Paris : Hora Decima, 2007. Cet ouvrage invite le bon sens à réagir aux absurdités de notre temps. Le parallélisme récurrent proposé par l’auteur entre le système soviétique et nos habitudes mentales constitue sans doute la touche originale de l’ouvrage. Le marxisme n’est pas mort, contrairement à ce que voudrait faire accroire une certaine myopie historique béate. Le léninisme n’est-il pas avant tout une praxis protéiforme, qui se moque de la doctrine, et ne s’intéresse qu’à la manipulation des masses ? Coupez la tête de l’hydre, cent autres surgissent pour la remplacer.
ALEXANDRA VIATTEAU appartient à ces penseurs de l’Est, qui, tels Soljenitsyne, Zinoviev, Volkoff ou Chafarevitch, sensibilisés au totalitarisme socialiste léniniste, ont su reconnaître un totalitarisme d’un nouveau genre dans nos sociétés occidentales et dans le monde contemporain. Dans la continuité décapante d’une Sourgins (Les mirages de l’art contemporain) ou autre Natacha Polony (Nos enfants gâchés), avec La société infantile, aucune des tares de notre civilisation n’échappe au vent de la critique d’A. Viatteau : citons pêle-mêle, l’émotion collective sans « débat de fond » à laquelle a donné lieu la crise du CPE (des manifestants irresponsables « farcis d’idéologie politique ou économique, s’agitant, gesticulant et criant, parfois dans une langue approximative » en une vaste « parade carnavalesque »), le suivisme des foules, l’infantilisme attardé dans lequel sont volontairement entretenus nos étudiants d’université, les programmes Erasmus, les lycées transformés « en clubs socio-éducatifs », « l’activité enseignante en exercice de relations humaines (…), une compétence sans connaissance », des professeurs « "accompagnateurs" plutôt qu’éducateurs », une philosophie qui « ne se construit pas autour d’un savoir » mais qui a recours à la « discussion » permanente : « le corps enseignant finit par exploser devant les "consignes de tolérance" fournies par certains rectorats pour "maintenir ou améliorer les résultats" aux examens ».
L’auteur s’en prend encore à la mode de la « communication », de la « mixité sociale » et du « dialogue social », à l’art contemporain défigurant nos villes, aux « artistes subversifs », ultra-officiels et subventionnés, - dont un body-art outrancier et médiocre (« recevoir des baffes pendant vingt minutes, être enfermée pendant douze jours sans prononcer une parole ni manger, laver une montagne d’os encore sanguinolents… », « pisser debout ») « cyniquement imposé à un public finalement pris en otage par ces véritables attentats à la vérité, à l’intelligence… ».
Les sitcoms ne sont pas non plus en reste (Hélène et les garçons sont des « jeunesses communistes » en goguette), ni les émissions de télé-réalité en tous genres (« parti ou Loft, même entreprise d’enfermement collectif »), et autres divertissements pascaliens « qui font de l’exhibitionnisme une "valeur" », béant au-dessus d’un vide métaphysique abyssal, — l’ « amusement perpétuel » étant érigé en religion officielle, comme dans ces émissions de grande écoute où, « flatté, il faut retourner la flatterie et rigoler ; agressé, ou même blessé, et même choqué, il faut continuer de rigoler (…). Et puis, quand on a fini de rire, on veut pouvoir pleurer un coup ; alors, c’est le bonus émotion. » Où est la « culture de la discrétion et de la décence qui est au fondement de la dignité ? » On apprend encore que l’inénarrable J.-L. Borloo, ministre de la République française, affirme avoir « les boules ». L’impudeur s’étale au grand jour (c’est la « cuculisation » dénoncée par Gombrowicz, la promotion universelle du grossier, du laid et du « crado », — d’une « Crad’expo » par exemple, qui inverse le modèle pédagogique de l’enfant « instruit et intéressé par autre chose que son derrière »).
Le mauvais goût de la « gay-pride » est également quelque peu écorné : les « collectifs identitaires (…), dont les banlieues ou les homosexuels sont un bon exemple, mais pas les seuls. Ainsi, même le narcissisme devient collectif : on se rassemble parce qu’on se ressemble. » C’est là la mode « ethnique » de la « tribu ». Continuons : Madame Viatteau s’en prend à la victimisation perpétuelle du délinquant (« "martyr autoproclamé" infantile qui, quoi qu’il fasse, n’est jamais coupable, car "c’est l’Occident le fautif" comme le lui ont appris des démagogues, façonneurs de la mentalité collective »), au « film La Haine », aux émeutes de novembre 2005, à l’attaque des passagers du train Nice-Lyon le 1er janvier 2006, à « l’affaire des caricatures de Mahomet », au « rap », à la « techno », aux « rave parties », qui sont autant de marqueurs tristement caractéristiques de notre décennie. Et A. Viatteau de rappeler que « pour Platon, on mesure l’évolution de l’esprit de l’individu et de la société selon la musique qu’ils créent et qu’ils écoutent. » Sans oublier la mode infantile du « picto » ou du « SMS » où orthographe, correction et ponctuation ont définitivement disparu, relayés en cela par la publicité et la politique (dans sa « bravitude » et sa « positive attitude »). Ne serait-ce point là trace d’une novlangue à la 1984 ? « lorsque le langage et la manière dont il se parle et s’écrit sont pervertis, c’est toujours pour créer une nouvelle réalité. »
Halloween en prend aussi pour son matricule, ainsi que l’avortement encouragé et sacralisé, jusqu’au satanisme et, de façon plus générale, la « promotion du relativisme » et la déchristianisation.
Pendant ce temps-là, des « bobos » (ou « bourgeois bohèmes ») se payent en Avignon un « stage de rire organisé où le coach leur [apprend] à courir partout en balançant les bras et à pousser de petits cris, langue sortie et pendante ».
Quelles sont les causes du mal diagnostiquées par l’auteur ? Dès la première page c’est le « relâchement hédoniste libertaire » entrepris « depuis Mai 68 » qui est mis en cause : « ventripotents, dégarnis, myopes, les enfants du baby-boom, souvent devenus notables et rangés, restent rivés à leurs chimères ; vieux galopins jusqu’à la tombe, côte-à-côte avec de jeunes gâteux » que sont leurs enfants, « [rejetons] des soixante-huitards, livrés à la gravitation perpétuelle autour de leur sexe », fils de « parents qui ne seront jamais capables de l’être ». Où Alexandra Viatteau montre assez subtilement comment le ressort d’une telle frénésie « résulte d’une manipulation de l’individualisme orienté vers sa canalisation collective » : « nombrils de tous pays, unissez-vous ! » aurait titré une exposition à laquelle l’auteur refusa de se rendre.
A ce titre, le parallélisme récurrent proposé par l’auteur entre le système soviétique et nos habitudes mentales constitue sans doute la touche originale de l’ouvrage. Le marxisme n’est pas mort, contrairement à ce que voudrait faire accroire une certaine myopie historique béate. Le léninisme n’est-il pas avant tout une praxis protéiforme, qui se moque de la doctrine, et ne s’intéresse qu’à la manipulation des masses ? Coupez la tête de l’hydre, cent autres surgissent pour la remplacer. C’est ainsi que, par-delà la chute du Mur de Berlin, la psychanalyse est devenue l’outil de fabrication de l’homme nouveau totalitaire (« Staline qualifia les psychologues d’ "ingénieurs de l’âme humaine" ».) « Après 68, on se mit en France à lire Wilhelm Reich, qui avait été à la fois disciple de Freud et militant communiste, et l’on commença à rêver de révolution sexuelle. Il s’agissait de combattre tout ce qui représentait une forme d’autorité, jugée répressive, et de mettre fin à l’emprisonnement des corps et des désirs » (Roger Pol-Droit). Et les « idiots utiles » parisiens (selon l’expression de Jdanov) depuis les années 70 de s’appliquer à « fabriquer à moyen ou long terme de nouveaux conformismes » que les masses « finissent par réclamer elles-mêmes » dans un « consensus démocratiquement orchestré ». Nos concitoyens semblent vouloir se précipiter tête baissée dans des réflexes de groupe, dans un « fascisme intériorisé, volontaire, un fascisme en pente douce, qui cousinerait avec la "tyrannie de la majorité" chère à Tocqueville » que le stalinisme cherchait à imposer au groupe par la force : en Pologne jaruzelskiste, le « besoin d’appartenance (…) des membres du parti communiste était l’objet d’une moquerie et d’une satire féroce (…). Or, chez nous, on a peu à peu érigé en vertu républicaine l’intégration obligée (…). La revendication d’une commission permanente de la vie associative dans chaque ministère rappelle immanquablement à tout soviétologue l’obligation soviétique d’un commissaire politique dans chaque kolkhoze ». Il y a aussi le « guetteur de » « "tendance générale" (comme il y avait la "ligne générale" du communisme) ».
Qu’est-ce qui est fondamentalement dénoncé ? Ce que toute la philosophie classique n’a eu de cesse de rappeler depuis des millénaires : savoir que, pour parvenir à une certaine liberté, l’homme doit devenir « maître de soi-même » (Aristote), et notamment de ses impulsions immédiates que vantent les démagogues, les sophistes, et contre lesquels tous les grands philosophes se sont érigés de Platon et Aristote à Saint Thomas d’Aquin en affirmant la transcendance objective du Vrai, du Beau et du Bien.
Or, c’est précisément l’inverse que notre idéologie dominante préconise, par exemple en privilégiant le cerveau droit sur le gauche (consumérisme oblige). En témoigne notamment le jeunisme, névrose congénitale de notre petit écran, et qui n’est pas sans rappeler les terribles « gardes rouges » chers à Mao, de sinistre mémoire. « Il en est du slogan : "jeunes", comme de ceux de "liberté", "justice" ou "paix", employés dans des sens divers ou opposés, selon l’idéologie et le système politique qui en use. Face au laïcisme, à l’utilitarisme ou au marxisme-léninisme, le christianisme a aussi un projet pour la jeunesse. » Ainsi, le totalitarisme « apparaît dans les systèmes démocratiques sous une forme enrobée et sympathique [d’autres parleraient de « soft idéologie »], en démocratie libérale, elle permet d’évoluer "librement" vers un mondialisme aisément et "globalement" gouvernable ». Au fondement d’un tel projet, c’est « l’absence de transcendance », le « parti pris faussement progressiste de rejet de la loi naturelle, de l’ordre, de la morale » qui sont responsables d’une telle dérive. Ou comment « le progrès [peut] être menacé par l’idéologie du progressisme ».
Autrement dit, La société infantile a le mérite de mettre en chemin vers une réflexion, car elle invite le bon sens à réagir aux absurdités de notre temps. C’est une bonne étude sociologique sur laquelle le philosophe pourra s’appuyer, pour décrypter la racine du mal qui est décrit ici.
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