Quelle lecture géopolitique de l’Afghanistan ?

Par Raoul DELCORDE, le 21 juillet 2021  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ambassadeur (hon.) de Belgique. Diplomate depuis 1985, Raoul Delcorde a été successivement ambassadeur pour la Belgique en Suède, en Pologne et au Canada. Il est professeur invité à l’Université Catholique de Louvain et membre de l’Académie royale de Belgique. Raoul Delcorde publie « La diplomatie d’hier à demain », préface de Herman Van Rompuy, Bruxelles, éd. Mardaga.

Comment l’Afghanistan en est-il arrivé à la situation de 2021 ? Quels sont les scenarii imaginables pour demain ? L’Ambassadeur (hon.) Raoul Delcorde offre une précieuse lecture géopolitique des fondamentaux de ce pays et présente quelques évolutions envisageables.

Avec tes ennemis, patiente. Avec tes amis, pardonne. Proverbe afghan

I. Un Etat enclavé et morcellé

ESPACE cloisonné, isolé de la mer, l’Afghanistan a été, pourtant, à travers les siècles, un verrou stratégique, convoité par ses puissants voisins (Iraniens, Russes, Indiens). A la fois forteresse montagneuse ceinturée de steppes et de déserts et lieu de passage sillonné de vallées, ce pays rude relie les steppes d’Asie centrale à la vallée de l’Indus et aux mers chaudes de l’Ouest de l’océan Indien. Ce pays se structure autour de la chaîne de montagnes de l’Hindou Koush [1], qui prolonge (à près de 4000 m d’altitude) les chaînes himalayennes vers l’Ouest et n’est franchissable que par quelques cols, dont celui du Salang, qui permet de rejoindre Kaboul. Ce sont d’ailleurs les Soviétiques qui construisirent le tunnel routier du Salang, dans le col du même nom, seule voie d’accès permettant de relier le Nord et le Sud du pays toute l’année. La géographie influe sur le processus politique : un monde clos de vallées habitées par des clans souvent hostiles ne prédispose guère à l’unité. D’où la difficulté de se représenter comme Etat et l’extrême porosité des frontières afghanes, tant avec le Pakistan qu’avec les pays musulmans d’Asie centrale.

Au XIXè siècle ce pays fut, on le sait, au centre de ce “Grand Jeu” que se livraient la Russie (poussée vers les mers chaudes) et l’Empire britannique des Indes. Les Britanniques voulaient assurer une continuité stratégique entre l’Inde (qu’ils contrôlaient) et la Perse (dont ils contrôlaient la moitié du territoire). Aussi, pour mettre fin à leurs rivalités sur le terrain (par tribus afghanes interposées) la Russie et la Grande-Bretagne décidèrent de neutraliser ce carrefour qu’était l’Afghanistan : à cette fin, ils établirent des frontières et mirent en place une structure étatique incarnée par une des grandes tribus pachtounes, les Dorrani, qui était présente à Kaboul depuis la moitié du XVIIIe siècle et dont est issu le dernier roi d’Afghanistan, Zaher Shah. Il est significatif que ce sont précisément les Pachtounes qui incarnent le pouvoir politique à Kaboul depuis deux siècle et demi. Et ce sont donc eux qui établirent l’État afghan en 1747. A noter qu’Afghanistan signifie “terre des Afghans” en pachtoun. Les Taliban (pluriel de “taleb”, mot pachtoun désignant un étudiant dans une madrassa ou école religieuse) sont des Pachtounes comme l’étaient aussi les dirigeants communistes afghans qui prirent le pouvoir en 1978. Notons, toutefois, que les Taliban n’ont en rien une politique nationaliste pachtoune. Le régime qu’ils instaurèrent lorsqu’ils prirent le pouvoir était un régime clérical d’origine paysanne, appuyé sur des réseaux locaux, qui a instrumentalisé l’Islam pour prendre le pouvoir. On pourrait les définir, à l’instar de Frédéric Encel , comme étant un “collectif ethno-clanique” appuyé sur un islamisme radical.

Lorsqu’il faisait partie de l’Empire des Indes, l’Afghanistan s’était vu imposer par les Britanniques un tracé frontalier (appelé Ligne Durand) qui incorporait la passe de Khyber (qu’empruntait déjà Alexandre le Grand pour atteindre la Vallée de l’Indus) mais plaçait hors d’Afghanistan une partie du territoire pachtoun, qui devenait ainsi une province de l’Empire des Indes puis la North West Province du Pakistan actuel. Cette “Ligne Durand” allait alimenter pendant des décennies l’irrédentisme pachtoune, au point que l’Afghanistan fut le seul Etat du monde à s’opposer à l’admission du Pakistan à l’ONU… Le tracé frontalier s’étend jusqu’à la Chine à travers le massif du Pamir, par le corridor du Wakhan, qui était destiné à empêcher une frontière commune entre l’Empire russe et l’Empire des Indes. Ce territoire en forme de bec de canard relie l’Afghanistan au Sin-Kiang chinois, peuplé d’Ouïghours musulmans. C’était une fois de plus une illustration du principe de l’Etat-tampon entre les deux empires rivaux qu’étaient la Russie et la Grande-Bretagne.

Quelle lecture géopolitique de l'Afghanistan ?
Carte de l’Afghanistan, des peuples entremêlés
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Cette carte est extraite d’un article de Pierre Micheletti, "L’Afghanistan à l’heure du retrait de la coalition internationale"

II. La lente émergence d’une nation afghane, autour de l’ethnie pachtoune

L’Afghanistan vit durant une bonne partie du XXe siècle à l’écart des influences extérieures, dans une sorte de no man’s land géostratégique. Il apparaît, d’ailleurs, comme un des précurseurs du mouvement des non-alignés, dont il fut un des fondateurs à Belgrade en 1961. Mais à partir du milieu des années 1950, l’Afghanistan se départit de son attitude de neutralité pour entrer progressivement dans l’orbite soviétique. Ce fut le résultat d’une conjonction de facteurs ethniques et régionaux. Sur le plan ethnique, il y eut la politique de Zaher Shah visant à substituer à une société tribale et musulmane un nationalisme laïque à base ethnique et linguistique : c’est ainsi que le régime entendit imposer la langue de l’ethnie pachtoune, politiquement dominante mais qui était ethniquement minoritaire (toutefois aujourd’hui on estime que les Pachtounes représentent 60% de la population afghane). Le dari (variante du persan) demeure cependant la langue officielle de l’Afghanistan alors que c’est la langue parlée par la minorité tadjike. Emporté par son zèle nationaliste, l’Afghanistan réclama au Pakistan, au moment où ce dernier devenait un Etat indépendant (1947) les territoires peuplés de Pachtounes (on dit Pathans, au Pakistan) que les Britanniques avaient détachés du royaume de Kaboul au XIXe siècle. Mais l’Afghanistan a le malheur d’être un État enclavé et les tensions avec le Pakistan signifiaient fermeture des frontières, asphyxie économique et recherche d’une alliance de revers. A partir de 1955, les Afghans se tournèrent vers l’ex-URSS, dès lors que les Etats-Unis se désintéressaient de ce pays exsangue au profit du Pakistan et surtout de l’Iran. Pourtant, il faut reconnaître que Zaher Shah, à partir de 1963, sut habilement susciter une saine émulation entre Soviétiques et Américains pour le développement de son pays, et parvint à freiner l’influence soviétique (sauf dans la formation des cadres militaires). Lorsque Zaher Shah fut renversé par son cousin, le prince Daoud, en 1973, cette politique d’équilibre entre les grandes puissances fit place à un alignement de plus en plus marqué sur l’ex-URSS : le régime afghan tranforma le pays en république et le prince Daoud lui-même fut tué par des officiers afghans d’obédience communiste au moment (mais c’était bien tard) où il tentait de corriger la dérive pro-soviétique de l’État afghan pour revenir à l’équilibre de Zaher Shah. Mais les communistes afghans, face à des mouvements insurrectionnels dans toutes les régions du pays, ne virent de salut que dans une intervention militaire soviétique (24 décembre 1979), avec les suites que l’on connaît. Une fois de plus, la dimension ethnique et culturelle traversait la réalité politique afghane. Beaucoup d’étudiants qui rallièrent les mouvements insurrectionnels islamistes en 1978/79 étaient des Afghans de langue maternelle persane (les Tadjiks), séduits par les slogans appelant à remplacer le nationalisme ethnique – qui favorise les Pachtounes – par un recours à la foi musulmane. Mais ensuite l’Islam allait constituer l’élément fédérateur de la résistance afghane, par-delà les clivages ethniques.

III. Des moudjahiddins aux Taliban

Que se passa-t-il après le départ des troupes soviétiques (1989) ? On assista à une redistribution des alliances tant internes qu’externes. Les deux principaux chefs des moudjahidines, le commandant Ahmed Chah Massoud et Gulbudin Hekmatyar, se livrent une guerre sans merci. Le premier, Tadjik persanophone, surnommé “le lion du Panshir”, dirigeait un mouvement islamiste modéré, et contrôlait une bonne partie du Nord et du Nord-Est de l’Afghanistan. Le second, fondamentaliste, s’appuyait sur l’ethnie dominante pachtoune et était armé et financé par le Pakistan et l’Arabie saoudite. Islamiste radical, il tente de barrer la route de Kaboul à son plus grand rival, le commandant Massoud. Il s’en suit une période d’incertitude qui débouche sur des guerres fratricides et l’instauration d’un ordre islamique à Kaboul, prélude à la prise de pouvoir par les Taliban. Le commandant Massoud fut assassiné en septembre 2001 par un commando aux ordres d’Al-Qaïda. Hekmatyar se rapprocha des Taliban et est encore en 2021 à la tête d’un des principaux groupes politiques afghans, d’obédience islamiste. Mais alors que l’Islam avait été le ciment de la résistance afghane à l’occupation soviétique, la guerre entre les groupes de moudjahidines a transformé l’Islam en une force de division et de fragmentation. Le conflit s’est régionalisé : le Pakistan et l’Arabie saoudite ont appuyé les Taliban. On a dit que les militaires pakistanais étaient soucieux de se doter d’une profondeur stratégique par rapport à l’Inde, dont la présence au Cachemire voisin a déjà débouché sur trois conflits entre les deux pays. Le Pakistan a également déployé une stratégie visant à désenclaver l’Asie centrale à son bénéfice, en offrant des débouchés maritimes aux hydrocarbures du Turkménistan (cf. le gazoduc TAPI “trans-afghan” devant relier le Turkménistan au Pakistan via l’Afghanistan, dont la construction a démarré en 2015 mais dont le tronçon afghan n’est toujours pas réalisé, bien que soutenu par les Taliban). Ce faisant, le Pakistan concurrence l’Iran, également actif en Asie centrale, pour les mêmes raisons.

Sur le plan géopolitique, l’Afghanistan des Taliban présente une double articulation : il consolide une présence islamiste (cf. l’axe Riyadh – Islamabad – Kaboul) qui inquiète tant les dirigeants d’Asie centrale que la Chine et l’Inde. Mais empêtré dans des luttes internes (même si les Taliban contrôlent aujourd’hui la majeure partie du pays), l’Afghanistan est traversé par des divisions idéologiques qui ont des répercussions sur la stabilité régionale. D’où le soutien que l’Iran et la Russie ont apporté aux Afghans persanophones du Nord et du Nord Est, pour contrebalancer celui du Pakistan aux Taliban pashtounophones. Enfin, une forte économie de contrebande a accru le caractère déstabilisateur de ce pays.

IV. Et maintenant ?

Le gouvernement afghan pourrait s’effondrer et le pays pourrait plonger dans un conflit interne, les voisins de l’Afghanistan soutenant des factions rivales qui leur sont inféodées - ce qui s’est produit à la suite de la désintégration du gouvernement pro-soviétique de Najibullah en 1992. Il existe, toutefois, des forces armées non gouvernementales qui tenteront de freiner une victoire des Taliban. Au cours de ce processus, les Taliban pourraient prendre le dessus, mais ils ne seraient pas en mesure d’acquérir plus qu’un pouvoir limité sur le pays. Le conflit se poursuivrait, et la communauté internationale serait confrontée à de graves dilemmes lorsqu’elle apporterait son aide à un gouvernement dirigé par les Taliban. Il n’y a pas d’État-Nation en Afghanistan mais une addition de collectifs ethno-claniques. L’avancée des Taliban en 2021 s’explique par le fait qu’ils recrutent au-delà de leurs clans traditionnels.

Selon un autre scénario, l’administration Biden (2021- ) parviendrait à conclure une entente avec le Pakistan afin de convaincre les Taliban d’accepter un accord avec les autorités en place à Kaboul en vue d’un partage du pouvoir. Ce scénario est probable, à condition qu’il bénéficie d’un consensus régional, impliquant une réduction de l’hostilité américano-iranienne avec le retour de Washington à l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien. Toutefois, le système de gouvernement qui en résulterait serait fragile, faisant de l’Afghanistan un État particulièrement vulnérable, sujet à l’influence des acteurs régionaux, et du Pakistan en particulier.

Tous ces scénarios sont très préoccupants. Chacun d’eux laisse présager la survie d’un Afghanistan en proie à de graves dissensions internes.

La vitalité géopolitique de l’Afghanistan est ancrée dans la situation géographique du pays en tant que carrefour géostratégique. La meilleure façon de sauver l’Afghanistan en tant qu’État potentiellement stable et fonctionnel serait que les États-Unis se retirent de manière responsable. Cela nécessiterait un cessez-le-feu universel et un règlement politique global sous un gouvernement technocratique de transition, composé de personnalités non partisanes, talentueuses, dévouées et irréprochables, issues des rangs de la jeune génération d’Afghans. Est-il trop tard ?

Le diagnostic le plus lucide a sans doute été fait par l’expert Mike Barry [2]. Il écrit ceci : « L’Afghanistan moderne est un terrain négatif, non pas convoité pour ses ressources, mais un espace à neutraliser  : c’est-à-dire à envahir afin de l’interdire militairement à toute puissance ou force politique jugée, au moment donné de l’invasion, insupportablement hostile à la puissance envahis¬sante. Pour Calcutta, Moscou, Washington, en attendant Islamabad, l’Afghanistan successivement occupé de 1839 à 2001 aura toujours représenté une colonie stratégique.Une colonie stratégique se distingue d’une colonie d’ex¬ploitation économique. L’occupant n’y cherche guère à en développer l’infrastructure pour en espérer des revenus, mais avant tout veut s’en assurer l’espace à titre purement défensif ».

En 2021 la préoccupation principale des grandes puissances est que l’Afghanistan redevienne un sanctuaire pour les organisations terroristes internationales. Le développement économique et social du pays leur importe beaucoup moins. Or c’est précisément à cause de ces carences que l’Afghanistan est en proie a une corruption endémique associée à une narco-économie de grande ampleur, laquelle bénéficie aux « seigneurs de la guerre » qui contrôlent de vastes régions du pays.

Il faudra qu’un jour l’Afghanistan soit enfin capable de se stabiliser. Mais on ne doit pas perdre de vue que ce pays-mosaïque n’a pas de tradition centralisatrice mais bien une forte identité culturelle. C’est à partir d’un processus de réconciliation interne et externe, des modalités de participation équilibrée des différents groupes ethniques, de non-interférence de ses voisins et d’appui de la communauté internationale, qu’enfin les Afghans pourront vivre en paix dans leur “watan”, leur pays auquel ils sont profondément attachés.

Copyright Juillet 2021-Delcorde/Diploweb.com


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[1Selon certaines sources étymologiques, Hindou Kouch signifie la chaîne de montagne “qui tue les Hindous” en référence aux Indiens qui tentèrent de la traverser et périrent sur place.

[2Mike Barry, « Entre conflits religieux et manipulations ethniques, “Qu’allons-nous devenir ?” », Les Nouvelles d’Afghanistan, n° 172, mars 2021.


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