Directeur du Diploweb.com. Directeur de recherche à l’IRIS. P. Verluise enseigne la Géographie politique à la Sorbonne, au Magistère de relations internationales et action à l’étranger de l’Université Paris I. Il a fondé le séminaire géopolitique de l’Europe à l’Ecole de guerre. Distinguished Professor de Géopolitique à GEM. Pierre Verluise publie Géopolitique des frontières européennes. Elargir, jusqu’où ?, Paris, Editions Argos, Diffusion PUF, 20 cartes en couleur.
Issue de l’ex-Yougaslavie, marquée par des crimes de guerre dans les années 1990, la Serbie vient de présenter une séquence bien rythmée pour optimiser ses chances d’entrer un jour dans l’Union européenne. Retour sur le scénario et mise en perspective.
POUR la Serbie d’aujourd’hui, il s’agit de sortir de l’alternative suivante : continuer de prétendre garder explicitement la main sur le Kosovo – dont Belgrade ne reconnaît pas l’indépendance déclarée en 2008 [1] – ou faire avancer sa candidature à l’Union européenne. En apparence, la situation semblait bloquée. En privé, les politiques serbes reconnaissaient à demi-mot depuis quelque temps que la « patate chaude » du Kosovo leur pesait. L’Eglise orthodoxe serbe se montre cependant particulièrement intransigeante sur le sujet.
La marche serbe à l’UE s’est faite en plusieurs temps. Après avoir été longtemps cachés, des militaires serbes accusés de crimes de guerre ont été finalement livrés au Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie, dont le général Radko Mladic, commandant d’une partie des forces serbes responsables du massacre de Srebrenica (1995, 8 000 morts). Résultat attendu, l’Union européenne octroie à la Serbie le statut de candidate officielle, le 1er mars 2012.
Le 20 mai 2012, les électeurs serbes choisissent pourtant un président nationaliste, Tomislav Nikolic, ancien proche de Slobodan Milosevic. Le président T. Nikolic rassure rapidement Bruxelles en annonçant la poursuite du processus d’adhésion à l’UE. Un processus qui rapporte tout de même à Belgrade la bagatelle de 202 millions d’euros en 2012 et 208,3 millions d’euros en 2013. La Commission européenne déplore cependant en 2012 des reculs en matière de justice. Un sujet qui froisse probablement moins le président russe Vladimir Poutine à qui le président serbe rend rapidement visite en russophile assumé. Ce qui est à la fois son droit et le fruit d’une histoire.
Dossier bloquant : la Serbie et le Kosovo. Le 19 avril 2013, en partie grâce à Catherine Ashton, la Serbie signe avec le Kosovo un accord visant à normaliser leurs relations. A compter de ce moment, le tempo s’accélère. Le 22 avril 2013, la Commission européenne recommande l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Serbie. Le 25 avril 2013, un très court extrait d’un entretien télévisé avec le président serbe Nikolic dans lequel il demande pardon pour le massacre de Srebrenica fait sensation sur Youtube. Cela semble une révolution copernicienne pour ce nationaliste… qui peut justement lâcher du lest parce qu’il n’a rien a prouver sur ce registre.
Sans nier qu’il s’agit là d’une évolution significative, ces quelques phrases [2] peuvent s’interpréter comme une forme de marchandage pour lever les obstacles afin d’obtenir – à l’arrachée – l’ouverture officielle des négociations pour l’adhésion de la Serbie à l’UE, peut-être dans les prochaines semaines. Il s’agit de donner des gages pour sortir par le haut, créer un effet de cliquet en prenant l’UE à son propre jeu.
Il faut dire que les oligarques serbes – jamais très loin du monde politique – sont maintenant favorables à l’adhésion européenne. Ce serait une aubaine pour leurs « affaires ». Et la Russie n’y trouverait que des avantages, voyant dans la Serbie à la fois un pays proche et un pion dans sa stratégie énergétique à l’égard de l’UE. Il s’agit pour Moscou de garder autant que possible la main sur les tubes et les réservoirs pour alimenter l’UE en gaz. Après avoir habilement coupé les ailes du projet de gazoduc européen Nabucco, d’abord par le Nord (North Stream), il faut maintenant construire au Sud le gazoduc South Stream, dont le parcours suit des pays considérés comme sûrs par Moscou, dont la Serbie. Celle-ci reçoit déjà des investissements russes et escompte devenir un réservoir-relais pour le bassin régional.
Les citoyens européens seront certainement contents de faire plaisir aux oligarques serbes et aux stratèges russes. Il n’est pas certain que les 7,3 millions de citoyens serbes y trouvent tous leur compte. Avec un Indice de perception de la corruption évalué à 39 sur 100 par Transparency international en 2012 [3], une criminalité organisée solidement implantée, une diplomatie souvent aux mains de technocrates de l’« ancien régime » et des services de sécurité qui n’ont pas été purgés… rien ne garanti que la manne russe et les fonds européens soient optimisés dans l’intérêt général. Ce ne serait pas la première fois que l’argent des hydrocarbures produirait du « mal développement ». Ce ne serait pas la première fois que les fonds de l’Union européenne seraient partiellement détournés par la corruption. Aujourd’hui, la Serbie est le plus pauvre des candidats officiels à l’Union européenne, avec un PIB par habitant en standard de pouvoir d’achat à 35% du niveau moyen de l’UE. Autrement dit, les 4x4 rutilants des mafieux n’empêchent pas la Serbie de se trouver à des années lumière de l’UE. Et la société serbe vit un profond malaise à cause de conditions de vie difficiles, particulièrement pour les honnêtes gens. La fécondité est en berne (1,4 enfant par femme) et les perspectives démographiques envisagent une baisse de la population d’ici 2025.
La marche serbe à l’adhésion pose la question des capacités réelles de l’Union européenne à contraindre un pays voisin à suivre de manière effective la voie de l’Etat de droit, de la démocratie et de l’économie de marché. Ce type de processus peut-il être exogène ou reste-t-il d’abord une mystérieuse alchimie endogène ? Que les politiques voient parfois plus loin que les difficultés présentes pour construire un avenir nécessairement radieux – personne n’en doute – n’empêche pas de constater que la Hongrie sort des clous de l’Union européenne depuis maintenant 3 ans sans que Bruxelles n’arrive à la ramener dans le respect des règles de l’Etat de droit. Sans que les experts qui ont défendu au début des années 2000 son adhésion en 2004 ne viennent expliquer pourquoi ils se sont si brillamment... égarés. A bien des égards, la Roumanie et la Bulgarie font également preuve d’une certaine inertie, avec un IPC situé respectivement à 44 et 41 sur 100 en 2012. En remontant davantage dans le temps, il serait même possible de montrer à partir de la Grèce – entrée en 1981 dans l’UE – que le temps ne suffit manifestement pas toujours à modifier les comportements en matière de fraude fiscale et de corruption. Puisque son Indice de perception de la corruption en 2012 est de … 36 sur 100. Autrement dit, l’IPC 2012 de la Grèce (36) se place - plus de 30 ans après son entrée dans l’UE - trois points en dessous de la Serbie (39). Alors, pourquoi ne pas ouvrir les négociations avec la Serbie aujourd’hui ? Avec ce genre de "raisonnement" la décision d’ouvrir prochainement les négociations d’adhésion de la Serbie à l’UE semble bien engagée. Reste à l’annoncer.
Que l’Union européenne – parfois en synergie non dite avec l’OTAN [4] – cherche à stabiliser une zone fragile sur son flanc sud-est peut se comprendre.
Que l’Union européenne - qui lutte le dos au mur contre son effacement géopolitique - ignore encore le principe de réalité peut inquiéter.
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Plus
. Voir sur le site de France 24 "Le président serbe s’excuse "à genoux" pour le massacre de Srebrenica", reportage suivi d’une interview de Pierre Verluise
. Voir sur le site de la Délégation aux Affaires Stratégiques une étude de Jean-Arnault Dérens sur "La Serbie, un pays « européen » à la dérive ?"
[1] 5 pays de l’Union européenne ne reconnaissent pas l’indépendance du Kosovo : Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie et Slovaquie.
[2] Il serait indispensable de disposer de l’intégralité de l’entretien et d’avoir les clés de la mise en ligne anticipée d’un extrait.
[3] Moyenne mondiale 50 sur 100, France 71.
[4] Cf. Pierre Verluise, 20 ans après la chute du mur. L’Europe recomposée , Paris, Choiseul, 2009
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