviétisation avaient été du même type que dans le reste du « bloc » : d’une part, un alignement complet sur le modèle soviétique (politiquement, économiquement et socialement) ; et d’autre part, une terreur qui avait frappé la grande majorité de la société civile (« ennemis de classe » -Koulaks, bourgeois- mais aussi le « petit peuple » paysan et ouvrier, soumis à des normes stakhanovistes). 

Toutefois, plusieurs caractères distinguaient la RDA des autres satellites. D’abord, bien entendu, l’étendue des ravages et destructions causées par la guerre. Comme le montre le fameux film de Rossellini, de nombreuses régions d’Allemagne n’étaient plus qu’un champ de ruines, avec des carcasses d’immeubles calcinés, et une population à la recherche de la nourriture quotidienne. En outre, l’hégémonie soviétique y était plus marquée et plus voyante que dans d’autres pays, en raison de la crainte d’un réveil du nazisme et, surtout, dans le contexte de « guerre froide », de la proximité des « impérialistes occidentaux ». Les troupes soviétiques y étaient denses. Mais l’occupation n’était pas que militaire. Après avoir transféré en URSS au moins 40% de l’industrie, les Soviétiques avaient transformé plus de 200 entreprises en Sociétés soviétiques par actions (SAG), dirigées par des Soviétiques. Ils contrôlaient ainsi directement, et à leur seul profit, une bonne partie des sources d’énergie et de l’industrie lourde. La création de la RDA, en 1949, n’avait conféré au nouvel État qu’une souveraineté fictive. 

Si, donc, la cause première de la grève des ouvriers du bâtiment de la Stalinallee, le 12 juin 1953, fut le relèvement général des normes de travail de 10% annoncé le 14 mai, bien d’autres raisons s’y ajoutèrent, et expliquent que les jours suivants, le mouvement fit, très vite, tache d’huile, atteignant 270 villes. Les programmes élaborés par les comités de grève, comme les slogans hurlés par les dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Berlin-Est, de Halle, Leipzig ou Merseburg étaient, à cet égard, sans équivoque. Le manque de liberté et la main mise soviétique apparaissaient insupportables. L’URSS ne se trompa d’ailleurs pas sur la gravité de la révolte et ses risques d’extension dans le reste de l’empire ; elle fit aussitôt intervenir très brutalement les forces de police et les chars. Le bilan exact reste inconnu : peut-être 500 morts et 25 000 déportations dans les goulags soviétiques. 

Ces tragiques événements révélèrent la fragilité de l’empire stalinien, construit, en grande partie, par la force et le mensonge. Ils suggérèrent que l’intégration des États n’était nullement acquise, puisque huit ans après la fin de la guerre, et malgré l’occupation militaire, une révolte de grande ampleur pouvait éclater et s’étendre en quelques jours. Ils prouvèrent que l’adhésion des populations aux régimes communistes était loin d’être aussi totale que l’indiquait la propagande : le Parti communiste était l’objet de vives critiques, et certains de ses dirigeants carrément haïs ; la classe qui était censée être le pilier des régimes communistes -la classe ouvrière- se révélait, en fait, le pilier de la contestation. Enfin, en s’apparentant aux soulèvements coloniaux ( « Nous ne sommes pas des esclaves ! » criaient les manifestants de la Stalinallee ), la révolte de Berlin-Est faisait voler en éclats le mythe d’une communauté de « pays frères ». L’URSS ne pouvait plus désormais être considérée comme un modèle et un « grand frère » mais comme un État hégémonique et exploiteur. L’indépendance des démocraties populaires de l’Est-européen devenait une fable. Pour maintenir l’empire stalinien, tous les moyens étaient bons, y compris les chars d’assaut. Dès juin 1953, s’annonçait clairement la future « doctrine Brejnev ». 

L’aveu de l’échec économique de l’empire : la construction du Mur de Berlin

L’une des ambitions avouées de la mise en place des régimes communistes dans la partie orientale de l’Europe était de revivifier les économies des six pays, grâce au recours aux principes marxistes et à l’exemple soviétique. La RDA se trouvait la pièce maîtresse de ce vaste projet. Dès juillet 1958, soit moins de dix ans après la création de celle-ci, le Congrès du Parti communiste proclamait fièrement que l’État communiste est-allemand rattraperait et dépasserait la RFA avant 1962. 

En réalité, l’économie est-allemande, qui avait du, comme les économies des autres pays est-européens s’aligner en tous points sur le modèle soviétique (collectivisation, nationalisation...) se heurtait aux mêmes difficultés : réticences paysannes à la collectivisation, faible productivité, dépendance de l’URSS (en 1964, 47% du commerce extérieur était réalisé avec celle-ci)... En outre, l’État est-allemand rencontrait des problèmes spécifiques dus à l’attrait croissant de ses citoyens pour la RFA voisine. Le niveau de vie y était nettement plus élevé, les libertés incontestablement mieux respectées. Aussi, de 1950 à 1961, 2 609 321 personnes avaient quitté la RDA pour se réfugier en RFA. Elles avaient pu le faire sans difficultés majeures puisque, jusqu’en août 1961, il suffisait de prendre à Berlin le métro ou le chemin de fer pour passer la frontière.  

Une telle hémorragie humaine de la population active est alors considérée par les dirigeants de RDA comme une véritable catastrophe. 49% des « fuyards » ont moins de 25 ans, et, pour la plupart, sont hautement qualifiés. Pour Walter Ulbricht, premier secrétaire du Parti communiste est-allemand, le pays est véritablement menacé d’effondrement, et avec lui, tout l’Empire soviétique européen. En mars 1961, il convainc ses partenaires du COMECON et l’URSS de la nécessité de prendre des mesures draconiennes pour arrêter définitivement les « activités subversives » en provenance de Berlin-Ouest. Et, dans la nuit du 17 au 18 août, commence la construction du fameux mur entre l’est et l’ouest de l’ancienne capitale allemande.  

A court et moyen terme, l’opération semble un succès pour la RDA et l’ensemble du bloc communiste. Les puissances occidentales réagissent avec passivité ; le flot des réfugiés se rendant de l’Est à l’Ouest se tarit. Mais, à long terme, la construction du Mur se révéla fort dommageable pour l’empire est-européen. Elle démontra, en effet, symboliquement, le fiasco économique par rapport au bloc occidental. Le bloc soviétique, qui se voulait un exemple de développement et de prospérité s’apparente désormais à une vaste prison dans laquelle les dirigeants sont obligés d’enfermer des citoyens qui n’ont qu’une idée : fuir ! Le Mur est un aveu d’échec et une humiliation pour toute l’Europe orientale. 

Pour nombre d’Allemands -de l’Est et de l’Ouest-, l’édification du Mur est, en plus, une provocation, un défi et un déchirement qui accentuent les ressentiments du partage. Paradoxalement, la construction du Mur relance dans les esprits, à l’Est comme à l’Ouest, l’idée de la réunification. Car le Mur -plus encore que le partage- crée une situation humiliante et intolérable pour la population allemande. Au total, loin de « fortifier » l’Empire soviétique est-européen, le Mur de Berlin a irrémédiablement sapé ses fondations. 

La remise en question de la cohésion et de la stabilité de l’empire : le soutien à l’Ostpolitik de la RFA

Ce n’est pas le lieu de rappeler comment, frappés par la passivité de leurs alliés occidentaux au moment de l’édification du Mur, les dirigeants de la RFA commencèrent à modifier leur stratégie à compter de 1964, et comment le SPD, grâce à sa victoire aux Législatives de septembre 1969, imposat sa doctrine du « changement par le rapprochement ». Pour Brandt, Bahr et leurs amis, il fallait, dans un premier temps, accepter le statu quo et nouer un maximum d’accords avec la RDA et les autres États est-européens; le changement (réunification) naîtrait, par la suite, de ce rapprochement. 

Longtemps réticente à toute idée de rapprochement avec la RFA, l’Union soviétique s’y rallia finalement, et fit tout pour la promouvoir. Ce faisant, l’équipe Brejnev souhaitait, à la fois : faire reconnaître les « conquêtes » staliniennes et les frontières de l’empire est-européen ; bénéficier, grâce à de nouveaux rapports avec la RFA, des techniques et des capitaux occidentaux ; freiner la ruineuse course aux armements. 

D’importants traités -entérinant les frontières d’après-guerre et maintenant le quadripartisme sur l’ensemble de Berlin-  furent donc signés : entre la RFA et l’URSS (traité de Moscou, août 1970), entre la RFA et la Pologne (traité de Varsovie, décembre 1970), entre la RFA et la Tchécoslovaquie (traité de Prague, décembre 1973) et entre les quatre puissances occupantes à Berlin, en septembre 1971. Par un traité fondamental (paraphé le 21 décembre 1972), les deux Allemagnes se reconnurent mutuellement comme des États égaux et souverains en droit, mais n’étant pas « étrangers » (Ausländer) acceptèrent que leurs rapports fussent réglés de manière particulière. Enfin, la Conférence d’Helsinki, acheva, en 1975, de donner à la nouvelle collaboration entre les deux Europes un cadre précis. 

A beaucoup, l’acceptation de l’Ostpolitik  apparut, alors, comme une habile manoeuvre de l’Union soviétique. Celle-ci, tout en se montrant désireuse de détente et de paix, était parvenue, en effet, à faire reconnaître par les Occidentaux les frontières de l’Empire stalinien est-européen. De plus, grâce à cette politique d’ouverture, elle allait voir augmenter notablement ses échanges économiques et ceux de ses satellites avec des États dotés de haute technologie. De 1972 à 1980, les seuls échanges inter-allemands devaient doubler en volume. Pour les adversaires occidentaux de l’Ostpolitik, tel le dissident soviétique V. Boukovski, les accords des années 70 auraient contribué à prolonger l’existence des régimes communistes d’Europe orientale d’une « bonne dizaine d’années ». 

En fait, avec le recul, l’Union soviétique paraît grosse perdante. La collaboration avec l’Occident s’est révélée un piège redoutable qui a notablement contribué à ébranler la cohésion -très fragile- du bloc communiste est-européen. Celui-ci avait été construit en opposition à l’Allemagne nazie, et sur l’idée -sans cesse martelée- qu’il était le plus sûr rempart contre l’Allemagne revancharde et ses alliés impérialistes. C’était, nous l’avons dit, le principal ciment de l’édifice. Or, dans le nouveau contexte de l’Ostpolitik, la République Fédérale d’Allemagne, reconnue officiellement, courtisée en raison de ses disponibilités financières et technologiques, devenait un partenaire. Elle ne pouvait plus faire peur, et l’Occident non plus. En revanche, l’intensification des échanges avec les États occidentaux allait faire ressortir leur avance, et, par comparaison, le retard des États du bloc oriental. Comme l’observe A-M Le Gloannec à propos des nouvelles relations inter-allemandes, « l’utopie épuisée, le socialisme se mesurait donc à la triste réalité. A l’aune de la consommation, de la diversité et des choix occidentaux, ouest-allemands, il s’avérait perdant ». La propagande communiste dénigrant systématiquement l’Occident aurait de moins en moins de prise. Au contraire, l’Occident allait davantage attirer les populations, et fasciner les jeunes. 

Fait plus grave encore, par les accords économiques et surtout, les prêts, les États est-européens seraient de plus en plus dépendants des capitaux et des marchés de l’Ouest. Ces échanges allaient, consciemment ou non, les intégrer dans une logique économique différente de celle du COMECON, et certains d’entre eux, comme la Pologne, dériveraient vite vers un endettement colossal nécessairement aliénant.  

Par ailleurs, l’Ostpolitik devait susciter une osmose croissante entre les deux Allemagnes, entraînant des interdépendances multiples et essentielles. Économiquement, nombre d’entreprises de l’Ouest recourent alors à la sous-traitance à l’Est. Principal fournisseur de ses produits de base, la RFA ne tarde pas à s’imposer comme le « vrai pays frère » de la RDA, un « pays frère » puissant et riche. Socialement, les deux sociétés civiles resserrent continûment leurs liens par des biais aussi divers que les Églises luthériennes (très proches l’une de l’autre) ou les mouvements collectifs à finalités écologique, pacifiste ou féministe. Grâce à l’intensification des visites légales (6 millions de passages d’Ouest en Est en 1970, 20 millions en 1982), les réseaux familiaux et amicaux peuvent se reconstituer. Culturellement, la porosité entre les deux Allemagnes est presque totale dans la décennie soixante-dix et quatre-vingt; elle s’exprime de mille façons : rencontres d’écrivains, colloques ... Pour le prix Nobel Heinrich Böll, il existe alors « une sorte de communion d’idées » entre les populations. Chaque jour à 20 heures, l’Allemagne est d’ores et déjà virtuellement réunifiée par le biais du journal télévisé des chaînes occidentales, captées partout en RDA (1). Des questions aussi vitales que celle de l’installation des euromissiles renforcent l’idée, chez les populations et certains dirigeants, de problèmes communs aux deux Allemagnes, qui pourraient aboutir à la mise en oeuvre d’une « sécurité commune ». On est, donc, désormais, loin, très loin, des discours manichéens et séparatistes du temps de la Guerre froide. 

Si ce graduel détachement d’un satellite-clef de l’empire soviétique est-européen en direction de l’un des principaux pôles du « bloc occidental » constitue, par sa nature et son intensité, un cas exceptionnel, il ne saurait masquer, durant la même époque, des mouvements de translation vers l’Ouest du même type -mais moins tangibles- affectant d’autres pays du « bloc communiste ». Jamais, par exemple, les échanges -économiques et culturels- ne furent aussi étroits entre l’Occident et la Pologne communiste, notamment avec la France, que durant la décennie soixante-dix. La Hongrie de Janos Kadar, dont la réforme économique est fortement inspirée par les lois du marché, est également très ouverte aux influences occidentales. Ce vent d’Ouest parvient même jusqu’à la Roumanie de Ceaucescu, dont la politique relativement indépendante par rapport à celle de Moscou, séduit les chefs d’État occidentaux.  

Autrement dit, si, à la stupéfaction générale d’une opinion occidentale mal informée ou désinformée, l’empire soviétique est-européen vole soudain en éclats, durant la période Gorbatchev, c’est qu’il était déjà dans un état de délitement avancé, notamment dans sa partie germano-polonaise. 

LA « QUESTION ALLEMANDE » FACTEUR MAJEUR DE L’IMPLOSION FINALE

Le projet européen de Gorbatchev

Pour donner une large assise au nouveau système international qu’il ambitionnait de mettre en place et dont il esquissa les grandes lignes dans son ouvrage Perestroïka. Nouvelle pensée sur notre pays et sur le monde, ainsi que dans son discours à l’ONU, en décembre 1988, Gorbatchev se convainquit très vite qu’il fallait d’abord l’appliquer au continent européen. Pour l’équipe gorbatchevienne, la régénération de l’URSS passait par sa réinsertion dans l’Europe. Dès sa première visite à l’étranger en tant que secrétaire général du PCUS, en octobre 1985, Gorbatchev utilise l’image -vite fameuse- de « maison commune » pour évoquer le nouveau système européen qu’il souhaite aider à mettre en place. Selon sa conception, les deux blocs idéologiques, qui se partageaient l’Europe, pouvaient se rapprocher dans trois domaines importants : le militaire, par une réduction des armements ; l’économique, grâce à des accords entre la Communauté Économique Européenne et le COMECON, et le socio-politique en faisant en sorte que l’Europe de l’Ouest humanise son capitalisme, et l’Europe de l’Est instille davantage de démocratie dans ses pratiques. L’idée d’un rapprochement graduel entre les deux Europes sur de telles bases devient presque une obsession dans le discours gorbatchevien des années 1987-1988. Toutefois, malgré des gages de bonne volonté donnés aux Occidentaux (signature du traité d’élimination des missiles nucléaires intermédiaires, réduction de 10% des effectifs de l’armée, et évacuation de divisions blindées stationnées en Europe de l’Est), et en dépit du bon accueil de François Mitterrand à l’initiative, le projet de Maison commune européenne marque le pas ; et, avec lui, la mise en place du nouveau système international. 

04.07.1989, M. Gorbatchev (URSS) et F. Mitterrand (France).

Crédits: ministère des Affaires étrangères

La recherche par Gorbatchev de nouveaux rapports inter-allemands

Au début de son mandat, la position de Gorbatchev sur le problème allemand est la même que celle de ses prédécesseurs immédiats et que celle des dirigeants de la RDA. Selon lui, le développement de deux États allemands distincts a mis un terme définitif à la question de la réunification. Il est impossible de revenir sur une réalité incontestable. Durant au moins deux ans, les relations entre Gorbatchev et Helmut Kohl sont, d’ailleurs, mauvaises, le second n’hésitant pas à comparer le premier à Goebbels. 

C’est seulement en 1988 que se produit un changement radical dans la position de Gorbatchev. Le soviétologue Jacques Levesque l’attribue en grande partie à l’influence d’un de ses conseillers en politique étrangère, Dachitchev, auteur, en novembre 1987, d’un rapport démontrant que le statu quo entre les Allemagnes était tout à fait contraire aux intérêts de l’URSS, et prônant une unification, sur la base de la neutralisation et de la sortie des blocs. 

Gorbatchev ne fera pas sienne la totalité de cette thèse et n’acceptera l’unification que contraint et forcé par les circonstances. Mais, il semble être persuadé, à compter de 1988, que la Maison commune européenne ne pourra pas s’édifier sans une certaine remise en cause du statu quo  allemand, qui passe par la signature d’accords entre les deux États, du même type que les accords européens entre les deux blocs. Mais, si Helmut Kohl se montre disposé à intensifier les liens avec la RDA, il en va tout autrement de son homologue, E. Honecker. Or, au nom du principe de non-ingérence dont il s’est fait le héraut, Gorbatchev refuse obstinément d’exercer des pressions sur les dirigeants est-allemands pour qu’ils procèdent à des réformes radicales, et qu’ils établissent de nouveaux rapports avec la RFA. Conscient du blocage et de la détérioration de la situation à l’Est, Helmut Kohl va alors tenter, très habilement, de tirer son épingle du jeu. 

La récupération de la situation par le Chancelier Kohl

Le Chancelier allemand, fort bien renseigné, à la fois, sur la montée du mécontentement dans l’opinion est-allemande face à l’immobilisme de la direction du Parti, et sur la progression des réformistes en Pologne et en Hongrie, paraît avoir pris conscience relativement tôt que, dans ce contexte, d’importantes mutations étaient possibles dans la « question allemande ». A partir de 1988, il s’emploie à se rapprocher de Gorbatchev. En visite à Moscou, en octobre, il octroie un crédit de trois milliards de marks à l’URSS. Durant le premier semestre 1989, il aligne ses points de vue sur ceux de Gorbatchev, aussi bien dans ses objections à la modernisation des missiles de très courte portée de l’OTAN, que dans son soutien au traité ABM. Il passe alors aux yeux de Gorbatchev comme le meilleur défenseur en Occident du projet de Maison européenne. En juin 1989, la RFA fait un triomphe au dirigeant soviétique, qui signe onze accords de coopération. La population ouest-allemande attend manifestement de lui une initiative sur les rapports inter-allemands. 

Simultanément, Helmut Kohl agit, avec discrétion, par des biais divers, pour favoriser le changement en RDA. Il prend, à cet égard, une initiative majeure en encourageant le gouvernement hongrois (lors d’une entrevue secrète avec le ministre des Affaires étrangères) à ouvrir la frontière aux Allemands de l’Est en septembre 1989. La RFA consent alors un crédit d’un milliard de marks à Budapest. 

Dès lors, tout va très vite en RDA. Quelques paroles de Gorbatchev, en visite à Berlin-Est, le 6 octobre, suffisent à désolidariser le Politburo est-allemand de son chef, qui démissionne le 17, remplacé par Egon Krenz. Celui-ci, en dépit de crédits d’urgence consentis par la RFA, ne parvient pas à maîtriser la situation ; les manifestations populaires vont croissant durant la seconde quinzaine d’octobre ; l’émigration vers l’Allemagne de l’Ouest par la Tchécoslovaquie, est massive. Le 9 novembre, le Parti communiste accepte des élections libres et autorise les voyages à l’étranger. Le 10 novembre, c’est l’ouverture du Mur... 

Aussitôt le Chancelier ouest-allemand s’engouffre dans la brèche, persuadé que, dans ce nouveau contexte, la réunification devient possible. Dès le 28 novembre, à la surprise générale, il présente devant le Bundestag un plan en dix points, prévoyant, après la mise en place d’une « communauté contractuelle » entre les deux États, la création d’une confédération, prélude à la réunification.  

Faisant face au mécontentement de Gorbatchev, aux critiques des partis d’opposition et aux réticences de ses alliés (notamment de la France), H. Kohl travaille durant l’année 1990 à imposer la réunification immédiate, avec le maintien de la nouvelle Allemagne dans l’OTAN. Consentant quelques concessions à l’URSS, et lui accordant, surtout, dès le premier semestre, une aide substantielle (100 000 tonnes de viande et un crédit de cinq milliards de marks), il parvient à ses fins. 

L’impact de la chute du Mur est considérable. L’événement achève d’ébranler l’empire stalinien, tant en Europe de l’Est qu’en Union soviétique même. A Prague, des manifestations populaires massives aboutissent en quelques jours (17-18 novembre 1989) à la « révolution de velours ». En Bulgarie, aussi, l’écroulement du Mur a des conséquences décisives. Les dirigeants communistes se convainquent définitivement que Gorbatchev ne les soutiendra pas face au mécontentement de la société civile. Dès le lendemain des événements de Berlin, Todor Jivkov doit accepter son remplacement par Petar Mladenov. En Union soviétique, les États baltes accentuent leur dissidence ; le 20 décembre, le Parti communiste de Lituanie annonce sa rupture avec le PCUS ; en mars et mai 1990, les trois États proclament leur indépendance. L’énorme lobby que constitue le Complexe Militaro-Industriel ne pardonne pas à Gorbatchev la désagrégation du bloc, et passe ouvertement dans l’opposition, rendant très précaire la position du dirigeant soviétique. 

Ainsi, comme par une espèce de retour de manivelle de l’Histoire, l’empire stalinien, engendré par la « question allemande », s’écroulait peu après la réunification allemande.

Professeur Jean-François Soulet

 

NDLR: Ce texte a été initialement publié in les Cahiers d'histoire immédiate, n°15, printemps 1999, pp. 259-274. Le Directeur du diploweb.com remercie les Cahiers d'histoire immédiate de l'autoriser à mettre en ligne ce document dans le cadre de sa politique de synergies entre la publication par internet et via le support papier.

Note:

(1) Alain Minc, Le syndrome finlandais, Seuil, 1986, pp. 148-149.

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

 

 TÉMOIGNAGES

·      Falin (Valentin) (ambassadeur soviétique en RFA, chef du Départ. international du CC du PCUS), Politische Erinnerungen (Mémoires politiques), Munich, Droemer Knaur, 1993.

·       Gorbatchev (M.), Mémoires  (publiés en Allemagne en 1995 -Wolf Jobst Siedler Verlag GmbH, Berlin- et en France en 1997 -éditions du Rocher).

·       H. Jürgen Küsters, Daniel Hofmann, Dokumente zur Deutschlandpolitik (Documents sur la politique allemande) (archives de la chancellerie fédérale 1989-1990) Oldenbourg, Munich, 1998, 1670 p.

·       Karl-Rudolf Korte, Histoire de l’unité allemande (2 volumes sur 4 ont paru en Allemagne -Deutsche Verlag Anstalt-Stuttgart- le premier sur « la politique allemande sous le chancelier Kohl, style de gouvernement et décisions 1982-1989 »; le second sur l’unification économique et monétaire)

·       Mitterrand (F.), De l’Allemagne, de la France, Paris, Odile Jacob, 1996, 247 p.

 

ÉTUDES

·       Fritsch-Bournazel (Renata), L’Union soviétique et les Allemagnes, Fond. Nat. Sc. Pol., 1979.

·       Fritsch-Bournazel (Renata), Les Allemands au coeur de l’Europe, Fondation pour les études de défense nationale, Paris, 1983.

·       Gati (Charles), The Bloc that Failed : Soviet-East European relations in Transition, Bloomington, Indiana Univers. Press, 1990.

·       Le Gloannec (Anne-Marie), « R.D.A. La révolution aux deux visages » in Kende (P.), Smolar (A.), La grande secousse. Europe de l’Est 1989-1990, Presses du CNRS, 1990, pp. 87-103.

·       Levesque (Jacques), 1989, La fin d’un empire. L’URSS et la libération de l’Europe de l’Est, Presses de Sciences Po, Paris, 1995.

·       Menudier (Henri), La Politique à l’est de la république fédérale d’Allemagne. L’Ostpolitik, Document. française, Paris, 1976.

·       Sodaro (Michael), Moscow, Germany and the West : From Khruschev to Gorbatchev, New York, Cornell Univers. Press, 1990.

 

NDLR: Ce texte a été initialement publié in les Cahiers d'histoire immédiate, n°15, printemps 1999, pp. 259-274. Le Directeur du diploweb.com remercie les Cahiers d'histoire immédiate de l'autoriser à mettre en ligne ce document.

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  Date de la mise en ligne: 24 avril 2004
     

Biographie du Professeur Jean-François Soulet

   
   

Agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Toulouse-Le Mirail (France).  

Spécialisé dans  l'histoire immédiate. A publié sur ce sujet :

-(avec Sylvaine Guinle-Lorinet)  un manuel méthodologique et pratique consacré à l'histoire mondiale des vingt dernières années (Précis d'histoire immédiate,  Coll. U, A.Colin, 1989);

-    aux Presses Universitaires de France, dans la collection Que-Sais-Je-? (n°2841), L'histoire immédiate., 1994;

-  (avec Sylvaine Guinle-Lorinet),  Le monde depuis la fin des années 1960, Coll. U, A Colin, 1998.

J-F Soulet dirige le Groupe de Recherche en Histoire Immédiate (GRHI), centre universitaire de recherche agréé par le Ministère de l'Education,  exclusivement consacré aux problèmes de l'histoire immédiate, qui publie une revue semestrielle, les Cahiers d'histoire immédiate.

 

Dans ce cadre, J-F Soulet s'est spécialement intéressé à l'évolution des pays communistes, notamment au développement des formes oppositionnelles à l'intérieur de la société civile. Il a publié :

-avec Jean Chiama- une Histoire de la dissidence. Oppositions et révoltes en URSS et dans les démocraties populaires, de la mort de Staline à nos jours (Le Seuil, 1982);

- La mort de Lénine. L'implosion des systèmes communistes (Armand Colin), 1991.

- Histoire comparée des États  communistes, de 1945 à nos jours (A. Colin, Coll. U. Histoire, 1996) (traduction en roumain, éditions Polirom, Iasi, 1998).

- L'Empire stalinien, l'URSS et les pays d'Europe de l'Est depuis 1945, (Livre de poche, LGF), 2000.

Jean-François Soulet dirige avec Jean-Paul Courbon, aux éditions L'Harmattan, la collection "Le monde en transition".

   
         

 

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