Penser l’autonomie stratégique européenne avec Bruno Dupré

Par Bruno DUPRE, La Revue [DEMOS], le 5 septembre 2023  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Bruno Dupré est conseiller sécurité défense pour le secrétariat général du service diplomatique européen, le SEAE. Il intervient à titre personnel et les opinions exprimées ne reflètent pas nécessairement celles de son employeur ou de son organisation. B. Dupré est membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.
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Alors que le Président Macron a fait de l’autonomie stratégique une de ses priorités pour l’Europe, Bruno Dupré explique ici ce que ce terme recouvre vraiment. Il se confie à La Revue, le média du collectif [DEMOS] qui a autorisé le Diploweb à vous présenter cette vidéo.
Avec en plus de la vidéo, une synthèse rédigée par B. Dupré pour Diploweb.

Cette vidéo peut être diffusée en amphi pour nourrir un cours et un débat. Voir sur youtube

Synthèse rédigée par Bruno Dupré

MAIS quelle mouche a piqué le Président de la République Française ? Alors que le sujet était soigneusement mis de côté depuis le début de la guerre en Ukraine (2022), Emmanuel Macron profite de sa visite en Chine en avril 2023 pour reparler, lors d’une interview aux Échos, d’autonomie stratégique qui selon lui doit être le combat de l’Europe. Sans autonomie stratégique, l’Union européenne risque de sortir de l’histoire. Et de souligner que les États Européens doivent tout faire pour éviter de devenir les vassaux des grandes puissances pour au contraire constituer une troisième force. Au moment où l’Europe prend enfin conscience de la nécessité de devenir un acteur géopolitique, le piège, dit le Président Français, serait d’être pris dans le dérèglement du monde et des crises qui ne seraient pas les nôtres. Une déclaration qui ne pouvait satisfaire personne ni en Europe, ni Outre-Atlantique, ni même en Asie au moment de tensions croissantes avec Taiwan. Sauf la Chine !

D’où vient ce besoin, permanent chez les Français diront certains, de toujours se distinguer ? Pourquoi chercher à exister autrement ? Une relation stable et sécurisée avec un partenaire qui partage nos valeurs depuis si longtemps n’est-elle pas préférable à des alliances hasardeuses avec des puissances déclinantes ou montantes dont les objectifs de domination sont évidents ?

C’est une vraie question et une première réponse peut être trouvée non seulement dans l’histoire profonde française mais aussi dans son histoire contemporaine. Je lisais cet été le livre de François Kersaudy « De Gaulle et Churchill : une mésentente cordiale » [1] et cela m’a paru lumineux. Même quand il n’était rien, à Londres, même quand il n’avait rien ni personne derrière lui, De Gaulle (1890-1970) était tout de même en mesure de conditionner le soutien qui lui était apporté au respect de la souveraineté française. Sans jamais transiger. Même si cette souveraineté n’existait plus. Les exigences de De Gaulle ont durement éprouvées les nerfs de Churchill mais, au plus profond, le Premier Ministre admirait cet engagement sans compromis. Le concept de souveraineté est accroché à l’histoire et au destin français.

Penser l'autonomie stratégique européenne avec Bruno Dupré
Bruno Dupré
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Dupré/La Revue [DEMOS]

La seconde question, celle qui nous occupe vraiment, est de comprendre comment ces concepts très français d’adversité, de souveraineté, d’autonomie et d’indépendance se transposent au niveau Européen. Et surtout doivent-ils se transposer ?

Il convient tout d’abord de rappeler que si le terme d’autonomie stratégique est français et militaire au départ, c’est le Conseil Européen et non la France qui le translate pour l’Union européenne en 2016 dans sa « Stratégie Globale » non seulement pour les questions de défense mais aussi pour d’autres secteurs : énergie, communication, cyber, lutte contre le terrorisme. L’objectif est on ne peut plus clair : réduire les dépendances et les vulnérabilités européennes dans les secteurs stratégiques clés.

Ensuite, le débat sans fin que l’on trouve parmi le monde académique sur « doit-on parler de souveraineté européenne ou d’autonomie stratégique » ne se retrouve pas dans le monde politique. L’ex-chancelière Merkel et le Président Macron, pour ne citer qu’eux, ont utilisé les deux termes indistinctement pour parler de nos vulnérabilités. Et quand ils ont fait référence à la souveraineté européenne, il ne s’agissait bien évidemment pas de souveraineté territoriale qui elle est au cœur de la notion d’État et de son inviolabilité (la raison profonde de notre engagement en Ukraine) mais simplement de souveraineté sectorielle : souveraineté énergétique, numérique, spatial. Ils auraient pu parler aussi bien d’autonomie stratégique, et ils l’ont fait, dans les domaines cités. Le débat sémantique est donc de peu d’intérêt.

La question qui fâche réellement est celle de l’autonomie stratégique dans le domaine de la sécurité. En son cœur, se trouve depuis longtemps la question de la relation transatlantique qui est existentielle pour nombre de pays européens et, partant, de l’équilibre des pouvoirs entre l’UE et l’OTAN. La « mort cérébrale » [2] de cette dernière n’a pas eu lieu et la relance de la guerre en Ukraine a assez bien clarifié les compétences de chacune des institutions : la défense collective de l’Europe est bien du ressort de l’OTAN. Ce qui n’empêche pas les États européens de devoir mettre à niveau leurs capacités de défense, de contribuer à stabiliser leur voisinage mais aussi, si les Etats-Unis se trouvaient confrontés à deux conflits majeurs, d’être capables d’assumer par eux-mêmes si nécessaire leur défense collective. Nous reviendrons peut-être sur ce point qui prend de plus en plus d’importance avec la confrontation grandissante entre la Chine et les Etats-Unis. Pour ma part la « détente » actuelle entre les deux pays ne présage aucunement de l’avenir.

L’autonomie stratégique européenne n’est pas synonyme d’autarcie mais d’interdépendance « choisie » et non « forcée ». Quel que soit la grande puissance concernée.

Dans l’immédiat, la préoccupation est de mesurer le lien réel ou fantasmé entre autonomie stratégique et défense européenne. Il est une chose de dire que la défense collective du territoire européen est du ressort de l’OTAN, il en est une autre de prétendre que les États européens font ce qu’il faut pour être à la hauteur de cette défense collective. Le sommet de Versailles en mai 2022 constitue un réveil brutal en ce qu’il a révélé les faiblesses structurelles des capacités de défense de l’Europe. Les États Membres européens ont négligé leur défense depuis un quinzaine d’années (en fait depuis la crise financière de 2008-2009). Et la guerre a également révélé notre incapacité à gérer l’urgence (au-delà des questions structurelles) : stock de munitions, chars et blindés de l’avant, artillerie lourde, défense anti-missile, tout manque. Nous sommes loin de l’autonomie stratégique. Et s’il est vrai qu’il faut éviter les doublons entre l’UE et l’OTAN, l’urgence n’est pas là. Il nous faut d’abord nous mettre à niveau, nous Européens. Tel est l’objet de la « Boussole Stratégique », document adopté en mars 2022, premier Livre Blanc de l’Union Européenne sur la défense et véritable feuille de route opérationnelle pour les dix prochaines années [3]. Deux axes clés : renforcer l’autonomie stratégique de l’Union par une plus grande coopération non seulement entre États Membres (la guerre en Ukraine a montré que c’était possible par exemple avec la gestion en commun des stocks de munition) mais aussi avec les États tiers. Cette notion d’États Tiers est importante. L’autonomie stratégique européenne n’est pas synonyme d’autarcie mais d’interdépendance « choisie » et non « forcée ». Quel que soit la grande puissance concernée. Nous n’y sommes pas.

En attendant, une des grandes réussites de la « Boussole Stratégique » est d’être parvenue à ce que pays du sud et du nord de l’Union européenne s’entendent, malgré des perceptions différentes des risques, sur la définition de menaces communes : la confrontation Chine-Etats-Unis, l’instabilité de notre voisinage, le développement des menaces asymétriques. Cette approche commune des menaces n’est pas juste le fruit d’une volonté européenne de compromis mais s’explique surtout par la porosité grandissante entre les arcs d’insécurité venant de l’est et ceux venant du sud. La présence de Wagner sur ces deux axes en atteste.

Mais quittons un instant les questions de sécurité pour finalement lever une ambiguïté fondamentale : la notion d’autonomie stratégique n’est pas uniquement liée à celle de défense/sécurité mais plus largement à la volonté politique de remédier à nos vulnérabilités sur tous les secteurs stratégiques : espace, énergie, santé, digital, hautes technologies, matières rares. Et si le consensus n’existe pas encore sur la façon d’accroitre notre autonomie stratégique dans le domaine militaire, nous venons de le voir, ce consensus est en revanche bien réel sur les politiques industrielles et les mesures concrètes à prendre pour protéger notre économie européenne : 1/ d’une part en mettant en place une boite à outils réglementaire : contrôle des investissements, du double usage, de l’export, du degré de diversification de nos chaines d’approvisionnement, de nos routes maritimes, d’une meilleure gestion des stocks ; 2/ d’autre part en approfondissant les partenariats public-privé autour des technologies et des découvertes clés : semi-conducteurs, hydrogène, batteries, intelligence artificielle, etc…

Les choses qui se font à grand bruit souvent n’aboutissent pas, surtout en diplomatie.

Enfin, venons-en à la question principale. Faut-il vraiment nommer les choses ? Avons-nous besoin de parler d’autonomie stratégique, comme le fait le Président Macron, avec tout le travail que cela implique chaque fois en amont comme en aval pour expliquer et rassurer en interne et en externe ? Après tout, il serait tout à fait possible de réduire les vulnérabilités et les dépendances européennes sans pour autant remettre sur la table un narratif qui divise. Les choses qui se font à grand bruit souvent n’aboutissent pas, surtout en diplomatie.

Carte. L’architecture institutionnelle de l’Europe (2024)
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte de l’architecture institutionnelle de l’Europe (2024). Conception : M. Lefebvre et P. Verluise. Réalisation : AB Pictoris pour Diploweb.com
AB Pictoris-Lambert/Diploweb.com

Pourtant, il me semble indispensable pour l’Union européenne d’avoir un narratif fort. Sans narratif, pas de vision politique, et sans vision politique pas d’avenir. Et il n’y a pas de narratif fort sans contestation ni ambiguïté. Il ne suffit plus de faire face aux réalités. Il faut exister avec une colonne vertébrale solide qui permet de vivre debout et non pas dans la dépendance pour s’imposer dans un monde de plus en plus compétitif. L’autonomie stratégique est un narratif fort. Et si l’Europe n ’est peut-être pas encore un acteur géopolitique à part entière, plus aucun pays de l’Union ne peut prétendre pouvoir faire face, à lui seul aux dérèglements du monde. La réponse ne peut-être que collective.

Copyright pour le texte 4 septembre 2023-Dupré/Diploweb


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[1Librairie Académique Perrin, 2001.

[2NDLR : Bruno Dupré fait ici référence à une prise de position d’E. Macron le 7 novembre 2019 : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN » (The Economist).

[3NDLR : Voir le document du Secrétariat général du Conseil, Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense - Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales, version consolidée, PDF https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-7371-2022-COR-1/fr/pdf

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