Vidéo. L. Bloch Les nouvelles technologies : puissance des géants du numérique. Impuissance des États et des organisations internationales ?

Par Julie MATHELIN, Laurent BLOCH, le 21 janvier 2021  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Conférence co-organisée le 9 décembre 2019 à Paris par Diploweb.com au lycée Blomet, en partenariat avec le Centre Géopolitique. Intervenant : Laurent Bloch, précédemment responsable de l’informatique scientifique de l’Institut Pasteur et directeur du Système d’Information de l’Université Paris-Dauphine. Laurent Bloch est auteur de plusieurs ouvrages sur les systèmes d’information et leur sécurité. Il se consacre à la recherche en cyber stratégie. Synthèse par Julie Mathelin, validée par L. Bloch. Images et son Lou Skornicki et Alix de la Chapelle. Montage Lou Skornicki

Les nouvelles technologies : puissance des géants du numérique. Voilà un sujet majeur mais délicat d’accès pour des non spécialistes. Laurent Bloch fait preuve de clarté et de pédagogie pour en expliquer les fondamentaux et les perspectives. Les internautes mais aussi les enseignants de la spécialité #HGGSP trouveront là une référence de grande qualité. Bonus : une synthèse de la conférence, rédigée par J. Mathelin, validée par Laurent Bloch.

Synthèse par Julie Mathelin, validée par L. Bloch, pour Diploweb.com

Cette conférence porte sur la place des nouvelles entreprises géantes de notre siècle. L’arrivée de ces grandes puissances correspond à un nouveau modèle économique explique d’emblée Laurent Bloch.

Pour bien comprendre comment situer cette émergence, il s’agit de revenir sur les trois grandes révolutions industrielles de l’histoire : la première date du XVIIIe siècle avec le textile, la machine à vapeur ; au XIXe siècle, l’électricité industrielle et le moteur à combustion interne ont donné lieu à la grande industrie du XXe siècle. Au début des années 1970, nous assistons à la révolution industrielle informatique.

Chacune de ces révolutions industrielles a entraîné non seulement un bouleversement complet du fonctionnement des entreprises notamment de la fonction de production, mais aussi un bouleversement de toutes les institutions : éducatives, politiques ou juridiques. Par exemple, la première révolution industrielle a exigé que tout le monde sache lire et écrire.

Pendant la 3e révolution industrielle liée à l’informatique et au microprocesseur, les télécommunications des années 2010 sont très brutalement passées à l’internet. Actuellement, toutes les télécommunications utilisent les procédés techniques d’internet ce qui a entraîné un changement complet de la position des différentes entreprises avec notamment les leaders européens qui se sont écroulés.

En 2020, le leader mondial de la modernité téléphonique est Huawei. En dix ans, on a assisté à l’extinction des géants européens de la télécommunication et dix ans après nous sommes face au recul des géants américains. Jusqu’en 2007, dans le domaine des téléphones portables Nokia était le leader incontesté et le jour où Apple a lancé l’iPhone, il a quasiment été éliminé du paysage. Des changements aussi brutaux ont fait une forte impression sur le monde et on a été amené à donner une certaine puissance à ces entreprises qui sont le moteur de cette révolution. La rapidité de l’évolution de ces géants est remarquable. Par exemple, en deux ans Netflix ou Facebook ont doublé leur chiffre d’affaires ; c’est un phénomène économique spectaculaire. En 2019, le PIB français est estimé à 2707 milliards de dollars et le chiffre d’affaires d’Apple pour 2018 est de 266 milliards, soit un dixième du PIB français. Dans cette perspective, Apple peut être comparable à un pays.

Vidéo. L. Bloch Les nouvelles technologies : puissance des géants du numérique. Impuissance des États et des organisations internationales ?
Laurent Bloch, auteur de "L’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ?", éd. Diploweb via Amazon
Laurent Bloch explique avec pédagogie et précision la géopolitique de l’Internet.
Laurent Bloch

Pourquoi y-a-t ’il aussi peu de variétés dans le marché ?

Le système économique a changé. Amazon a lancé une transformation très importante des façons de travailler l’informatique en entreprise : c’est ce que l’on appelle le Cloud Computing (informatique en nuages), qui consiste à déporter données et traitements à bord de machines virtuelles que l’on peut multiplier et déplacer dans le réseau au gré de la charge de travail et de la disponibilités des ressources d’infrastructure.

Microsoft a compris qu’il fallait qu’il se relance dans l’informatique « en nuage » parce que rien n’est moins sûr que la pérennité des affaires avec le traitement de texte et le système d’exploitation. En quelques années, Google a largement supplanté Microsoft dans les domaines du système d’exploitation et du traitement de texte, c’est pourquoi l’entreprise essaie de se réorienter dans d’autres domaines.

Huawei est l’entreprise de pointe dans la 5G : ce modèle de réseaux entièrement nouveau qui va être utile pour l’internet des objets, les objets connectés. Aujourd’hui, quand on achète une voiture, 40% de la valeur ajoutée de la voiture est de l’informatique embarquée (avec 200 ordinateurs embarqués).

Nous voyons apparaître des luttes extrêmement violentes entre les grandes entreprises. Peut-on penser que les puissances des entreprises puissent se comparer à celles des États ?

Comment se fait-il que chacune de ses entreprises soit unique dans son domaine ?

Le système d’exploitation de Google est né après le rachat en 2005, d’une entreprise qui s’appelait Android. Il s’agissait d’une petite PME qui avait commencé à travailler sur un petit système d’exploitation pour téléphone basé sur Linux. En 2007, l’iPhone est annoncé et Google riposte en lançant le système Android pendant l’été de la même année. Notons que derrière un système comme Android qui semble sortir du néant, il y a en réalité 1000 à 2000 ingénieurs qui ont travaillé pendant 6 ou 7 ans. L’ordre de grandeur de l’investissement pour produire Android est de l’ordre du milliard de dollars ou d’euros. Quand le gouvernement américain essaie d’interdire l’utilisation d’Android à Huawei pour ses téléphones, c’est très grave parce que cela remet en cause des investissements considérables. Par conséquent, Huawei a son propre système de remplacement qui pourrait lui servir de base arrière pour se défendre contre l’embargo sur Android ; ils travaillent dessus depuis 2012. Les investissements sont énormes, mais sans certitude d’un retour sur investissement.

Sur chaque segment de marché, il y a un seul fournisseur possible, parce que sur un marché où les investissements sont considérables et les coûts marginaux très faibles, celui qui a pris de l’avance ne peut être rattrapé, ses gains supérieurs lui donne un avantage décisif.

Concurrence monopolistique

Dès qu’une entreprise a pris un peu d’avance sur les autres, les autres sont condamnées ; c’est le cas de Microsoft qui est devenu le leader dans le traitement de texte. Sur chaque segment de marché, il y a un seul fournisseur possible, parce que sur un marché où les investissements sont considérables et les coûts marginaux très faibles, celui qui a pris de l’avance ne peut être rattrapé, ses gains supérieurs lui donne un avantage décisif. Mais ce monopole est temporaire, nous le voyons avec l’exemple de Nokia qui a été supplanté par l’iPhone.

La cohabitation n’est donc possible que par la différenciation : Apple et Google sont différents parce que l’iPhone se positionne comme un produit de luxe. Ce régime économique s’appelle la concurrence monopolistique, il est celui de l’économie contemporaine. Sur chaque créneau du marché, il y a une entreprise qui a le monopole et qui est indéracinable jusqu’au prochain bouleversement du marché. C’est ce qui explique la puissance très grande de ces entreprises.

Le phénomène de l’informatique est intéressant parce qu’elle est plus importante que l’automobile qui avait été pendant toute la seconde révolution industrielle, l’industrie la plus importante. En effet, aujourd’hui le chiffre d’affaires mondial de l’automobile est de 2 500 milliards de dollars (soit le PIB de la France). L’informatique et les télécoms représentent 4 200 milliards de dollars.

Exemple de Netflix

La position de monopole n’est pas encore complètement établie et il pourrait y avoir des concurrents de Netflix qui apparaissent (HBO, Disney, Amazon Prime Video, Hulu, Google). Mais c’est une entreprise qui a été très soigneuse dans l’organisation de son réseau et dans la réalisation technique de ses diffusions. Netflix loue de la fibre optique a des opérateurs qui les ont posées eux-mêmes ce qui est intéressant sur les coûts. L’entreprise propose également aux fournisseurs d’accès à internet comme Orange, Free, Bouygues, SFR de mettre un serveur gratuitement dans leurs installations. C’est très habile, puisque c’est un intérêt pour le fournisseur d’accès. Puis les clients sont mieux desservis et l’accès aux données de Netflix est beaucoup plus rapide. Netflix représente aujourd’hui 15% du trafic internet mondial, devant YouTube (11,35%) avec un chiffre d’affaires de 15 milliards de dollars, 5400 employés et 140 millions de clients.

A l’origine de la naissance de l’informatique et des premiers travaux qui ont mené à l’invention de l’ordinateur il y a un contrat de l’université de Pennsylvanie pour créer une machine capable de calculer les tables de tir de la marine américaine pendant la guerre du Pacifique.

Pourquoi ces entreprises géantes et puissantes ne peuvent en aucun cas se comparer à la puissance des États ?

Dans tout ce qui concerne le développement de l’informatique, l’État américain a joué un rôle fondamental. En effet, à l’origine de la naissance de l’informatique et des premiers travaux qui ont mené à l’invention de l’ordinateur il y a un contrat de l’université de Pennsylvanie pour créer une machine capable de calculer les tables de tir de la marine américaine pendant la guerre du Pacifique. La marine américaine employait des milliers de personnes, notamment des femmes pour faire des calculs à la main, mais ce n’était pas assez précis et il fallait lancer un projet qui puissent calculer les tables de tir. C’est de là qu’est née l’informatique. Le projet Manhattan ou la construction de la bombe atomique, était un grand projet pour l’informatique puisque l’on a dû imaginer des moyens de calcul automatiques et cela a donné naissance à l’ordinateur. Aussi, l’industrie des semis-conducteurs a été largement financée par des crédits militaires lors de la guerre du Vietnam notamment. Il y a donc eu des financements publics américains énormes, qu’ils soient civils ou militaires.


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En août 2018, Trump a donné un ordre exécutif qui interdit aux entreprises chinoises de déployer des réseaux 5G aux États-Unis : il est question de priver Huawei d’Android. Les Américains étaient très en retard dans le déploiement de la 5G, il semble que ce soit le principal motif de cette guerre économique explique Laurent Bloch. C’est un exemple d’une application extraterritoriale du droit américain dont il joue sur le plan international. Toutefois, Huawei pourra toujours résister grâce à la population chinoise, mais les principales victimes pourraient être les Européens.

Dans les années 1980, la montée de la puissance des industriels japonais semblait irréversible parce que leur production était moins chère, plus rapide, plus fiable que celle des Américains. Tout semblait parti pour que le Japon devienne une puissance dans ce domaine. Mais la signature le 22 septembre 1985 des accords du Plaza à New York, renverse la donne. Il y a une dépréciation des cours du dollar par rapport au Yen japonais et au Mark allemand. Une des armes les plus importantes des États-Unis est sa monnaie. Le dollar est en quelque sorte invincible parce qu’il n’a aucun concurrent : la confiance dans une monnaie est celle que l’on a dans la dette de son émetteur. La dette chinoise est sapée par l’opacité de ses marchés financiers, et en 2019 il n’y a pas de dette de l’Eurozone, uniquement des dettes de différents pays divergents. Donc la puissance de ces grandes entreprises qui sont toutes américaines est une puissance qui doit l’essentiel de sa force à la puissance de l’État américain. Mais la politique de Trump est beaucoup plus favorable aux entreprises américaines du passé (sidérurgie, aluminium...) qu’à celles de l’avenir (micro-électronique, informatique).

Quel est le risque pour l’Europe ?

Au XVIIIe siècle la Chine produisait 30% de la richesse mondiale et l’Inde 20%. La puissance de ces pays a été liquidée par la première révolution industrielle, par les interventions militaires françaises et britanniques. L’Union européenne est confrontée au même risque de décadence que l’ont été la Chine et l’Inde qui ont été humiliées par les pays européens conclut Laurent Bloch.

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