Quelles politiques de soutien à l’export de défense dans le monde et en France ?

Par Lucie BERAUD-SUDREAU, Mahault BERNARD, le 27 septembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Spécialiste de l’industrie de défense et des politiques d’exportations d’armement, Lucie Béraud-Sudreau est chercheuse associée à l’International Institute for Strategic Studies (IISS) basé à Londres (Royaume-Uni) où elle est chargée de l’étude de l’économie de défense. Mahault Bernard a suivi en 2018-2019 une formation à Londres à l’International Peace and Security MA au King’s College London. Elle a assuré durant cette année universitaire des synthèses de conférences géopolitiques et stratégiques pour le Diploweb.com

Quelles sont les grandes tendances des exportations d’armement au niveau mondial ? Quel impact le Brexit pourrait-il avoir sur l’industrie britannique d’armement et la politique de défense du pays ? Quels sont les enjeux de la création d’une industrie européenne de défense ? L’enjeu de la création d’une industrie européenne de défense est-il également d’assurer des ventes d’armes plus responsables sur le plan éthique ? Chercheuse associée à l’International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres), Lucie Béraud-Sudreau répond aux questions de Mahault Bernard pour Diploweb.com.

Mahault Bernard (M. B.) : Quelles sont les grandes tendances des exportations d’armement au niveau mondial ? Assistons-nous à un mouvement de réarmement ?

Lucie Béraud-Sudreau (L. B-S.) : Nous assistons à une augmentation des dépenses militaires, un phénomène qui est lié à la question du réarmement. Cette augmentation est visible depuis 2015. Elle fait suite à un mouvement de stagnation des dépenses militaires après la crise financière de 2008 et la chute du cours des prix du pétrole. Aujourd’hui, cette augmentation des dépenses militaires a surtout lieu aux États-Unis et en Europe. D’une façon générale, certaines tendances de fond ne changent pas dans le marché mondial de l’armement. En particulier, l’Asie et le Moyen-Orient restent les clients les plus importants dans le domaine. Cette tendance n’a pas vocation à changer à court terme.

(M. B.) : Puisque l’International Institute for Strategic Studies (IISS) se trouve en Angleterre, quel impact le Brexit pourrait-il avoir sur l’industrie britannique d’armement et la politique de défense du pays ?

L. B-S. : Évidemment, l’impact du Brexit sur l’industrie de défense britannique dépendra de la forme qu’il prend. Avec Boris Johnson à la tête du pays, il est aujourd’hui probable qu’un « no deal » ait lieu. Deux phénomènes parallèles sont alors envisageables.

Tout d’abord, le Brexit pourrait avoir un impact sur les liens entre l’industrie de défense britannique et les industries européennes. L’industrie de défense européenne est fragmentée mais des entreprises multinationales comme MBDA, Thalès ou Airbus existent et ont des liens avec l’industrie anglaise notamment. Comment ces entreprises vont-elles continuer à opérer de manière fluide ? C’est la question qui se pose. Il est vrai que la défense est un secteur qui reste une prérogative nationale et se trouve donc moins susceptible d’être impactée par le Brexit. Cependant, ces entreprises devront tout de même faire face à des problèmes de circulation des produits, du personnel ou des ingénieurs. La question de la transmission des informations se pose également. Le Royaume-Uni devra, en effet, conclure un accord avec l’Union européenne sur les questions de confidentialité et de secret-défense. Si un Brexit dur a effectivement lieu, des entreprises comme Airbus envisagent de délocaliser certaines activités. Ce phénomène aura certainement lieu plutôt au niveau commercial mais peut aussi avoir un impact sur la défense. Par ailleurs, le Fonds européen de la défense va maintenant être mis en place. Quel sera l’accès des entreprises britanniques à ce fonds ? La nature des liens qui subsisteront entre l’industrie britannique et les industries européennes voire une hypothétique industrie européenne de défense se trouve donc au cœur du Brexit.

Quelles politiques de soutien à l'export de défense dans le monde et en France ?
Lucie Béraud-Sudreau
Crédit photographique : IISS, Londres, Royaume-Uni.
IISS

Ensuite, il est clair que la Grande-Bretagne veut sortir de l’Union européenne tout en créant de nouveaux partenariats. C’est l’idée de « global Britain ». Dans ce cadre, on observe en 2019 que le département britannique en charge du soutien à l’export de défense augmente ses activités et essaie de soutenir les entreprises britanniques du secteur. On peut s’attendre à des efforts décuplés dans ce domaine. Cependant, il est difficile de déterminer si cette politique aura un effet concret dans le futur. En effet, les exportations d’armement dépendent d’une demande exogène.

Ainsi, deux mouvements parallèles ont lieu aujourd’hui : une diminution des liens avec l’Union européenne et une tentative de création de nouveaux liens avec l’extérieur.

(M. B.) : Quels sont les enjeux de la création d’une industrie européenne de défense ?

L. B-S. : Ceci est un sujet à suivre. Il y a eu deux mouvements successifs allant dans le sens d’une création d’une industrie européenne de défense. Tout d’abord, à la fin des années 1990, après la Guerre froide, une contraction des marchés de défense a eu lieu. Les Européens, suivant alors les Américains, ont décidé de consolider leur industrie. Cependant, ce mouvement n’a pas abouti. Les coopérations au niveau terrestre et maritime sont en particulier encore très éparpillées. Depuis cette période, la Commission européenne encourage l’intégration dans ce secteur mais les États et les industries nationales campent encore sur leurs positions et résistent à plus d’intégration. Des enjeux de souveraineté et d’emplois sont, en effet, mêlés à ces politiques. Une nouvelle contraction des budgets de défense a à nouveau eu lieu suite à la crise financière de 2008. La question du financement de l’industrie européenne s’est alors posée. Il s’agissait par ce biais de mettre en commun les ressources afin de résister à cette contraction. Le premier enjeu de la création de cette industrie est donc économique.

Un mouvement plus politique existe en parallèle. De nouveaux acteurs arrivés à la Commission européenne comme Jean-Claude Juncker et Federica Mogherini ont encouragé cette politique. Ils ont en effet vu dans ce mouvement une manière de relancer l’intégration européenne. Ce soutien à la création d’une industrie de défense européenne vient donc également d’acteurs supranationaux.

Au niveau national, des pays comme la France ont cherché à garantir leur autonomie stratégique ainsi que leur indépendance face aux Américains ayant de moins en moins d’intérêts stratégiques en Europe. Ils semblent avoir trouvé une réponse dans la création d’un marché de défense européen.

Ces trois mouvements ont encouragé cette politique. L’enjeu est donc de créer des géants au niveau européen pour garantir l’indépendance des pays de l’UE dans ce domaine, l’intégration entre ces pays et résister aux contractions successives du marché. Cependant, les avancées dans le secteur doivent faire face à ce que l’on pourrait appeler une sorte de « schizophrénie » des États européens. D’une part, ces États désirent avancer dans l’intégration. D’autre part, ils veulent garantir la souveraineté. Ces deux mouvements s’affrontent donc aujourd’hui. Des rapprochements existent mais il est trop tôt encore pour considérer qu’une réelle intégration est faite. Il s’agit dans ce secteur d’une politique de petits pas.

(M. B.) : L’enjeu de la création d’une industrie européenne de défense est-il également d’assurer des ventes d’armes plus responsables sur le plan éthique ?

L. B-S. : En effet, c’est là un véritable enjeu. Il est essentiel de souligner ce lien entre industrie européenne et ventes d’armement puisque la raison principale des exportations des pays européens est que leur marché est trop petit pour soutenir durablement leur industrie. Les exportations permettent de garantir un niveau de production que la seule demande du marché national n’aurait pas pu couvrir.

Il est donc possible d’imaginer qu’avec un marché européen plus unifié qui leur promet plus de débouchés, ces pays seraient moins dépendants de leurs clients à l’export hors de l’UE. Il est certain que si la France acceptait de vendre moins à des pays comme l’Arabie Saoudite, cela faciliterait la création de ce marché européen, et notamment la coopération avec l’Allemagne. La France ne s’est pas encore engagée dans cette voie et il semble peu probable que cela arrive prochainement. En effet, le discours français sur ce sujet, même s’il est très axé sur l’Union européenne, n’a encore que peu évolué.

(M. B.) : Nous parlons donc ici de la dépendance de la France vis-à-vis de ses clients. Cette politique de soutien à l’export de défense mise en place pour garantir la souveraineté de la France a-t-elle rendu le pays dépendant de ses exportations d’armement ?

L. B-S. : Ceci est un argument très intéressant mais difficile à prouver autant dans un sens que dans l’autre. En effet, comment savoir si ces exportations garantissent l’indépendance de la France ? Le pays est en mesure de surveiller les armes qu’il a vendu et ses clients ne sont pas autorisés à réexporter ces armes. Cependant, les questions de transfert de technologie ainsi que de respect des normes internationales par les clients de la France restent problématiques.

(M. B.) : Pourrait-on imaginer l’instauration d’un contrôle parlementaire en France comme en Suède ?

L. B-S. : C’est une piste qui pourrait être explorée et qui serait intéressante puisqu’elle permettrait d’avoir un débat au sein du pays. Il est vrai que des discussions apparaissent depuis quelques mois. Le fait de mettre des parlementaires dans la boucle d’autorisation avant que la licence soit accordée, permettrait d’ouvrir plus largement le débat au public. Dans le modèle Suédois, les parlementaires ont également un droit de véto. Il est difficile d’imaginer que cela soit possible en France. Cependant, cette ouverture du débat doit se faire par étapes, en commençant par l’intégration des parlementaires dans les décisions d’autorisation des exportations. Il s’agit d’une éducation à faire car les parlementaires s’intéressent aujourd’hui peu à cette question. L’ouverture du débat en France est évidemment un processus de long terme qu’il faut voir sur dix ans. C’est un mouvement qui a été amorcé récemment et cela peut être le début d’un véritable changement. Ce mouvement doit également passer par la mobilisation de la société civile. Si elles sont mobilisées et écoutées, les ONG pourront avoir un impact sur les parlementaires.

NDLR : Reste à savoir comment des acteurs extérieurs – éventuellement concurrents de la France sur les marchés d’armement – pourront instrumentaliser notamment via des actions de lobbying les parlementaires, organisations non gouvernementales, médias et réseaux sociaux pour entraver les exportations françaises d’armement.

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