Maitre de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), Isabelle Facon est spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Propos recueillis par Pierre Verluise, Docteur en géopolitique et fondateur du Diploweb.com. Images, son et montage : Fabien Herbert. Résumé : Estelle Ménard, stagiaire au Diploweb.com.
Quels sont les vrais enjeux stratégiques de la Russie en Asie ? Isabelle Facon, Maitre de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) répond avec précision aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com. Un sujet important pour le 4e mandat de V. Poutine. (15 minutes)
QUESTIONS :
. Quelles sont les idées fausses sur les relations entre la Russie et l’Asie ?
. Quels sont les points importants à retenir quant aux relations entre la Russie et l’Asie ?
. Quels sont les temps forts à suivre pour 2018 ?
Cette vidéo peut facilement être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours ou un débat.
Résumé par Estelle Ménard pour Diploweb.com
L’actuel rapprochement de la Russie vers l’Asie n’est pas exclusivement conditionné par les relations russo-occidentales. Si les Russes ont récemment été encouragés à s’impliquer davantage dans la région suite à la crise en Ukraine et pour contrebalancer la présence américaine, le président Vladimir Poutine avait déjà initié un rapprochement dès le début des années 2000. D’abord, une grande partie de la Russie se situe en Asie : il semblait donc raisonnable de rééquilibrer ses relations économiques et stratégiques dans la zone. Cette volonté était renforcée par les dynamiques de dépeuplement et de désindustrialisation en Sibérie et en Extrême-Orient, posant des risques pour la sécurité et l’intégration du territoire : il y avait donc urgence au développement et à la redynamisation de ces espaces. Enfin, Poutine cherchait à trouver de nouveaux partenaires dans la région pour ne pas dépendre uniquement de la Chine.
Ce rééquilibrage russe en Asie consiste à augmenter ses échanges économiques et commerciaux avec les pays de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC, pour Asia Pacific Economic Coopération), qui devient son principal partenaire commercial en 2010, devançant l’Allemagne. Sur le total des échanges commerciaux de la Russie, les pays de l’APEC représentent aujourd’hui 25-30%, alors que ceux avec l’Union européenne (UE) correspondent à 45%. C’est un véritable pivot, sachant qu’auparavant, l’UE représentait plus de 50% de ces échanges tandis que l’APEC ne comptait que pour 20%. Parmi ces pays de l’APEC, les principaux partenaires sont la Chine, le Japon et la Corée du Sud, les autres pays asiatiques arrivant loin derrière eux.
Ces échanges concernent notamment le secteur énergétique. Bien avant la crise ukrainienne, il existait déjà un climat de tension économique et politique entre la Russie et l’UE qui a poussé Poutine à diversifier ses partenaires commerciaux et à exporter plus d’hydrocarbures vers les marchés asiatiques. Cela s’incarne d’abord par le projet d’oléoduc reliant la Sibérie orientale à l’Asie pacifique en passant par le Japon, puis, en 2014, par le projet d’un grand gazoduc entre la Russie et la Chine, d’un coût de 400 milliards de dollars américains. D’autres projets sont en cours, comme le développement du gaz naturel liquéfié, financé par la Chine, et dont les marchés asiatiques seront les premiers bénéficiaires. Face à un marché des hydrocarbures russe qui se diversifie, l’UE devra aussi revoir sa stratégie.
Pourtant, un tel rapprochement vers l’Asie ne va pas de soi, c’est un changement qui arrive en même temps que Poutine. La politique étrangère de la Russie s’est longtemps organisée autour de l’Europe et de l’Occident, laissant l’Asie de côté, à l’exception de la Chine. La différence des cultures économiques y est pour beaucoup et cela donne lieu aujourd’hui à des pesanteurs et des inerties dans la politique asiatique russe. Par ailleurs, la Russie attire peu d’investisseurs asiatiques, à l’exception du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine, pour qui l’Extrême-Orient russe est intéressant. Enfin, l’étroitesse du partenariat russo-chinois peut aussi être handicapant dans l’effort russe de repositionnement stratégique en Asie. Cette relation très étroite prend ses racines au début des années 1990, quand la Russie a dû faire des choix stratégiques, constituant ainsi sa sphère d’intérêts privilégiés. Elle s’est concentrée sur l’Europe, son « étranger proche », et puis sur la Chine, avec qui elle commence à développer un partenariat stratégique dès 1996. Or, jouer la carte chinoise présente des inconvénients étant donné les relations tendues qu’entretient l’Empire du milieu avec de nombreux pays asiatiques. L’enjeu pour la Russie aujourd’hui est donc de gagner en autonomie vis-à-vis de la Chine afin de rassurer les pays voisins.
Dans le cadre du projet de Route de la soie initié par la Chine, la Russie souhaite s’impliquer activement, mais en 2018 il s’agira de voir si ce discours va se matérialiser. En 2015, les présidents de ces deux pays avaient annoncé que l’Union économique eurasiatique participerait activement à ce projet, qui impliquerait aussi l’Organisation de coopération de Shanghai, l’ASEAN et peut-être même l’Union européenne. Mais si la Russie veut avoir un rôle privilégié, notamment en termes d’infrastructures, il faudra qu’elle parvienne à aller au-delà du discours et à concrétiser cette volonté, ce qui n’est pas encore fait. Du côté chinois, on ne s’y oppose pas, mais on ne va pas dans cette direction non plus.
La Corée du Nord, un facteur majeur de bouleversement stratégique à suivre en 2018, pourra aussi donner l’occasion à la Russie de jouer un rôle diplomatique important en Asie. Mais si la Russie possède des capacités diplomatiques à faire valoir, elle est dans une position de force moindre que sa voisine chinoise, qui, elle, dispose non seulement de canaux diplomatiques, mais aussi d’un réel poids économique. Dans cette crise nord-coréenne, la Russie pourra soit s’aligner sur les positions de la Chine, soit jouer un rôle à part entière. Une telle prise d’initiative serait souhaitable pour la Russie afin qu’elle se positionne en leader dans la région, apportant de nouvelles pistes de solution à la crise, et afin qu’elle rehausse son importance vis-à-vis du reste du monde.
Cette année sera également l’occasion d’examiner le potentiel d’un rapprochement entre le Japon et la Russie. Cette dernière pourrait constituer pour la première un point d’appui pour contenir les ambitions chinoises. Il y a de bonnes raisons de croire qu’un tel rapprochement peut avoir lieu. Poutine et le Premier ministre japonais Shinzo Abe semblent être sur la même longueur d’onde, et bien que certains problèmes territoriaux demeurent, les deux puissances collaborent sur des projets économiques, notamment sur les îles Kouriles, appelées « territoires du Nord » par les Japonais – une zone qui, visiblement, est encore disputée. Une plus proche coopération entre ces deux pays pourrait aider la Russie à se montrer comme un acteur constructif dans la région, sur le plan économique comme sur le plan sécuritaire. Ce n’est pas tellement l’image qu’elle renvoie pour l’instant, tant la vente d’armes en Chine et au Viêtnam n’est pas perçue comme un gage de stabilité. Toutefois, l’intervention de la Russie dans le conflit syrien lui a permis de faire montre de ses capacités militaires et de son habileté diplomatique, une carte importante à faire valoir dans son jeu en Asie pacifique.
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