John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres au Royaume-Uni. Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Synthèse en français de la conférence par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? John Bew, Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des War Studies du King’s College de Londres apporte ses réponses.
Conférence organisée par la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 11 mars 2024 en Sorbonne. La Chaire a pour objectif de mieux ancrer les études stratégiques dans le paysage universitaire français, de donner la parole à tous et d’établir des relations avec de grandes universités étrangères afin de pérenniser les activités d’enseignement, d’assurer le passage de relais à de nouvelles générations et de contribuer au rayonnement de la pensée stratégique française. Pour ce faire elle organise son 11e cycle de conférences du 22 janvier au 25 mars 2024. John Bew est Professeur d’Histoire et de politique étrangère au département des « War Studies » du King’s College de Londres (Royaume-Uni). Il s’exprime en anglais. Synthèse en français par Gabrielle Gros pour Diploweb.com.
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Synthèse en français pour Diploweb.com de la conférence du Professeur John Bew, par Gabrielle Gros
Quelles sont les fondations de la grande stratégie britannique ? Quels sont les grands dilemmes de cette stratégie ? Comment le Royaume-Uni pense-t-il sa stratégie aujourd’hui ? Avant de répondre à ces questions, le Professeur John Bew revient sur la définition d’une « grande stratégie » qui désigne une réflexion de long terme ; une « big picture » comme disent les Anglais. Son but est d’assurer paix, sécurité et prospérité à une nation dans le temps long. Ce terme est utilisé pour la première fois à la fin du XIXème siècle et cristallisé dans les années 1930 grâce à Basil Liddell Hart [1] pour qui ce terme désigne une stratégie supérieure, au-delà du militaire, pour approfondir la mobilisation et la quête de la ressource. La stratégie doit calculer et développer les ressources économiques ainsi que la main d’œuvre de la nation. En effet, les ressources matérielles et morales nécessaires pour promouvoir l’esprit volontaire du peuple peuvent se révéler plus utiles que la possession de formes plus concrètes de puissance. Il semble donc qu’il existe un besoin de former un ensemble d’idées délibérées et cohérentes quand à ce qu’une nation cherche à accomplir dans le monde.
Comprise et partagée avec d’autres grands stratèges comme Napoléon ou Guillaume II, la stratégie britannique a exercé une influence considérable de l’essor à la déchéance de l’empire. Si l’échec de la sécurité collective des années 1920 et 1930 a mené à la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une grande stratégie de la paix émerge de cette période et se retrouve dans les Nations Unies. L’ampleur alors significative de l’influence britannique permet de comprendre les concepts de sécurité européens d’abord, mais également américains du fait de la proximité stratégique des deux pays. Cette entente, improbable au regard de l’Histoire et de la construction même des États-Unis comme une superpuissance anti-impérialiste et antibritannique, s’est d’abord projetée contre la peur de la puissance française. Mais in fine la Grande Bretagne aura joué un grand rôle dans la construction de la grande stratégie américaine. Cela devient particulièrement visible au travers de la relative schizophrénie [2] entretenue par les deux puissances à l’égard des problèmes européens. Pour les Britanniques, celle-ci s’accompagne d’une peur d’y être emmêlés et plus globalement une peur des impulsions négatives et des étrangers malgré le désir de propriété, de commerce et de croissance de la puissance maritime. Néanmoins, après le processus de formation difficile de l’empire britannique, en particulier en lien avec les tensions religieuses et ethniques dans les îles, la Grande Bretagne est, après 1715, une puissance de rang moyen qui entretient au long du XVIIIème siècle une stratégie politique européenne continentale pour le moins active.
Notons que la perte de l’Amérique en 1783 représente un choc politique considérable qui implique la professionnalisation de la politique étrangère britannique au moyen du Foreign Office. En outre, la Révolution française marque un nouveau tournant des relations franco-britanniques à l’aube de l’avènement de Napoléon qui met en difficulté les concepts de guerre et de nation au sein d’une Europe dynastique. Les quelques six coalitions formées pour mettre à mal l’empire napoléonien ont la particularité de faire ressortir les pires cauchemars stratégiques britanniques : la peur de l’invasion par la marine française, la peur d’être coupés du commerce ou encore la peur que la maison de Hanovre soit isolée. Ainsi l’État britannique se transforme par le défi français.
Par ailleurs la peur d’un arbitrage par les grandes puissances éveille le génie des stratèges britanniques qui tentent de définir la position de la Grande-Bretagne vis-à-vis de l’Europe. Après 1815, la politique étrangère britannique vise à essayer de façonner la politique européenne pour continuer à travailler dans le système du congrès de Vienne et pour que les Russes, jugés hyperactifs, évitent de fondre sur l’Europe. Mais la Grande-Bretagne est rapidement considérée trop proche de l’Europe anti-démocratique et trop encline à respecter les ordres des empereurs. Aussi, afin de maintenir sa crédibilité en termes de politique étrangère, Robert Stewart Castlereagh [3] signe le premier divorce entre la Grande-Bretagne et l’Europe dans les state papers de 1820. Pêché originel ou manœuvre temporaire, la prise de distance qui résulte de cet acte a de fortes conséquences sur l’expansion de l’Empire. Un comité parlementaire juge d’ailleurs en 1870 que le Royaume-Uni doit cesser de se développer face à la concurrence et au grand jeu stratégique.
Dans cette lignée, le XXème siècle est le témoin la fin de l’isolement splendide, processus qui agite la diplomatie britannique [4] en proie avec l’idée de paix autocratique. Alors que l’empire s’affaiblit au lendemain de la Première Guerre mondiale, émerge l’idée de créer un ordre mondial où chacun est protégé. À en croire W. Churchill, il fallait en effet choisir entre l’ordre mondial et l’anarchie. Le projet de l’ordre international est remarquablement vendu aux américains par les Britanniques qui participent à l’organisation d’un système multilatéral après 1945, accompagné d’une sécurité collective qui repose sur les États-Unis. Dès lors, la politique étrangère britannique devient lisible car appuyée sur l’alliance avec la première puissance mondiale. Ainsi l’empire devient-il le Commonwealth, grand pilier stratégique guidé par une idée de moins en moins stratégique de sa politique étrangère. Selon Dean Acheson [5] en effet, « La Grande Bretagne a perdu son empire et n’a pas trouvé son rôle ».
En ce début de XXIe siècle la sécurité britannique fait face à de grands dilemmes en lien avec les grands enjeux transnationaux qui requièrent la possibilité d’y allouer des ressources. Ainsi de grandes stratégies ont été élaborées comme la fin des négociations des accords de libre-échange entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne en mars 2021. Ainsi émerge un cadre stratégique s’appuyant sur quatre piliers : d’abord maintenir l’avantage grâce à la science et à la technologie, ensuite donner forme à l’ordre international de l’avenir, puis renforcer la sécurité et la défense aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et enfin renforcer la notion de résilience au pays comme à l’étranger.
En 2023 a été ajouté à l’« Integrated Review » une révision de cette stratégie car l’ordre international avait connu de nouveaux enjeux qui étaient une source de préoccupation. Cette révision relève que les quatre grandes tendances se sont amplifiées et posent de plus en plus de menaces. La question du nucléaire et de l’arsenal s’y pose car engagement a été pris d’atteindre 2,5% du budget alloué à la défense, notamment dans le cadre de la nécessité de faire face à la Chine. Pour cela il existe un consensus bipartisan autour des positions de politique étrangère malgré une dimension activiste croissante depuis 2019. Les enseignements de la période de l’entre deux guerres témoignent du fait que la prévision est un élément essentiel d’une grande stratégie. Cette notion de planification a d’autant plus retrouvé sa raison d’être qu’elle a de la concurrence à une échelle mondiale. Aussi si nous devions faire usage des dix prochaines années de manière fructueuse comparée à la période 1904-1914 consacrée à la recherche d’alliés contre le risque de guerre, il faudrait repenser la capacité de mobiliser les ressources mondiales pour aboutir à de plus grands succès dans l’art de conduire les affaires d’états en termes diplomatiques et sécuritaires afin d’éviter certaines des formes les plus déprimantes des prévisions qui nous sont assénées.
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[1] Officier d’infanterie britannique, historien et stratège militaire, Sir Basil Henry Liddell Hart (1895-1970) a notamment systématisé la théorie de l’approche indirecte comme clef des victoires des grands capitaines de l’Histoire et prôné la mécanisation de l’infanterie.
[2] Cf : SCOTT Davis, Leviathan : The Rise of Britain as a World Power, William Colllins, 2014.
[3] Bien connu pour sa lutte contre Napoléon et pour son implication dans les grands traités du XIXème, le vicomte Castlereagh (1769-1822) est un diplomate britannique qui fut secrétaire d’état aux affaires étrangères de 1812 à 1822.
[4] L’Eyre Crowe Memorandum de 1907 influence toute la pensée britannique du début du XXème siècle.
[5] Homme politique et diplomate américain, Dean Acheson (1893-1971) fut secrétaire d’État des États-Unis au sein de l’administration Truman.
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