Constantin Sigov est Philosophe et professeur de philosophie à l’Académie Mohyla de Kiev (Ukraine) et directeur des éditions « L’esprit et la lettre ». D’origine russe, Galia Ackerman vit en France depuis 1984. Docteure en histoire et chercheuse associée à l’Université de Caen, elle est spécialiste de l’Ukraine et de l’idéologie de la Russie post-soviétique. Elle a été journaliste à RFI et à la revue Politique internationale. Elle est notamment l’auteure, aux éditions Premier Parallèle, de Traverser Tchernobyl (2016). Elle publie Le Régiment Immortel. La guerre sacrée de Poutine, éd. Premier Parrallèle, 2019. Laurent Chamontin, Polytechnicien, est membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.
Cette élection traduit une crise profonde de la relation entre le citoyen et les élites politiques ukrainiennes. C’est à la fois l’utopie un peu folle de croire qu’un personnage "hors système" va pouvoir tout changer et une forme de divertissement pascalien.
Professeur de philosophie à l’Académie Mohyla de Kiev, Constantin Sigov est interrogé par Galia Ackerman, à l’occasion d’une conférence publique à l’INALCO (Paris, 5 juin 2019). Il met en perspective l’élection du président ukrainien Volodymyr Zelensky, le 21 avril 2019, avec 73,2 % des voix. La transcription de cet entretien, par Laurent Chamontin, membre du Conseil scientifique du Diploweb.com, a été validée par Constantin Sigov et Galia Ackerman.
Galia Ackerman (G. A. ) : Un comédien élu président de l’Ukraine le 21 avril 2019 avec 73,2 % des voix : comment expliquer ce scrutin incroyable dans un pays en guerre depuis 2014 ?
Constantin Sigov (C. S.) : Le journaliste Boris Reitschuster, spécialiste allemand de la Russie, m’a signalé un sondage réalisé dans son pays. En Allemagne fédérale, 55% des sondés considèrent que le principal danger vient actuellement des États-Unis, et 33% pensent qu’il vient de la Russie – alors même qu’une guerre dans laquelle celle-ci est indiscutablement impliquée continue à deux heures de Berlin, en Ukraine.
Cet exemple illustre que les gens ne veulent pas savoir ce qui se passe. C’est étonnant en Allemagne, et, en Ukraine, c’est le même phénomène qui se produit. Il s’agit en quelque sorte d’une forme de divertissement pascalien. En effet, regarder en face une réalité de ce genre est fatigant.
Il y a clairement des dissensions à ce sujet au sein de la société. Ceux qui défendent notre liberté au Donbass depuis 2014 sont choqués de voir que les autres vivent comme si la guerre n’existait pas. Il y a des débats très vifs à ce sujet. Par exemple, un étudiant des Beaux-Arts a fait une exposition qui se moque des combattants qui a suscité une critique de la part d’un professeur combattant. Un affrontement éternel entre l’exigence de liberté d’expression et le point de vue de ceux qui se battent pour la liberté.
Après cette élection, nous allons passer au temps que Marcel Gauchet nomme le désenchantement, où la société, les médias, mais aussi l’Union européenne joueront leur rôle. C’est le temps des Cent jours sur lesquels V. Zelensky va être jugé.
G. A. : Quand même, une nation en guerre qui élit un candidat sans expérience et sans programme, n’est-ce pas de l’infantilisme ?
C. S. : Il reste à préciser les limites d’utilisation des notions psychologiques dans le champ de l’analyse politique. Encore une fois, il y a la fatigue de la guerre, et puis aussi un phénomène que l’on observe un peu partout en Europe : l’élection d’un candidat jeune, clairement situé hors du système, avec un visage affiché comme nouveau, traduit une crise profonde de la relation entre le citoyen et les élites politiques. C’est l’utopie un peu folle, de croire qu’un personnage hors système va pouvoir tout changer. L’opposition doit maintenant préparer une réponse asymétrique, dès les élections parlementaires à venir qui joueront un rôle crucial.
G. A. : V. Zelensky a joué dans la série télévisée « Serviteur du peuple », où il incarne un instituteur qui devient en quelque sorte président malgré lui, et ainsi « serviteur du peuple ». Cette émission a-t-elle été conçue en vue de l’élection ?
C. S. : Scénariste et metteur en scène de cette émission sont connus. Celle-ci est par ailleurs diffusée sur la chaîne "1+1" qui appartient à l’oligarque Ihor Kolomoïsky. L’utilisation d’une série populaire pendant la campagne électorale présidentielle représente une innovation considérable sur le plan des technologies politiques. Difficile à dire quel sera le rôle des innovations analogues dans la vie publique de nos sociétés. Maintenant, l’élection est jouée, tous ceux qui sont concernés par la situation en Ukraine doivent prendre leurs responsabilités, surtout dans un contexte que l’érosion de la popularité de V. Poutine en Russie rend très inquiétant.
G. A. : V. Zelensky est originaire de Kryvyï Rih, dans l’est de l’Ukraine, et il a vécu un certain temps à Moscou. L’est de l’Ukraine a voté à plus de 80% pour lui. Ses origines ont-elles été un atout ?
C. S. : Son origine de l’est de l’Ukraine n’explique pas le vote pour lui à l’ouest de l’Ukraine. La question cardinale à laquelle nous faisons face n’est pas linguistique : c’est celle de la désoviétisation. C’est un point sur lequel nous risquons de ne pas être assez clairs et efficaces. On ne doit pas tout à fait amnistier les conduites de l’époque soviétique. Mais il faut éviter l’oubli et la perte de l’accès aux archives du KGB. C’est une ligne rouge.
G. A. : V. Zelensky voudrait-il revenir en arrière ?
C. S. : Il y a des gens dans son équipe qui vantent les acquis de la société soviétique, ce qui suscite des réactions de refus dans la société. Il faut espérer qu’il n’y aura pas de négationnisme et que les acquis très nets de ces cinq dernières années qui protègent notre liberté ne seront pas remis en cause. Un texte sur ce sujet, fixant clairement des lignes rouges, a été signé par plusieurs associations et adressé au Président, qui n’a pas répondu pour le moment. La réaction de la société est à suivre également.
Les lignes rouges concernent la politique culturelle et linguistique, les réformes structurelles comme la déclaration électronique des marchés publics par le système ProZorro, et la liberté effective de tous les acteurs, qui pouvaient par exemple être déclarés « agents de l’étranger » sous Viktor Yanoukovitch.
G. A. : La semaine dernière, j’étais en Ukraine pour présenter mon ouvrage « Le régiment immortel » (éd. Premier Parallèle, 2019). J’ai senti une certaine réticence à sa réception dans l’est du pays. Peut-on parler d’une rémanence de la soviétisation dans cette région ?
C. S. : Comme vous le rappelez dans votre livre, le prix Nobel de littérature Herta Müller a décrit son voyage dans le Donbass en 2004. Elle y a vu en particulier des motifs qui renvoient au soviétisme (tanks exposés dans les jardins publics, statues de Lénine…). La question est effectivement aujourd’hui de sortir de cet esclavage qui renvoie à celui du Goulag, et précisément dans ce cas-là, de s’affranchir d’une forme de militarisation invisible.
G. A. : Peut-on dire que la Russie se militarise même si elle n’est pas menacée, alors que l’Ukraine se démilitarise ?
C. S. : Les gens appelés au front font le nécessaire, mais à la différence de la Russie, le volontariat joue un rôle important. L’idée n’est pas ici de militariser la société et de développer la haine, mais de défendre la liberté et de stopper l’agression pour revenir à la paix. Des associations, par exemple « Les enfants de l’espérance », s’attachent à changer d’approche vis-à-vis du tragique. Celle-ci cherche à éviter la militarisation des enfants et à préparer une vie où la mentalité vengeresse est tenue à distance. Il faut aussi valoriser la tolérance en Ukraine, un pays dont une remarque malicieuse fait remarquer que Président et Premier Ministre sont juifs, comme en Israël…
G. A. : La question de la soviétisation est un point d’achoppement crucial dans les relations entre Russie et Ukraine. Comment cette dernière peut-elle combattre la mentalité militariste du "régiment immortel" ?
C. S. : Il ne faut pas interdire ce type de manifestation, mais expliquer davantage ce qui s’est vraiment passé. Sortir du cliché soviétique est du reste une tâche qui incombe également aux Occidentaux, comme l’historien de la Russie Karl Schlögel l’a remarqué. Il faut développer activité politique et éducative pour renforcer l’immunité de la société et mieux l’affranchir de ce contexte toxique.
Prenons un exemple parlant : il y a une plaque à la mémoire du poète antistalinien Ossip Mandelstam [1] à Kiev pas très loin du Maidan. Récemment des poètes ukrainiens sont venus y lire ses poèmes en russe, et des traductions en ukrainien. L’esprit de l’Ukraine européenne, c’est cela.
Question de la salle : L’élection de V. Zelensky est-elle le fruit d’une manipulation par la Russie ?
C. S. : Il faut être très prudent pour recourir à ce genre de notion. Il y a certes des réseaux russes en Ukraine ; il faut être vigilant, mais éviter également de calomnier.
Question de la salle : Quelle est votre opinion de la présidence Petro Porochenko ?
C. S. : P. Porochenko a poursuivi des orientations structurelles en direction de l’UE et de l’OTAN. On peut par ailleurs mentionner les réformes structurelles comme ProZorro que j’ai déjà mentionnées pour les marchés publics, la réforme de la médecine, et, comme je peux en témoigner à partir de mon expérience personnelle, une politique culturelle innovante. Au total, un bilan positif. Quant à l’octroi de l’autocéphalie par le Patriarche de Constantinople, qui n’était pas seulement un projet politique, il n’a pas joué de rôle au moment des élections.
Question de la salle : La population a-t-elle voté contre Petro Porochenko ?
C. S. : Ce type d’état d’esprit est hélas répandu. Sans doute n’a-t-on pas assez communiqué sur les résultats obtenus. En plus de ce que j’ai déjà mentionné, on peut par exemple mettre en avant une économie budgétaire de 4,6 milliards de dollars réalisée grâce à la restructuration du secteur gazier. Il reste beaucoup à faire, mais de grands efforts ont déjà été réalisés.
Cette conférence de Constantin Sigov a été organisée le 5 juin 2019 à l’INALCO (Paris).
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[1] Poète de langue russe mort en déportation en 1938.
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