Comment ont évolué les relations économiques entre les 15 républiques socialistes soviétiques qui se sont séparées voici trois décennies ? P. Condé a relevé le défi de rédiger une réponse claire et argumentée.
DEPUIS la dislocation progressive de l’Union soviétique (URSS) au cours de l’année 1991, plusieurs des quinze États successeurs, et notamment la Russie, n’ont cessé de vouloir bâtir un nouvel ensemble économiquement intégré. En dépit des liens économiques, culturels et ethniques, qui remontent à l’empire des tsars, cet exercice s’est révélé fort complexe. L’implosion de l’Union soviétique crée un choc économique et social d’une puissance inouïe qui s’est traduite par le fractionnement instantané de la chaine de production et l’effondrement du système de planification centralisée. Face à cette situation, les premiers réflexes des nouveaux Etats indépendants ont été protectionnistes, chacun s’emparant des ressources situées sur son territoire, ce qui a mené à une paralysie totale des échanges interétatiques. Le 8 décembre 1991, c’est-à-dire avant la dissolution officielle de l’URSS (démission de Mikhaïl Gorbatchev, le 25 décembre 1991), les dirigeants de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, proclament la naissance de la Communauté des Etats indépendants (CEI). L’objectif est de réorganiser leurs relations afin de limiter l’onde de choc de la séparation. Les trois Pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) tracent des routes spécifiques tournées vers l’OTAN et l’UE (2004) présentées ici par Céline Bayou [1].
Pour les autres républiques socialistes soviétiques, 1991 marque le départ de différents processus d’intégration économique de l’espace ex-soviétique, et qui sont loin d’être achevés en 2021. Les suspicions et les malentendus entre les anciennes républiques soviétiques demeurent forts, et particulièrement envers Moscou. Les interférences extérieures, en particulier américaine, mais aussi européenne (UE), freinent encore davantage les velléités d’approfondissement des relations.
Mais dans un monde globalisé où la taille compte, le choix des acteurs, qui n’ont pas acquis un « poids critique », de préserver l’indépendance à tout prix devient chaque jour plus ardu. C’est pourquoi, depuis les années 1990, les Etats ont multiplié les accords commerciaux et d’intégration régionale. Afin de peser sur la nouvelle mondialisation qui s’ouvre, l’espace ex-soviétique n’échappe pas à cette règle. Ce qui nous conduit à la problématique suivante : de la CEI à l’UEE, vers une intégration économique dans l’espace postsoviétique ? Présentons les diverses structures de rapprochement économique qui sont successivement mises en place : la CEI, la Communauté économique eurasienne et l’Union économique eurasiatique.
Considérons successivement le passage de la gestion de l’héritage soviétique (A) à l’échec de la préservation d’un espace postsoviétique (B).
Le 8 décembre 1991, la CEI est créée par le traité de Minsk, signé entre Boris Eltsine, président du la République socialiste fédérative soviétique de Russie, Léonid Kravtchouk, président communiste de l’Ukraine et Stanislav Chouchkievitch, président du parlement de Biélorussie. Parallèlement, les trois dirigeants publient une déclaration commune mettant fin à l’Union soviétique. Ce traité a pour premiers objectifs de faciliter l’accès à l’indépendance des républiques soviétiques et la relance la coopération multilatérale. Ils s’accordent aussi, tacitement, pour ne pas toucher aux frontières. Cependant, le président ukrainien attend, en vain, jusqu’à la fin de la réunion, l’évocation par Eltsine du statut de la Crimée et de Sébastopol, transférées par décret de Nikita Khrouchtchev de la Russie à l’Ukraine en 1954. Depuis 1783, Sébastopol est le siège de la flotte, russe puis soviétique, de la Mer Noire. Par ailleurs, la Crimée est peuplée à 58% de russes ethniques et Sébastopol à 71%. Les événements du premier trimestre 2014 en Ukraine, illustrent, avec éclat, ce silence assourdissant de Boris Eltsine.
Le 21 décembre 1991, lors du sommet d’Alma-Ata (Kazakhstan), la CEI s’élargit aux autres républiques ex-soviétiques, exceptés les États baltes, qui quittent définitivement l’orbite de Moscou, et de la Géorgie qui est en pleine guerre civile (adhésion ultérieure, le 3 décembre 1993). Par ailleurs les quatre puissances nucléaires (Russie, Ukraine, Biélorussie, Kazakhstan) s’accordent sur l’instauration d’un commandement unifié des forces nucléaires stratégiques issues de l’Union soviétique, qui est resté un sujet de droit international jusqu’au 25 décembre 1991.
Lors de ce sommet du 21 décembre 1991 sont mis en place les deux organes exécutifs de la CEI : le Conseil des chefs d’Etat et celui des chefs de gouvernement. A partir de 1992, la CEI est transformée en zone de libre-échange.
Au niveau économique, la nouvelle zone est plongée dans le chaos. Les promesses de multilatéralisme faites lors de la création de la CEI sont rapidement balayées par la réalité du terrain. L’appareil productif, déjà fortement désorganisé par la rupture des liens commerciaux, subit un second choc violent avec l’ouverture des nouveaux Etats aux échanges internationaux. L’arrivée en masse des produits occidentaux confirment la non attractivité des biens locaux. Seules les matières premières et l’énergie se révèlent compétitives sur les marchés mondiaux. Ce qui entraine la fermeture de pans entiers de l’industrie ex-soviétique et par conséquent une désindustrialisation massive. Entre 1991 et 1995, le PIB de la CEI chute de plus de 50% en moyenne. Sur la même période, l’inflation explose et se transforme rapidement en hyperinflation : plus de 2400% en Russie en 1992, plus de 4700% en Ukraine en 1993. Jusqu’en 1993, la Russie a pensé pouvoir préserver une zone rouble, mais face à l’indiscipline monétaire des nouveaux Etats et à la croissance continue de l’inflation, le projet est abandonné. Entre 1991 et 1995, dans cette situation d’incertitude maximale, les échanges intra-CEI s’effondrent de 80%. A partir de 1995, afin de relancer les échanges bilatéraux, une union douanière est mise en place entre la Russie et la Biélorussie, rapidement rejointes en cours d’année, par le Kazakhstan.
Au cours de l’année 1996, cette union douanière est transformée en Communauté des Etats intégrés et élargie à l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Cependant, elle reste largement inopérante au niveau institutionnel et les échanges intra-zone demeurent très faibles.
A la manière de Pénélope, dans l’attente du retour d’Ulysse, qui défaisait la nuit le travail réalisé le jour...
Une manière d’appréhender l’échec de la CEI est de comparer le nombre de textes signés à celui entrés en vigueur. Ainsi, entre 1991 et 2001, sur 173 accords et traités signés seuls 8 sont entrés en vigueur sur l’ensemble de la zone, soit 4,6%. Ce qui montre que la plupart des Etats n’étaient pas prêts à s’engager sur la voie du multilatéralisme et la constitution d’une véritable zone de libre-échange. Dès 1992, les accords bilatéraux, trilatéraux, voire quadrilatéraux deviennent la norme, notamment au niveau militaire. La Russie aurait voulu préserver une monnaie et une armée uniques au sein de la CEI, tout comme le Kazakhstan, foyer d’une importante minorité russe (37% de la population en 1992 et 18,8% en 2020), mais aussi le Kirghizistan et le Tadjikistan, petites républiques pauvres situées en périphérie de l’Asie centrale soviétique. Cependant, les huit autres Etats, menés par l’Ukraine, exigent la constitution d’une Banque centrale et d’une armée nationales. En effet, la majorité des Etats ex-soviétiques considère, avant tout, la CEI comme un instrument de séparation pacifique de l’ancienne Union et donc comme une organisation de transition. Ainsi s’explique leur réticence, ou leur refus, de conclure ou de ratifier, sans amendements importants, tout accord qui limiterait leur souveraineté nouvellement acquise. A la manière de Pénélope, dans l’attente du retour d’Ulysse, qui défaisait la nuit le travail réalisé le jour, les textes laborieusement négociés lors des sommets entre les chefs d’Etat sont vidés de leur contenu lors de leur passage devant les parlements nationaux. Au fil des années, la CEI est devient davantage « un club d’anciens » c’est-à-dire un organe purement consultatif. Au début de l’année 2005, le Turkménistan annonce sa volonté de dégrader sa participation à l’organisation et en août il décide de devenir un Etat associé. Cet événement marque le début de la fragmentation de la CEI. En effet, début août 2008, l’intervention de la Russie en Ossétie du sud, suite à « l’attaque » géorgienne sur cette région indépendantiste, donne le prétexte à Tbilissi de remettre en cause sa participation à la CEI. Le 14 août 2008, le parlement géorgien vote le départ de l’organisation postsoviétique. Enfin, le 19 mars 2014, le rattachement non reconnu de la Crimée à la Russie entraine le départ de l’Ukraine, qui cessera toute relation avec la CEI le 19 mai 2018. Début 2021, la CEI ne compte donc plus que neuf Etats membres à part entière et un Etat associé. Au tournant du siècle, face à cet échec manifeste, Moscou tente de relancer le projet d’intégration économique mais à une échelle plus réduite.
Présentons maintenant le passage de la Communauté économique eurasienne (A) à l’Union économique eurasiatique (B).
Lors du sommet d’Astana, nouvelle capitale du Kazakhstan, le 10 octobre 2000, est établie la Communauté économique eurasienne (CEEA), plus connue sous son acronyme anglais Eurasec (Eurasian Economic Community). Les membres fondateurs sont la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Dès le départ, en s’inspirant du processus européen, la CEEA fixe des objectifs ambitieux. Tout d’abord, elle a pour but de relancer le processus d’intégration sur le territoire de la CEI. Elle aspire aussi à créer un tarif douanier commun (union douanière) et à garantir la liberté des mouvements de capitaux. Parallèlement, les législations nationales doivent être harmonisées afin de favoriser l’accès des investissements étrangers au marché de la zone. La création de marchés communs dans les services de transport et dans l’énergie est aussi envisagée. Par ailleurs, il est aussi prévu d’octroyer aux citoyens de la Communauté les mêmes droits en termes d’accès à l’éducation et aux soins de santé. Enfin, un espace juridique commun à l’Eurasec doit rapidement être établi, ce qui équivaut à la création d’une organisation internationale indépendante de la CEI, qui est toujours demeurée une organisation intergouvernementale.
En termes d’institutions, l’Eurasec se dote d’une Banque eurasiatique de développement, qui a pour objet d’investir dans des projets d’importance régionale. Et un fonds anticrise, majoritairement alimenté par la Russie, est adossé à la Banque. En 2010, il permet d’octroyer un prêt à la Biélorussie et de l’aider à surmonter une grave crise financière. Cependant, durant les dix premières années d’existence, l’intégration au sein de l’Eurasec reste largement théorique. A partir de 2010-2011, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan décident de mettre en place une véritable union douanière. L’Ukraine, l’Arménie, la Moldavie, le Kirghizstan et le Tadjikistan sont invités à participer à la nouvelle Union. Le tarif extérieur commun est, essentiellement, imposé par la Russie. Ainsi, le Kazakhstan, commercialement plus libéral, doit augmenter son tarif douanier moyen pondéré de 5,3% à 9,7%, sur 75% de ses lignes de produits. Les deux partenaires de la Russie ont pu négocier quelques exceptions (400 lignes de produits en 2010 mais plus qu’une centaine en 2013) [2]. Les barrières non tarifaires n’ont pas été totalement abolies, puisqu’environ un tiers des lignes de produits ne bénéficient pas d’une liberté totale de mouvement. Les normes sanitaires et phytosanitaires n’ont pas été harmonisées, la Russie tentant d’imposer ses normes nationales à ses partenaires. Enfin, l’énergie (pétrole et gaz) qui constitue une part significative du commerce tripartite (67% des exportations russes et 75% des exportations kazakhes) est exclue de l’Union douanière, faute d’accord entre les partenaires. Mais, en dépit de ces litiges, depuis 2010, fait inédit, les institutions, régissant la politique commerciale commune, fonctionnent sans entraves. La Commission économique eurasiatique constitue l’organe représentatif de l’Union douanière. Elle est présidée par l’ancien vice Premier ministre, Viktor Khristenko, et formée de neuf commissaires, s’appuyant sur une administration de plus de mille fonctionnaires. Au cours de l’année 2012, La Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan décident d’approfondir leur union en lançant un Espace économique commun, ce qui permet aux marchandises, services, capital et travail de circuler librement. Le 29 mai 2014 à Astana, les présidents russe, biélorusse et kazakh signent un accord instituant l’Union Economique Eurasiatique (UEE) dont l’objectif est d’intégrer encore davantage ses trois membres, à partir de l’union douanière. Ces accords mettent en danger la poursuite de la coopération au sein de l’Eurasec. Face à ce constat, le 10 octobre 2014, au sommet de Minsk, ses Etats membres mettent officiellement fin à son existence, qui prendra effet le 1er janvier 2015.
L’intégration dans l’espace postsoviétique suit les étapes de rapprochement économiques énoncées par l’économiste hongrois Bela Balassa...
Le 1er janvier 2015, la nouvelle Union Russie-Biélorussie-Kazakhstan (UEE-3) a pour objectif de favoriser une intégration plus étroite entre les trois pays. L’Arménie adhère à l’Union le 2 janvier 2015 et le Kirghizistan le 6 août 2015 (UEE-5). D’après la Russie, moteur de ce nouveau projet, les Etats signataires « s’engagent à garantir la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs, à mettre en œuvre une politique concertée dans les domaines-clés de l’économie : dans l’énergie, l’industrie, l’agriculture et les transports ». Ainsi, nous constatons que depuis 1992, l’intégration dans l’espace postsoviétique suit les étapes de rapprochement économiques énoncées par l’économiste hongrois Bela Balassa (1961) [3]. La première étape est la zone de libre échange au cours de laquelle les barrières tarifaires et non tarifaires sont abolies à l’intérieur de la zone, ce qui a été le cas de la CEI en 1992. La deuxième étape est la mise en place d’une union douanière. A partir du 1er janvier 2010, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan ont atteint cette étape en fixant un tarif douanier extérieur commun. La troisième étape d’intégration économique est le marché commun. Elle ajoute à l’union douanière, la libre circulation des biens, des services, et des facteurs travail et capital au sein de la zone. Cette étape a été atteinte en 2012 par la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Depuis 2015, l’UEE-5 a aussi atteint cette étape. Généralement, ces trois premières étapes sont relativement faciles à mettre en œuvre, comme l’a montré le cheminement de la Communauté économique européenne (CEE). Les quatrième et cinquième étapes sont plus complexes car elles supposent un saut qualitatif important dans le degré d’intégration. En effet, à la quatrième étape (union économique), les Etats membres doivent consentir à une coordination des politiques macroéconomiques à l’échelle de la zone, ce qui n’est pas toujours aisé à mettre en place, comme l’a démontré l’expérience de l’Union européenne. L’UEE-5 a pour objectif d’atteindre cette étape au milieu des années 2020. A l’horizon 2025, elle prévoit la mise en place d’un régulateur financier et d’une politique financière et de change, ainsi que d’une politique de concurrence et d’un régulateur anti-monopole.
A la cinquième étape (union monétaire), les Etats membres devront transférer des compétences nationales dans des structures supranationales. Ainsi, la politique monétaire deviendra la compétence exclusive d’une Banque centrale de l’Union, qui aura aussi le monopole de l’émission de la nouvelle monnaie unique, comme c’est le cas de la BCE pour la zone euro. Cette dernière étape est la plus complexe, et la plus controversée à mettre en œuvre. En effet dix-huit ans après le lancement l’euro (1er janvier 2002), les experts et les politiques continuent de discuter de l’opportunité du passage à la monnaie unique, étant donné l’hétérogénéité économique et sociale persistante des Etats membres.
En 2020, l’UEE-5 constitue un ensemble de plus de 20 millions de km2 et de 184 millions d’habitants. La mise en place de la troisième étape d’intégration est toujours en cours. Elle devrait se traduire par une modernisation des économies membres, ce qui contribuerait à améliorer leur spécialisation internationale, encore trop dépendantes de l’énergie et des matières premières. L’UEE ambitionne de devenir un pont entre l’Union européenne et la Chine. Par ailleurs, depuis 2015, elle a signé des accords de libre échange avec l’Egypte, le Vietnam, la Chine, l’Iran, la Serbie et Singapour. En 2020, la Corée du Sud, l’Inde ou Israël sont candidats à la signature de tels accords.
Enfin, considérons les obstacles à l’instauration d’une union solide (A) et les perspectives (B).
Tout d’abord, la progression vers la quatrième étape d’intégration avance lentement. L’instauration d’un marché pharmaceutique commun prévu pour 2016, et celui de l’électricité, prévu pour 2019, ne sont pas encore devenus réalité début 2021. Mais, le point d’achoppement le plus important entre les Etats membres reste toujours celui de l’énergie. Comme nous l’avons vu plus haut, le commerce de l’énergie était déjà exclu lors de l’entrée en vigueur de l’union douanière. La Russie exige une longue période de transition, au moins jusqu’en 2026, afin de rapprocher ses prix domestiques des prix « mondiaux » et d’éviter les effets de distorsion avant convergence. Ainsi, au premier trimestre 2020, le prix moyen du KWh électrique facturé aux ménages est 3,5 fois moins élevé en Russie (0,058 dollar) qu’en France (0,206 dollar) et celui du gaz est 10 fois moins élevé (0,008 dollar contre 0,086). Si l’écart du prix de l’électricité semble en phase avec le niveau de vie des deux pays, celui du gaz est exagérément bas en Russie.
De plus, l’UEE-5 présente de très importantes disparités entre ses membres. A elle seule, la Russie constitue 84,4% de la superficie et environ 80% de la population. Ainsi, elle est douze fois plus peuplée que le Kazakhstan (deuxième pays le plus peuplé) et environ 50 fois davantage que le Kirghizistan, le pays le moins peuplé de l’Union (Tableau 1).
Tableau 1 : Population et superficie des Etats membres de l’UEE et en % de la zone, 2020.
Superficie en km2 | Superficie en % de l’UEE | Population, en millions | Population en % de l’UEE | |
---|---|---|---|---|
Russie | 17 125 191 | 84,41 | 146,75 | 79,69 |
Kazakhstan | 2 724 910 | 13,43 | 18,63 | 10,12 |
Biélorussie | 207 600 | 1,03 | 9,41 | 5,11 |
Arménie | 29 743 | 0,14 | 6,39 | 3,47 |
Kirghizistan | 199 951 | 0,99 | 2,96 | 1,61 |
Total UEE | 20 287 395 | 100 | 184,14 | 100 |
Source : Nations unies, 2020 et calculs de P. Condé pour Diploweb.com
En termes de PIB, la Russie représente plus de 86% de la totalité de la richesse produite dans l’UEE-5. La production russe est 9,5 fois plus élevée que celle du Kazakhstan et 27 fois supérieure à celle de la Biélorussie. L’apport relatif de richesse de l’Arménie et du Kirghizistan est extrêmement faible (Tableau 2). Par ailleurs, en matière d’échanges, la Russie génère environ 98% du commerce intrazone. Ce type de commerce ne représente que 15% des échanges des cinq Etats membres contre plus de 60% pour l’Union européenne. Ce qui montre que le degré d’intégration dans l’UEE-5 reste faible. Pourtant, le degré d’ouverture commerciale des cinq Etats est élevé. En effet, les flux de biens et de services représentent entre 51,5% (Russie) et 125% (Biélorussie), des PIB respectifs. Mais, en 2018, les cinq principaux clients de la Russie sont la Chine (12,5%), les Pays-Bas (9,7%), l’Allemagne (7,6%), la Biélorussie (5,1%) et la Turquie (4,9%). Globalement, l’Union européenne demeure le premier débouché de la Russie avec 45,5% de ses exportations.
Tableau 2 : PIB nominaux des Etats membres de l’UEE et en % de la zone, 2018.
PIB, milliards dollars | PIB en % de l’UEE | |
---|---|---|
Russie | 1630,66 | 86,67 |
Kazakhstan | 170,54 | 9,07 |
Biélorussie | 59,64 | 3,17 |
Arménie | 12,41 | 0,66 |
Kirghizistan | 8,09 | 0,43 |
Total UEE | 1881,34 | 100 |
Source : FMI, 2018 et calculs de P. Condé pour Diploweb.com
Les cinq premiers fournisseurs sont la Chine (21,9%), l’Allemagne (10,7%), les Etats-Unis (5,3%), la Biélorussie (5%) et l’Italie (4,5%). En termes globaux, la zone Asie-Pacifique (40,7%) a pris le premier rang à l’UE (37,5%) comme fournisseur de la Russie. On constate donc, qu’excepté la Biélorussie, avec la laquelle les échanges russes continuent de progresser (hausse de 12% des exportations en 2018 par rapport à 2017), les autres États de l’UEE-5 ne font pas partie des partenaires incontournables de la Russie. Cette structure géographique du commerce est la conséquence du manque de complémentarité dans la spécialisation des Etats membres de l’UEE-5. En effet, les deux économies les plus importantes, la Russie et le Kazakhstan, exportent majoritairement des matières premières (métaux) et de l’énergie. Les échanges extérieurs du Kirghizstan et de l’Arménie sont dominés par les produits agricoles et les produits miniers (cuivre, or). En conséquence l’intégration dans l’UEE-5, et particulièrement entre ces quatre pays, demeure faible.
Seule la Biélorussie, fortement industrialisée à l’époque soviétique, a réussi à conserver une spécialisation importante dans l’industrie (constructions mécaniques, pétrochimie) depuis son indépendance. L’industrie Biélorusse représente 40% du PIB et emploie 23,5% des salariés. Ces résultats s’expliquent par le fait que les grandes entreprises sont restées publiques et donc protégées de la concurrence internationale, contrairement à la Russie où la majeure partie du secteur secondaire a été privatisée. Les produits biélorusses demeurent compétitifs au sein de l’UEE-5 et on constate une forte intégration des économies biélorusse et russe, les chaines industrielles, civiles et militaires, n’ayant pas été rompues. Ainsi, les missiles intercontinentaux Topol-M russes sont portés par des camions lanceurs d’engins biélorusses Maz-543, fabriqués par l’Usine automobile de Minsk (MAZ) [4].
Début 2021, en dépit des objectifs ambitieux de départ, l’intégration à l’intérieur de UEE-5 demeure largement symbolique. On peut même considérer que c’est une union par défaut. En effet, la constitution de l’UEE avait pour objectif prioritaire d’intégrer la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan mais aussi et surtout, l’Ukraine.
A moyen terme, la zone ne pourra pas devenir un centre industriel et innovant indépendant, entre Chine et Union européenne.
Jusqu’en 2014, les industries russes et ukrainiennes sont encore très intégrées, notamment dans les domaines, aéronautique, spatial, naval, nucléaire civil et dans le secteur militaro-industriel. Les pressions maladroites de la Russie pour amener l’Ukraine à intégrer l’UEE et surtout les interventions directes occidentales (américaine et européenne) pour empêcher cette union ont rendu caduc le projet originel. D’ailleurs, les Etats-Unis n’ont jamais pas caché leur volonté faire échouer l’UEE. Ainsi, dès décembre 2012, la Secrétaire d’État, Hillary Clinton, déclarait : « cela ne portera pas le nom d’URSS. Cela portera le nom d’Union douanière, d’Union économique eurasiatique, etc., mais ne nous y trompons pas. Nous en connaissons les buts et nous essayons de trouver le meilleur moyen de le ralentir ou de l’empêcher ». En mars 2014, l’Ukraine semblant perdue pour Moscou, Vladimir Poutine ordonne « le retour à la maison » de la Crimée (et de Sébastopol) [5]. Depuis ces événements, les relations économiques et industrielles russo-ukrainiennes se sont complètement distendues. Si la Russie a réussi à minimiser les pertes (1,3% des consommations intermédiaires venant d’Ukraine), l’impact sur l’économie ukrainienne a été bien plus élevé puisque des pans industriels entiers ont dû fermer. Ainsi, le constructeur aéronautique Antonov qui a co-produit avec la Russie l’AN-124, plus grand avion cargo du monde, toujours en service dans l’armée russe, a cessé totalement son activité.
Sans l’Ukraine, les échanges industriels intra-UEE demeurent faibles et la diversification vers une production à plus haute valeur ajoutée n’a toujours pas débuté dans les différents Etats membres. Or en l’absence d’une telle stratégie, l’intégration dans l’UEE-5 ne pourra pas progresser. A moyen terme, la zone ne pourra pas devenir un centre industriel et innovant indépendant, entre Chine et Union européenne.
Par ailleurs, la volonté de l’UEE-5 de constituer une plateforme d’échanges entre l’Asie et l’Europe, c’est-à-dire une zone de libre-échange de Lisbonne à Vladivostok, ne s’est toujours pas concrétisée. En dépit d’une forte croissance des échanges, la structure du commerce UEE-5-Chine est toujours dominée par les matières premières et l’énergie envoyées par la première contre les machines et équipements reçus de la seconde. Les investisseurs chinois considèrent que le marché russe n’est pas assez développé et que le système légal est très opaque, notamment en Extrême-Orient.
Début 2021, l’intégration dans l’UEE-5 demeure difficile en raison des très fortes disparités et du manque de complémentarité économique entre ses membres mais aussi de la faiblesse du cadre institutionnel qui régit l’Union. Une option viable serait d’instituer une intégration à plusieurs vitesses, ce qui permettrait aux Etats-membres intéressés d’avancer plus rapidement sur des sujets concrets. Le format préférable pourrait être le niveau bilatéral ou trilatéral (Russie-Biélorussie-Kazakhstan). L’intégration la plus avancée, en termes de chaine industrielle, est celle entre la Russie et la Biélorussie. Elle devrait être approfondie, avec ou sans Loukachenko. En effet, le président biélorusse fait face, chaque dimanche, depuis sa réélection le 9 août 2020, à d’importantes manifestions populaires, contre sa victoire jugée frauduleuse. La bonne entente russo-kazakhe offre aussi des perspectives d’approfondissement notamment dans la libre circulation du travail du capital et des personnes. La constitution d’entreprises binationales dans des domaines prometteurs comme le nucléaire civil, l’espace, les terres rares ou l’intelligence artificielle, aiderait à diversifier et à intensifier les relations commerciales et donc à intégrer les deux économies.
Depuis 1992, l’intégration de l’espace ex-soviétique a emprunté un chemin tortueux caractérisé par des arrêts et des retours chaotiques de la coopération. Depuis 2014 et la perte de l’Ukraine, le développement institutionnel de l’UEE-5 semble bloqué. La Russie, elle-même, parait avoir perdu la motivation pour franchir les prochaines étapes décisives de l’intégration économique. La Biélorussie et le Kirghizstan traversent des crises politiques profondes. L’avenir proche de l’Arménie, qui vient de perdre en 2020 la guerre contre l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh, est aussi très incertain. Seul le Kazakhstan se caractérise par une stabilité politique enviable pour les autres partenaires de la Russie dans l’UEE-5. Malgré l’adoption d’une politique multivectorielle - ouverture vers la Chine, les États-Unis et l’Union européenne - le Kazakhstan demeure un partenaire fiable pour Moscou.
A moyen terme, la poursuite de l’intégration pourrait davantage se réaliser au niveau bilatéral. La crise politique engagée durant l’été 2020 à Minsk peut donner l’occasion au Kremlin de marchander un approfondissement de l’intégration contre le soutien au président Loukachenko, sous la forme, notamment, d’une plus grande ouverture du marché biélorusse aux entreprises russes.
L’entente cordiale qui règne entre la Russie et le Kazakhstan devrait aussi permettre d’avancer sur le chemin de l’intégration bilatérale sur les sujets mutuellement avantageux que nous avons évoqués plus haut. Cette politique devrait aussi être appliquée au Kirghizstan et à l’Arménie, en mettant en place, par exemple, une véritable liberté de circulation pour les personnes, puisque plus de deux millions d’Arméniens et plusieurs centaines de milliers de Kirghizes, dont une grande partie d’illégaux, sont présents sur le sol russe. En bref, une politique des « petits pas », chère aux pères fondateurs de l’Europe, pourrait-elle constituer l’antidote à la crise actuelle d’intégration dans l’UEE-5, et attirer de nouveau candidats ?
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[1] Bayou, Céline, « 1989-2019. Vu de Vilnius, Riga et Tallinn : de la Voie balte au retour dans le concert des nations », publié le 15 septembre 2019 sur Diploweb.com, https://www.diploweb.com/1989-2019-Vu-de-Vilnius-Riga-et-Tallinn-de-la-Voie-balte-au-retour-dans-le-concert-des-nations.html
[2] Vercueil J. : « L’Union Économique Eurasiatique : une intégration au prisme d la Russie », Editions Choiseul, « Géoéconomie », 2014/4 n°71, pp. 167 à 184.
[3] Balassa B. : The theory of Economic Integration, Greenwood Press, 1961.
[4] Des bus MAZ sont en service dans plusieurs villes de Russie mais aussi d’Ukraine, d’Estonie, de Pologne, de Roumanie et de Serbie.
[5] NDLR : En violation du mémorandum de Budapest (1994) et du droit international.
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