Le détroit d’Ormuz, le verrou géopolitique de toutes les peurs

Par Alain NONJON, le 2 mars 2011  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur à Intégrale et au lycée Michelet, à Paris

Alors que le Moyen-Orient traverse une période instable et que les prix des hydrocarbures s’envolent, il est utile de se pencher sur le détroit d’Ormuz. Ici passe plus du quart de la production mondiale de pétrole et, surtout, un huitième du brut utilisé aux États-Unis, un quart de celui utilisé en Europe et un tiers de celui utilisé au Japon. Illustré par une cartographie à deux échelles.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com vous présente un article d’Alain Nonjon, illustré d’une carte, publié sous le titre "Le détroit d’Ormuz, le verrou géopolitique de toutes les peurs" dans le n°129 d’Espace prépas.

Ormuz, LE détroit

QUATRE détroits dans le monde sont dits d’intérêt stratégique pour le transit du pétrole : Malacca, le Bosphore, Suez et Ormuz.
Le détroit d’Ormuz, dont le nom est associé à une île proche, est à plus d’un titre vital :

. par les quantités de pétrole qui y transitent par des VLCC (very large crude carrier) ou UCLCC (ultra large carrier) ;

. parce que c’est le seul détroit qui soit une voie unique de sortie pour l’exportation par voie maritime du pétrole saoudien, iranien, et des émirats, soit plus du quart de la production mondiale et, surtout, un huitième du brut utilisé aux États-Unis, un quart de celui utilisé en Europe et un tiers de celui utilisé au Japon (!) ;

. parce qu’à son point le plus étroit, le détroit ne fait que 34 miles et les eaux territoriales iraniennes étant peu profondes les bateaux sont obligés de circuler dans un couloir entre les îles Quoin et Ras Dobbah en Oman de un mile de chaque côté, avant de transiter par un chenal entre trois îles — grande et petite Tomb et Abu Musa — contrôlées depuis 1971 par les Iraniens, périlleux slalom… ;

. parce que c’est le seul détroit qui, du statut de « backwater », c’est-à-dire zone sans importance où passait une partie du commerce de l’étain sumérien, a accédé au statut d’artère fémorale du système énergétique mondial en 1920 (extraction pétrolière de l’anglo-persan). Dans les années cinquante, l’or noir de la péninsule en a fait un passage obligé et le choc pétrolier de 1973, la crise de Suez et le renversement de la dynastie Pahlavi en 1979 ont tôt fait de montrer le caractère hautement stratégique de ce verrou géopolitique ;

. parce que les alternatives terrestres sont, pour l’heure, difficiles. Le Pétroline terrestre ne peut évacuer que 5 millions de barils par jour quand le détroit d’Ormuz en fait transiter 20 millions ;


Voir aussi

. Florian Manet, Thalassopolitique des fonds marins, théâtre d’une nouvelle conflictualité inter-étatique ?
Matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares…) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition. Florian Manet se fait pédagogue pour expliquer les ressorts de ces nouveaux risques majeurs et met les États devant leurs responsabilités.
4 illustrations : deux photos et deux cartes.


. parce qu’il s’inscrit dans une région particulièrement belligène qui voit s’affirmer des puissances régionales comme l’Arabie Saoudite et l’Iran, hier l’Irak, la Grande-Bretagne jusqu’en 1971, et les États-Unis qui les ont relayés, la France désormais installée aux émirats, avec une vigie pointée sur Ormuz, le port de Gwadar (Pakistan), poste de surveillance chinois ;

. parce que c’est le seul détroit bordier ou riche de régions pétrolifères piégées dans une zone d’obduction où la plaque continentale arabique passe sous la plaque iranienne à une profondeur faible de 50 à 90 m, rendant ce pétrole facile à exploiter. Ce détroit longe des gisements géants dont le plus important du monde : celui de Ghawar, découvert en 1948 en Arabie Saoudite qui assure encore à lui seul — avec 5 millions de barils/j — 6 % de la production mondiale !

Le détroit d'Ormuz, le verrou géopolitique de toutes les peurs
Cartes du détroit d’Ormuz, à deux échelles

Ormuz : « War game » sur écran géant

Ce détroit hante les adeptes de la géopolitique — fiction en mal de scénarii tragiques : dans le premier volume de Blake et Mortimer il est déjà question du détroit d’Ormuz et d’une arme absolue mais on ne parle pas de pétrole.

Alain Minc, dans Dix jours qui ébranleront le monde, imagine le bombardement par Israël des centrales nucléaires iraniennes, décision inévitablement suivie du blocage du détroit par le coulage de trois pétroliers par les Pasdarans, avec réponse immédiate des Américains grâce à 4 (?) porte-avions avec enchaînements digne d’un « thriller-catastrophe sensationnel » : baril à plus de 200 euros et des Bourses dévissant de 30 %. Stratégie-fiction qui peut-être n’a même pas besoin de ces ingrédients belliqueux pour arriver à terme.

Serge Enderlin décrit une soirée d’épouvante proposée aux global leaders de Davos en janvier 2007 avec Al-Qaeda qui frappe un tanker dans le Bosphore, une attaque au TNT du terminal de Ras Tanura, principal terminal saoudien, un pétrolier frappé à Ormuz et « l’économie mondiale à genoux » en quelques minutes, scénario d’apocalypse qui fait de la peur géopolitique sur Ormuz une des trois peurs pétrolières : la peur des ruptures d’approvisionnement, mais aussi la peur des réserves avec l’hypothèse du « peak oil » proche (Campbell, 2010) et la peur climatique avec le pétrole associé aux émissions de gaz à effet de serre… Difficile après de se convaincre qu’il s’agit de « mousse pour opinion publique » (D. Yergin).

Un détroit militarisé, belligène, « crisogène »

Dès que l’on désigne ce à quoi donne accès le détroit d’Ormuz, on est saisi par l’ampleur des polémiques : s’agit-il du golfe Persique (depuis l’Antiquité pour les Iraniens), du golfe Arabo-Persique des Anglais, du golfe Bar al-Farsi des Arabes médiévaux, du golfe de Bassora pour les Irakiens, du Golfe tout simplement pour les Occidentaux ?
À Ormuz, un face-à-face périlleux est facilement décodable :

. d’un côté, Oman, pétromonarchie dirigée par un sultan effacé mais prévoyant, le sultan Qabous (Oman : budget militaire de 10 % PIB), longtemps lié aux Anglais partis en 1971, désormais lié aux Américains (qui contrôlent Panama, Suez, le Bosphore, Gibraltar… et qui basent la Ve flotte à Manama au Bahrein, deux porte-avions nucléaires patrouillant sur les eaux du Golfe avec un troisième au large d’Oman, des bases arrière de Diego Garcia)… ;

. en face, la grande puissance perse qui, depuis le grand Darius, a les yeux rivés sur Ormuz. Les Iraniens ont renforcé leur ligne de défense : port militaire de Bandar Abbas à l’entrée du détroit, bases militaires protégeant les îles de Tomb et Abu Musa disputées aux Émirats, des torpilles efficaces (VA 111 d’origine russe indétectable au sonar, capables de progresser à 360 km/h (trois fois les vitesses des torpilles occidentales), des sous-marins de classe kilo… bref un arsenal capable a minima d’un pouvoir de nuisance, et de couler des pétroliers…
Le scénario fiction, grandeur nature, connaît quelques esquisses avec la multiplication d’incidents, de provocations : déjà en 1980 des attentats contre un bateau français par les Pasdarans aux abords immédiats et en 2000, plus loin, au large des côtes yéménites, l’attaque du USS Cole et d’un pétrolier français en 2002 ou, récemment, en janvier 2008, l’intimidation de trois navires de guerre américains dont le croiseur USS Port Royal. Une rhétorique guerrière rythme ces accrochages comme les injonctions continues du guide suprême Khameini reprises par le chef d’état-major de l’armée : « Tous les pays doivent le savoir si les intérêts de l’Iran sont menacés, nous ne permettrons pas aux autres d’utiliser le détroit d’Ormuz. » Et Robert Gates, secrétaire à la Défense américaine, répond indirectement : « cette région est explosive et le risque d’escalade est réel. »

Tina : There is no alternative !

Un fait s’impose : le pétrole est toujours roi. En 2008, après pourtant deux chocs pétroliers (trois quand le pétrole atteint 147 $ le baril en août 2008), le pétrole représente 34,7 % de la consommation énergétique mondiale contre 39,9 % en 1990. Les prévisions de l’AIE pour 2030 sont sans appel, avec une hypothèse de hausse de la demande de 2 % par an… Les flux pétroliers en provenance du Golfe couvrant les deux tiers de la demande, le trafic d’Ormuz augmenterait donc de 30 % entre 2004 et 2030 !

Une alternative terrestre est-elle crédible ? Pour Malacca, la possibilité de contournement par les détroits de la Sonde et Lombok s’amorce, la fonte des glaces arctiques laisserait la possibilité d’ouvrir des passages du nord-ouest (Nord, Alaska, Canada) et du grand Nord… mais Ormuz reste incontournable. Certes on peut envisager (et c’est en cours) des réalisations terrestres : projet de pipeline vers la Turquie pour évacuer la production du nord de l’Irak (Kurdistan), développement des terminaux en mer Rouge qui laissent intacts les problèmes de sécurité de Suez et de Bab al Mandab. Des efforts de relance de la production en Asie centrale sont parallèles aux projets d’évacuer la production via Afghanistan et Pakistan non stabilisés par d’autres ports (Gwadar et Karachi). L’Iran est courtisé pour créer des débouchés par le Nord (Russie, Chine) mais, à l’image du Petroline à saturation, rien ne remplacera le transport maritime. Encore faut-il que le free oil, obsession des Occidentaux (sécurité d’accès), ne se transforme pas en cauchemar.

Copyright 2010-Nonjon/Espace prépa 129


Plus

. Toutes les cartes géopolitiques sur le Diploweb.com

. Voir l’article d’Hamza Cherief, "Iran. Crise nucléaire : vers le dépassement ?"


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