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www.diploweb.com Géopolitique de l'Europe centrale et orientale. La Roumanie de 1989 à 2003

1 ère partie - La "révolution" de 1989,

par Catherine Durandin, écrivain et historienne.

Entretien avec Pierre Verluise English version

 

Au vu de la recherche historique, les "évènements" de décembre 1989 en Roumanie sont à relire avec une grille intégrant la notion de complot, en partie extérieur. Si l'intervention du KGB soviétique ne fait pas de doute, il reste à préciser l'investissement occidental, notamment de la CIA et du Département d'Etat.

Biographie de l'auteur en bas de page

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  Pierre Verluise : Avec le recul, comment qualifier la fin du régime de N. Ceaucescu en Roumanie ?

Catherine Durandin : La "révolution" roumaine de décembre 1989 est plus que jamais l'objet d'interrogations. Les Roumains comme les chercheurs évoquent pudiquement les "évènements de décembre 1989". Ce qui est une manière de reconnaître que nous ne savons pas exactement où nous en sommes par rapport à la connaissance et à l'interprétation de ces journées, alors présentées, comme "révolutionnaires".

Un accord entre les Etats-Unis et l'Union soviétique ?

En 2002, la recherche ne dispose pas d'un accès aux archives soviétiques de l'époque. Il manque également - jusqu'à preuve du contraire - un accès complet aux archives des Etats-Unis, notamment celles de la Central Intelligence Agency (CIA), toujours pour cette période. Or, il semblerait qu'il y ait eu sinon une intervention directe des Etats-Unis, du moins un accord entre Washington et Moscou au sujet des évènements roumains.

En attendant l'ouverture des archives, des travaux de diverses tendances ont tenté des mises au point.. Un journaliste roumain, Radu Portocala, a publié dès 1990 "Autopsie du coup d'Etat roumain, " chez Calmann-Lévy. Il voit dans les évènements de décembre 1989 en Roumanie la main mise directe du KGB. R. Portocala évoque l'association d'une partie de l'armée roumaine, du KGB et d'un groupe d’acteurs autour de Ion Illiescu. Il y aurait eu, ces jours là, beaucoup de "touristes" soviétiques à Timisoara, ville proche de la frontière hongroise où a commencé la "révolution", les 16 et 17 décembre 1989. Même si cette thèse ne fait pas l'unanimité, il est certain que le KGB est présent en Roumanie à cette date.

M. Gorbatchev. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Une autre recherche a été publiée par un historien canadien , Jacques Levesque. Il a consacré un ouvrage à la fin de l'empire soviétique, publié aux Presses de Sciences Po , en 1995. Il a essayé de tirer au clair le rôle exact et la participation des soviétiques " gorbatcheviens " en Roumanie en 1989. Il n'a, finalement, obtenu aucune confirmation de la part des supposés acteurs soviétiques. Ses interlocuteurs se sont dérobés, déclarant qu'ils avaient donné un feu vert au renversement de Ceaucescu mais qu'ils n'étaient pas intervenus directement.

A l'école du léninisme

Depuis 1989, les Roumains s'interrogent de façon récurrente sur ce qui a pu donner naissance à leur post-communisme. En 2002, les conclusions se portent vers une thèse plurielle. Il y a certainement un feu vert de Moscou à une action d'une partie des services de renseignements roumains, la Securitate, et des militaires roumains - soutenus par le KGB - et d'un groupe d'hommes politiques roumains " gorbatcheviens " dont Ion Iliescu n'a pas été le plus courageux mais peut-être le plus efficace, par la suite. Ce sont d’anciens communistes, formés au léninisme. Ils se sont éloignés de Nicolae Ceaucescu dès les années 1970, essentiellement pour des raisons de besoin de rationalité économique. Certaines de ces personnalités reviennent en 2002, pour avoir remporté les élections de décembre 2000,  sur le devant de la scène politique roumaine. Il faudrait se demander pourquoi, ce retour des équipes de la fin des années 1980.

Curieux voyages, étranges rencontres...

Les plus âgés commencent à publier leurs mémoires. L'un d’entre eux est Silviu Brucan. Il avait choqué certains esprits en 1989, en déclarant qu'il faudrait vingt ans pour instaurer la démocratie en Roumanie. Ce qui semble aujourd'hui tout à fait pragmatique et réaliste. Dans ses derniers ouvrages, et dans un entretien, donné en mai 2002 à la revue "  22 ", il révèle qu'il a passé - en 1988 - six mois aux Etats-Unis, à Washington. Il était dans l’opposition à N. Ceausescu et a obtenu un visa pour les USA, ce qui est étrange…

Dès cette époque, S. Brucan a rencontré les responsables du bureau Europe orientale du Département d'Etat. En outre, il était ami de l'ambassadeur d'Union soviétique aux Etats-Unis, Anatoli Dobryinine… Cette relation l'a amené à rencontrer, à Moscou, venant de Washington, le Secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991).

Qui manipule qui ?

S. Brucan est également allé au Royaume-Uni, pour un rendez-vous à Londres, au ministère des Affaires étrangères, le Foreign Office. Puis, il s’est rendu en Autriche, pour s'exprimer à Vienne, devant les micros de Radio Free Europe, une radio anti-communiste contrôlée par les Etats-Unis. Enfin, il est revenu à Bucarest, et a retrouvé son domicile, sous la surveillance de la police politique roumaine, la Securitate ! Le scénario laisse rêveur. Pour qu'un homme, placé sous surveillance, puisse ainsi rencontrer des responsables occidentaux, il fallait que la Securitate soit noyautée par divers services de renseignements ? Si oui, lesquels et à quelle fin ? La Securitate, du moins, une partie de ses agents était en voie de trahir le régime.

S. Brucan est-il crédible ? Son témoignage rejoint en tout cas les affirmations de J. Levesque. En effet, le dirigeant soviétique aurait dit à S. Brucan : "L'Union soviétique est favorable au renversement de N. Ceausescu en Roumanie, mais il faut que le Parti communiste reste au pouvoir en Roumanie, autrement ce sera l'anarchie". D'une certaine manière, le vœu de M. Gorbatchev a été exaucé, puisque le Parti communiste "réformateur" est resté au pouvoir en Roumanie après 1989.

Piste de recherches

En 2002, les "évènements" de décembre 1989 en Roumanie sont donc à relire avec une grille, intégrant la notion de complot, en partie extérieur. Si l'intervention du KGB soviétique ne fait pas de doute, il reste à préciser l'investissement occidental, notamment de la CIA et du Département d'Etat. (Voir une carte de l'Europe géopolitique en 2002 - 362 ko)

En même temps, il ne faut pas faire de ces moments de décembre 1989 un simple complot.. Les lycéens et les jeunes étudiants se sont impliqués, eux, de manière totalement sincère et spontanée. Par exemple, dans leurs manifestations à Timisoara, Iassi, Bucarest. Les victimes des tirs sont, souvent, de jeunes enfants, parfois âgés de 13-14 ans. Ils sont descendus dans la rue et se sont comportés en héros devant les tanks.

P.V.: Peut-on imaginer au sujet de la Roumanie une forme de convergence d'intérêt et d'action entre les Etats-Unis et l'Union soviétique ?

C.D.: Il s'agit d'une hypothèse qui me paraît de plus en plus intéressante à considérer. M. Gorbatchev pouvait apparaître comme la personnalité qui amènerait une réforme ou une détente du côté soviétique et le ralentissement d'une forme de course aux armements que les Américains estimaient peut-être caduc à ce moment là, sous cette forme là. Il était sans doute le meilleur pion à faire bouger très vite. Parce que, d'un autre côté, les Etats-Unis ne le trouvaient pas crédible : ils le croyaient sincère dans sa volonté de réforme de l'Union soviétique dans une perspective léniniste, mais ils savaient aussi qu'il était extrêmement fragile, dans son propre pays .

Un coup de pouce

Je crois que les responsables américains ont poussé à une accélération des changements, que ce soit dans le processus de la réunification allemande ou dans les modalités de la mise à l'écart des vieux dirigeants communistes dans les ex-"démocraties" populaires d'Europe de l'Est. Vue de Washington, la mise à l'écart de N. Ceaucescu en Roumanie ne pouvait qu’ être jugée positivement. Je ne comprends pas autrement ces contacts, qui apparaissent de plus en plus nombreux, entre ces personnalités qui ont pris le pouvoir en Roumanie, en 1989 et pour les années qui suivent, après avoir entretenu un dialogue avec les Etats-Unis.

Les contacts perdurent

Il faut noter ces responsables politiques conservent aujourd'hui encore des relations privilégiées avec Washington, des relations à préciser. Mircea Pascu, Ministre de la Défense en 2002, était en 1988- 1989, "Resident Fellow"  pour "The Institute for East – West Security Studies " , selon sa biographie officielle. Mihai Botez, après avoir été stagiaire aux Etats-Unis au "Kennan Center" en 1987-1988, puis conférencier à l'Université de Berkeley, devient après 1990 ambassadeur roumain à l'Organisation des Nations Unies (ONU) puis à Washington…Ce réseau, ces contacts semblent, tout de même, assez surprenants.

La Présidence des Etats-Unis a vu, en 1989, le moment de jouer la carte M. Gorbatchev, l’opportunité de l'appuyer, de le soutenir, de le pousser. Ils l'ont poussé très clairement dans le processus de la chute du Mur de Berlin et de la réunification de l'Allemagne. Tous les documents disponibles le prouvent, par exemple les mémoires du Président G. Bush et les témoignages des proches conseillers du Président F. Mitterrand. La Présidence des Etats-Unis a poussé à la réunification allemande en essayant de contrôler amicalement M. Gorbatchev qui avait alors une bonne relation, un contact aisé, avec les dirigeants américains. Il y a eu, sinon une ingérence directe, du moins une tactique américaine dans la chute du régime de Ceausescu.

PV. : Au-delà de la Roumanie, comment comprendre la chute du Rideau de fer en 1989 ?

C.D.: Les Soviétiques n’ont pas su apprécier la situation. J'ai le sentiment que M. Gorbatchev et ses proches, comme Edouard Chevardnadze et Serguei Iakovlev pensaient véritablement que le système soviétique était réformable. Ils étaient en accord avec leur génération léniniste et technocrate. Tous piaffaient en attente d'atteindre le pouvoir de manière "progressiste". Les "gorbatcheviens" roumains de 1989, qui en 2002, sont encore au pouvoir sont des gens qui croyaient véritablement à une réforme possible à l'intérieur du système communiste. Ils n'ont pas mesuré les dégâts causés contre eux par l'idéologie des droits de l'homme depuis le sommet Helsinki (1975). Tout simplement, parce qu'ils ne croient pas à cette idéologie démocrate/libérale, donc ils n'en voient pas les méfaits à l’égard de leur propre idéologie. De même que les Occidentaux n'ont pas toujours compris l'idéologie communiste, n’en ont pas toujours apprécié la portée.

C'est une erreur de sous-estimer autrui

Je crois aussi que les Soviétiques ont sous-estimé l'intelligence de la diplomatie américaine. Sans caricaturer et sans aller jusqu’ à affirmer qu’une habitude se serait installée depuis Nikita Kroutchtchev, il y a une sous-estimation de l'adversaire. Nikita Kroutchtchev (1953-1964) a sous-estimé John Fitzgerald Kennedy (1960-1963).

M. Gorbatchev a sous-estimé les administrations américaines auxquelles il a été confronté, présidée par Ronald Reagan, puis par George Bush. C'est la deuxième mauvaise analyse qui conduit les Soviétiques à ne pas comprendre, en novembre-décembre 1989, l'extraordinaire travail du chancelier allemand Helmut Kohl (1982-1998) - soutenu totalement par Washington. A ce moment là, M. Gorbatchev a complètement perdu le contrôle de la situation. D'autant plus qu'il perdait, conjointement, sa crédibilité dans son pays, donc son potentiel de devenir le porte-parole de la grande Union soviétique messianique en transformation. Il n'a pas mesuré la puissance de l'idéologie occidentale des droits de l'homme, l'intelligence de la diplomatie américaine. Il s'est mépris sur les intentions véritables de l'"ostpolitik" allemande et sur les intentions véritables du Président G. Bush. Celui-ci visait l'Allemagne réunifiée, au sein de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), et non pas l'Europe de la Maison commune. Il y a donc eu à Moscou une mauvaise estimation des potentiels en jeu à ce moment précis. Finalement, à malin, malin et demi. partie suivante >

Catherine Durandin

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Cette étude "La Roumanie de 1989 à 2003", par Catherine Durandin, compte quatre parties.

L'adresse url de cette page est : http://www.diploweb.com/p5duraca1.htm

La deuxième partie de ce texte, "La Roumanie de 1990 à 2001", se trouve à l'adresse http://www.diploweb.com/p5duraca2.htm

La troisième partie de ce texte, "La Roumanie et l'OTAN", se trouve à l'adresse url http://www.diploweb.com/p5duraca3.htm

La quatrième partie de ce texte, "La Roumanie et l'UE", se trouve à l'adresse url http://www.diploweb.com/p5duraca4.htm

  Date de la mise en ligne: septembre 2002
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Biographie de Catherine Durandin, écrivain et historienne

   
    Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Agrégée d’Histoire, Docteur es Lettres. Diplômée de roumain, INALCO. Auditrice IHEDN, 37 éme session.

Parcours

Sa carrière se déroule notamment à l’université d’Amiens, en histoire contemporaine et à Paris à l’INALCO, avec la responsabilité des études roumaines et d'un enseignement suivi en DESS de relations internationales. (Etudes HEI de l’INALCO).

Son parcours croise la réflexion sur le communisme et le nationalisme ( études roumaines) et les confrontations idéologiques de la guerre froide et post guerre froide. Catherine Durandin développe une interrogation sur l’histoire comparée des sociétés, avec une recherche orientée sur l’histoire des élites en France et en Europe Centre Orientale.

Elle a réalisé des missions de recherche en Roumanie sous l’égide du Ministère des Affaires Etrangères, aux Etats –Unis au Kennan Center, à l'Université de Urbana/Champaign et à l'Ecole Française de Rome.

Publications

Catherine Durandin a publié plus de 40 articles, notamment dans la revue Défense Nationale, Esprit, Historiens et Géographes, XX ème siècle, Politique Etrangère, Revue des Deux Mondes, sur le site géopolitique www.diploweb.com etc… en anglais ( War and Society), français, hongrois, polonais et roumain.

Plusieurs ouvrages, essais historiques et fiction.

. "Ceausescu, vérités et mensonges d’un roi communiste", éd. Albin Michel, 1990.

. "Histoire de la nation roumaine", éd. Complexe, 1994.

. "Histoire des Roumains", éd. Fayard, 1995 (traduction en roumain et hongrois).

. "Roumanie, le Piège ?", éd. J.Hesse, 2000.

. "Bucarest, Promenades et Mémoires", éd. J.Hesse 2000

. "La France contre l’Amérique", éd. PUF 1993.

."Nixon, le Président maudit", éd. Grancher 2001.

. "La CIA en guerre", éd. Grancher 2002

Fiction

. "Une mort roumaine", éd. Guy Epaud 1988, traduction roumaine

. "La Trahison", éd. L’Aube 1996, traduction roumaine.

. "Le Bel Eté des Camarades", éd. Michalon 1999.

   
         

 

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