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L'Union européenne et son avenir "baroque".  

Par Jacques Andréani, ambassadeur de France   

 

Pour longtemps, la gestion de la politique étrangère par l’Union et ses États membres ne sera pas exempte de bizarreries. Il faut les accepter. Des groupes fonctionneront sans mandat explicite. Des objectifs et des stratégies seront annoncées sans qu’elles puissent avoir prise sur les événements. De prétendues « actions communes » n’existeront que sur le papier. On trichera inévitablement avec la pureté de la solidarité communautaire. Des gouvernements nationaux prendront langue directement avec Washington, Moscou et autres capitales. On espère seulement que graduellement, avec le temps, les domaines sur lesquels existera une vraie politique commune tendront à se multiplier.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente  sur Internet un article de Jacques Andréani, publié dans le numéro de mars 2007 de la revue Défense nationale et sécurité collective. Nous vous invitons à visiter son site à l’adresse http://www.defnat.com 

Biographie de l'auteur en bas de page.

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Le référendum de 2005 est-il un coup d’arrêt temporaire ou le point de retournement du processus historique qui se déroule depuis 1950 ? On ne peut se résoudre à adopter la seconde hypothèse. À cet égard, le précédent du rejet de la CED est un encouragement, puisque le processus a ensuite repris. Mais il faudra se donner du mal. Est-on réaliste si l’on se satisfait, comme le font à l’heure actuelle beaucoup de responsables politiques, de l’idée qu’en vertu de l’irrationnel calendrier des présidences tournantes, la présidence française de 2009, dûment préparée par d’autres, notamment par l’allemande, arrangera miraculeusement les choses, et cela, comme par enchantement, au moment même où sera élu un nouveau Parlement européen ? Ce beau scénario n’est pas impossible, mais il est loin d’être certain.

 

L’échec

L’échec du projet constitutionnel n’est pas un phénomène contingent. Il a des causes, qu’il vaudrait mieux méditer. Il y a d’abord le multiple effet négatif des élargissements, qui, à mesure qu’ils se sont succédé, ont mis en évidence l’insuffisance des financements communautaires que les États membres refusaient d’accroître, ont entamé la crédibilité du projet d’intégration et ont généré mille fantasmes. Il y a le phénomène difficile à comprendre, mais réel, d’une « fatigue de l’euro ». Depuis 2001, à l’exaspération contre la bureaucratie, à la revendication jamais satisfaite de « subsidiarité », aux angoisses sur l’élargissement, les optimistes répondaient : « Il y a l’euro », et de fait la création de la monnaie unique a été un formidable bond en avant. Mais dès les urnes rangées en mai 2005, est née une campagne contre l’euro qui bat son plein aujourd’hui et la presse, qu’il s’agisse des journaux d’information ou des publications économiques, avec les anglaises en tête, y contribue complaisamment : vie chère, chômage, stagnation des exportations, l’euro est coupable de tout. Et même des politiciens modérés des deux bords reprochent à la Banque centrale européenne une politique monétaire défavorable à la croissance.

Le rejet de 2005, on doit en saisir toute la portée. C’est d’abord le refus névrosé par les Français d’une œuvre que leur pays a inspirée plus qu’un autre et qui lui a profité plus qu’à aucun autre. Plus généralement, ce « non » relève d’une interrogation angoissée sur le monde contemporain. Et la crise de l’Europe est liée à la crise de la décision politique dans les démocraties. Lorsque les chauvins se lamentent de ce que l’Europe grignote la souveraineté de la nation, ne voient-ils pas que cette souveraineté se perd tous les jours lorsque le pouvoir démocratique recule devant la rue, lorsque toute réforme est mise en cause au nom du droit à la protestation des minorités ou d’autres catégories, lorsque la concertation se transforme de facto en co-décision au bénéfice des représentants non élus d’intérêts ou de principes, lorsque les fonctionnaires exercent sur les décisions du Parlement un droit de veto passif en s’abstenant de rédiger les décrets d’application des lois qui ne leur conviennent pas ? Ainsi la lourdeur de Bruxelles ne fait qu’aggraver une maladie paralysante du pouvoir démocratique qui touche toutes nos nations, ainsi d’ailleurs que d’autres dans le monde. Le manque de coordination à l’intérieur de la Commission, dont tous se plaignent, ne fait que reproduire à l’échelon européen la détérioration du pouvoir d’arbitrage détenu dans chaque État par le chef de l’exécutif. Ainsi bien des dysfonctionnements européens sont le reflet de dysfonctionnements nationaux, et en remédiant à ceux-ci, on contribuerait à éliminer ceux-là. Pour renforcer l’Europe, il faut renforcer les pouvoirs nationaux. En attendant, hommes politiques nationaux, eurocrates, les uns et les autres souffrent de la même désaffection ; avec cette différence que les responsables nationaux sont connus et les hommes de Bruxelles largement anonymes : moins d’opprobre, mais aucune possibilité de se faire entendre. Et lorsqu’ils sont mis en cause, ce ne sont pas les présidents et les ministres des États membres qui s’exposeront pour les défendre.

 

Que la France ait une grande part de responsabilité dans le marasme européen actuel est à la fois indiscutable et humiliant. Mais la baisse de l’engagement européen des dirigeants, leur paresse à informer le public sur les réalisations des institutions communes, leur mépris affiché pour les commissaires européens qu’ils choisissent pourtant eux-mêmes, la facilité avec laquelle ils utilisent l’Europe comme bouc émissaire, ces phénomènes se constatent dans une grande partie des pays membres. L’euroscepticisme est partout en hausse. Devant le corps électoral britannique, un attachement même modéré à la construction européenne est une tare. Entre certains des leaders politiques nationaux fait rage une concurrence au vedettariat médiatique dans laquelle des positions constructives sur l’Europe représentent un moins plutôt qu’un plus.

 

Il faut espérer que l’importance de tout ce qui a été réalisé depuis le 8 mai 1950 est demeurée suffisamment gravée dans les esprits pour que la tentation de retour en arrière reste limitée. Toutefois, le projet européen risquerait de s’enliser gravement et durablement si l’inaction actuelle se prolongeait quelques années de plus. Mai 2005 n’était peut-être pas pour l’aventure européenne le point de non-retour ; mais celui-ci n’est peut-être pas très éloigné.

 

Demande d’Europe

 

Pourtant il existe en France et ailleurs une « demande d’Europe ». La désaffection pour l’Union ne signifie nullement que l’idée européenne soit rejetée. 

Il faut bien comprendre la nature de cette demande. Elle ne porte pas sur la minutieuse et utile tâche de production de normes à laquelle se livre la Commission, dans le but de garantir l’exercice de la concurrence et la transparence du marché. En France, et sans doute dans d’autres pays, ce dont beaucoup s’indignent, c’est la réalisation insuffisante des projets dont doit dépendre la croissance future – en premier lieu la « stratégie de Lisbonne ». C’est aussi l’absence de l’Europe des grandes délibérations mondiales, le flou de sa doctrine, réduite souvent à de pieuses affirmations de principe. C’est le fait que, de plus en plus, les choses se passent sans elle, même là où elle est proche et où ses intérêts sont importants : la Méditerranée, le Proche Orient. Les mêmes citoyens français qui critiquent les « bureaucrates de Bruxelles » déplorent que la voix des Européens ne soit que faiblement entendue dans les débats internationaux. Ils souhaitent aussi que l’Europe leur apporte un surcroît de sécurité.

 

On a donc une étrange combinaison : désaffection, voire exaspération, par rapport à ce que font les institutions européennes, c’est-à-dire un « micro-management » de la vie quotidienne des citoyens, et désir d’Europe portant sur ce qu’elles ne font pas : prendre en mains la question des bases de la compétitivité et de la croissance, traiter les problèmes de sécurité et contribuer au nom des Européens à des solutions de paix et de développement dans le monde. La demande de sécurité est particulièrement forte chez les Européens de l’Est, qui la dirigent davantage vers l’Otan que vers l’Union européenne, mais comment celle-ci pourrait-elle l’ignorer ?

 

Toute tentative de nouvel essor se heurtera à deux obstacles de taille. L’un tient à l’indiscutable hétérogénéité résultant des élargissements. Le deuxième est d’ordre institutionnel. On peut surmonter le premier de ces obstacles en recourant aux « coopérations renforcées », concept qui a été inventé, précisément, pour éviter la paralysie qui résulterait de l’inappétence de certains États membres pour des politiques fortement voulues par les autres. C’est difficile, mais on sait le faire. Il est concevable, par exemple, d’appliquer cette formule à certains aspects de l’agenda de Lisbonne. Pour l’essentiel, le problème est budgétaire, ce qui veut dire politique. Il faut accepter une Europe plus dépensière lorsqu’il s’agit de sujets aussi importants que la recherche scientifique, les infrastructures de communication, l’introduction dans la production des avancées de la science, la formation supérieure. Il faut mener, à bon escient bien sûr, une lutte contre la pingrerie naturelle des administrations nationales dès lors qu’il s’agit de projets dépassant le cadre des frontières. Un pouvoir national fort peut le faire. Du point de vue français, il faut s’attendre à ce qu’une position allante sur les dépenses dont on attend le plus pour la compétitivité globale de l’Union nous expose à des offensives énergiques en faveur de réductions supplémentaires des dépenses agricoles. Dans des limites, ce prix vaut d’être payé.

Si les coopérations spécifiques se multiplient, on aura une Europe biscornue, dont la géométrie sera difficile à comprendre, mais somme toute viable.

 
 
Quelle politique commune ?

En revanche, ce n’est pas ainsi que l’on créera une politique extérieure commune. Lorsqu’il s’agira de remplacer le texte qui a été repoussé en 2005, il est peu probable qu’en matière de politique extérieure on parvienne à se mettre d’accord sur des progrès fondamentaux par rapport à ce qui est la règle actuelle, à savoir qu’à l’exception de mesures d’application de portée limitée, les décisions dans le domaine de la Pesc sont prises à l’unanimité. Les gouvernements, en instituant la Pesc, se sont arrangés pour lui donner des procédures complexes et des moyens faibles, de telle sorte que cette création ne puisse porter ombrage aux diplomaties nationales. Rien ne permet de penser que les mêmes États agiront différemment dans l’avenir proche. D’autre part la politique extérieure est le seul chapitre dans lequel il ne saurait y avoir de « coopérations renforcées », à l’exception de ce qui concerne la défense, parce que c’est un domaine essentiel, dont personne ne voudra s’exclure. Il faut bien en conclure que la situation actuelle, en gros, risque de perdurer. Il faudra s’en accommoder. On aura donc dualité entre une politique commune et des politiques nationales. La première existe vraiment et domine effectivement sur des sujets proches des intérêts économiques qui font l’objet de décisions communautaires (sujets liés à l’environnement par exemple) ou des questions de caractère juridique ou encore des questions de société qui ne comportent pas d’enjeux immédiats et tangibles. Dans ces domaines, l’image de l’Europe est bonne et souvent le consensus mondial se fait sur des points de vue assez proches des positions communes arrêtées entre les pays de l’Union.  

En revanche, s’agissant des questions qui engagent des intérêts de sécurité, notamment celles qui ont trait aux crises régionales, on continuera à rencontrer la coexistence de positions communes mal définies et de politiques nationales nullement accordées avec les partenaires. Il existe aussi des cas dans laquelle il est admis par tous, non sans bien des soupirs et des regrets, que quelques pays membres, plus au fait du sujet traité que d’autres, négocient sur la base d’intérêts accordés et déterminés dans leurs grandes lignes. C’est la méthode des « groupes de contact », jadis utilisée pour les affaires de Bosnie, et qui aujourd’hui groupe la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne à propos du programme nucléaire iranien. Grâce à cette formule, l’Europe existe sur un sujet capital pour la sécurité de tous, y compris la sienne. 

Que faire dans cette situation compliquée pour éviter les contradictions et les incohérences ? On aimerait que l’on évite le plus possible les faux-semblants, si l’on ne peut totalement les éliminer. Il serait bon que les Européens cessent de se vanter d’avoir une politique extérieure commune alors que les cas dans lesquels cette politique existe effectivement ne sont que des exceptions. De même on peut se demander s’il est bien utile que l’Union envoie dans le monde des représentants, hauts ou non, pour parler de sujets à propos desquels il est manifeste que les États membres ne sont aucunement d’accord entre eux. Supposons que les Européens arrêtent de participer aux travaux du quatuor — appelé on ne sait pourquoi « quartet » — sur le conflit israélo-palestinien. Une telle décision choquerait ceux qui déplorent l’absence de l’Europe. Mais à quoi sert la présence de l’Europe dans le « quartet » ou quatuor, sinon à travailler sur la base d’une « feuille de route » qui est en retrait sur ce que les pays occidentaux, y compris les États-Unis de l’époque de Bush père et de Clinton, avaient avalisé, qui, en plus fait l’objet d’un quasi-veto permanent d’Israël, et sur laquelle, en réalité, les gouvernements des pays de l’UE ne sont pas réellement d’accord ? N’est-il pas vrai qu’une telle présence collective des Européens est plus nuisible qu’utile à ce que pourrait être la capacité de certains d’entre eux à influer sur les événements à partir de positions qui leur seraient propres ?  

Tout cela revient à dire que, pour longtemps, la gestion de la politique étrangère par l’Union et ses États membres ne sera pas exempte de bizarreries. Il faut les accepter. Des groupes fonctionneront sans mandat explicite. Des objectifs et des stratégies seront annoncées sans qu’elles puissent avoir prise sur les événements. De prétendues « actions communes » n’existeront que sur le papier. On trichera inévitablement avec la pureté de la solidarité communautaire. Des gouvernements nationaux prendront langue directement avec Washington, Moscou et autres capitales. On espère seulement que graduellement, avec le temps, les domaines sur lesquels existera une vraie politique commune tendront à se multiplier. Comme en même temps l’architecture globale de l’Union élargie ne manquera pas de s’orner d’appendices et de boursouflures supplémentaires, on n’a pas tort de prévoir que le monument, tel qu’il se développera dans la période à venir, sera « baroque » ; mais l’esthétique compte moins que le fond.

 

Europe puissance ?

Est-il utile que, faute de décrire avec précision la nature politique et juridique exacte qui sera dans l’avenir elle de l’Union européenne, nous cherchions à proclamer quel devra être idéalement son rapport avec les autres acteurs de la politique mondiale ? On rencontre sur ce chemin l’une de nos plus constantes, et, dira-t-on, plus futiles, disputes avec les États-Unis. Puisque les Américains, qui ont inventé le concept de « monde multipolaire » à l’époque de Nixon, considèrent aujourd’hui, pour des raisons difficiles à comprendre, que nous les agressons chaque fois que nous utilisons cette expression, il est sage de s’incliner et de s’en abstenir. Une notion parfaitement abstraite et dépourvue de toute application tangible ne vaut pas une guerre. Par ailleurs, nous pêchons par manque de réalisme quand nous affirmons qu’en construisant l’Europe, nous voulons « équilibrer la puissance américaine ». Pourquoi ne pas dire tout simplement, dans la bonne tradition de la quatrième et de la cinquième républiques, que nous souhaitons que l’Union européenne se bâtisse comme un allié des États-Unis ? Un allié indépendant, cela va de soi. Si l’Union parvient un jour à se doter d’une politique extérieure commune digne de ce nom, sa première action devrait être de proposer aux États-Unis de conclure avec eux une alliance en bonne et due forme. Une alliance bilatérale, qui remplacerait celle qui unit aujourd’hui une « hyperpuissance » avec plus de vingt États moyens ou petits.  

Une telle alliance ne serait pas « baroque ». Elle serait claire et compréhensible pour tous.  

Nous n’en sommes pas arrivés là. Au stade actuel, nous sommes encore en plein « baroque ». Et nous y resterons encore longtemps. L’essentiel est que la volonté de persister dans le projet subsiste. Et, on ajoutera, que cette volonté de persister ne soit pas inhibée par le désir de donner prématurément une définition trop précise du système auquel on finira, nous l’espérons, par aboutir.

Jacques Andréani, ambassadeur de France

NDLR: Cet article de Jacques Andréani, a été initialement publié dans le numéro de mars 2007 de la revue Défense nationale et sécurité collective. Nous vous invitons à visiter son site à l’adresse http://www.defnat.com 

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Date de la mise en ligne: mars 2007

 

 

 

Biographie de Jacques Andréani, ambassadeur de France

   

 

 

Jacques Andréani a notamment été ambassadeur de France au Etats-Unis, de 1989 à 1995.

Il est l’auteur de « L’Amérique et nous », éd. O. Jacob, 2000 ; et de « Le Piège. Helsinki et la chute du communisme », O. Jacob, 2005.  

 

 

 

 

 

   

 

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