Frank Tétart est enseignant, docteur en géopolitique et diplômé en relations internationales. Après avoir vécu cinq ans aux Emirats arabes unis, il vient de publier « La Péninsule Arabique, cœur géopolitique du Moyen-Orient », (Paris, Armand Colin). Précédemment co-auteur de l’émission « Le Dessous des Cartes » (1994-2008) et rédacteur en chef délégué des revues « Moyen-Orient » et « Carto » (2009 à 2011).
En à peine trois décennies, Dubaï s’est transformée en une ville opulente, mondialisée. Comment s’est opérée son insertion si rapide dans la mondialisation ? Frank Tétart présente successivement la mondialisation de Dubaï par le commerce, le tourisme et les réseaux aériens. Un document de référence illustré de photographies de l’auteur.
PAR SA POSITION GEOGRAPHIQUE, la péninsule Arabique est sans aucun doute un espace les plus anciennement « mondialisé » de la planète. Dès l’Antiquité y apparaissent des civilisations, tel Dilmun [1], dont le commerce est la principale activité. Ce qui la connecte par de puissantes routes maritimes ou terrestres (caravanes) avec le monde connu de l’époque, avant que n’y soient extraits des produits, dont la rareté suscite la convoitise extérieure, tels la myrrhe, l’encens, puis plus récemment la perle et le pétrole, dont la concentration confère à la zone une spécificité économique et géopolitique à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, le golfe Persique est aussi un des pôles de la mondialisation des échanges. Conscients de la possible fin de la rente pétrolière, les États de la région ont, de fait, engagé une diversification de leurs économies depuis le début des années 2000, dans la sidérurgie, la finance, le commerce, le tourisme, l’éducation ou la culture, entraînant une hausse exponentielle de la consommation et de gigantesques projets, dont la ville de Dubaï est devenue le symbole.
En à peine trois décennies, Dubaï s’est ainsi transformée en une ville opulente, mondialisée, au cœur du commerce régional. Comment s’est opérée l’insertion rapide de Dubaï dans la mondialisation ? Elle passe d’abord par le développement de hubs portuaires et/ou aéroportuaires, têtes de pont régionales du système réticulaire mondial des flux de marchandises, de capitaux et d’hommes avant tout en provenance des pays du Sud. Ensuite, elle se réalise par la fabrication d’une image qui en a fait de la cité-émirat une destination touristique majeure à l’échelle régionale et internationale. Ce modèle de développement copié sur Singapour est toutefois l’objet de critiques pour l’ultralibéralisme sur lequel il s’appuie au détriment des populations les plus démunies, « nouveaux soutiers » de la mondialisation.
Si la rente pétrolière a permis une urbanisation accélérée des pays du Golfe et la construction d’infrastructures pour créer ou améliorer des réseaux routiers, pour favoriser le commerce et les échanges par l’aménagement de ports, aéroports et réseaux de communications, le succès de la diversification n’a pas été le même pour tous les États pétroliers du Golfe. En faisant le choix de secteurs stratégiques, tels le commerce et le tourisme, Dubaï est parvenu à s’inscrire durablement dans la mondialisation. En l’espace d’une quinzaine d’années, la ville-émirat est ainsi devenue une place tournante du commerce mondial et régional grâce à son gigantesque port de Djebel Ali située à Dubaï. Ce port fait partie depuis 2010 des dix premiers ports à conteneurs du monde, se hissant au 9e rang mondial en 2015 avec un trafic de 15,6 millions d’EVP (équivalent vingt pieds), devant Rotterdam, premier port européen (12,23 millions d’EVP), selon les données du World Shipping Council [2]. Avec Hong Kong et Singapour, Djebel Ali constituent les plus importants terminaux de transbordement capables d’accueillir les porte-conteneurs de 400 m de long et d’une capacité de 18 000 EVP reliant l’Asie à l’Europe via Suez. Le port de Dubaï a su tirer parti du basculement asiatique du commerce maritime mondial qui s’opère depuis la fin des années 1990, en jouant de sa position stratégique entre l’Europe et l’Asie, au cœur de la péninsule Arabique, c’est-à-dire à courte portée des marchés du sous-continent indien et du pourtour de l’océan Indien. C’est d’ailleurs le seul port non situé en Asie orientale parmi les dix premiers mondiaux. Le port de Djebel Ali est une plateforme logistique multimodale, un hub de commerce, qui tire sa richesse de la réexportation de produits importés d’Europe et d’Asie vers ses partenaires traditionnels du golfe, l’Iran et la corne de l’Afrique, ainsi que l’Asie centrale enclavée. Dubaï est d’ailleurs le troisième port de réexportation au monde, derrière Hong Kong et Singapour.
Si Dubaï est devenue, en moins de quatre décennies, l’incarnation de la mondialisation, c’est avant tout grâce à la volonté et la vision de Mohammed bin Rashid Al Maktoum, actuel émir de Dubaï et de feu Sheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan, fondateur de la fédération regroupant sept Émirats (dont Abou Dhabi et Dubaï) en 1971 et père de la nation. Pragmatique et lucide, il a su concilier stabilité politique, conscient de la difficulté à exister entre deux puissances régionales opposées, l’Arabie saoudite et l’Iran, et développement économique basé sur une redistribution de la rente pétrolière via l’accès à l’éducation, aux soins, la mise en place d’infrastructures de transport (routes, ports et aéroports) ainsi que sur le transfert de savoir-faire en provenance d’Occident. Comme l’a parfaitement démontré Christopher Davidson dans ses travaux de recherche [3], le succès de Dubaï n’est pas dû au hasard, mais répond à une stratégie de la famille régnante qui s’est investie corps et âme dans le développement de la cité-Émirat.
La réussite économique de Dubaï peut aussi s’expliquer par le contexte régional, dont elle a su bénéficier, de manière opportuniste et réactive, c’est-à-dire les crises régionales à répétition : la guerre civile libanaise de 1975 à 1991 qui déclasse Beyrouth comme pôle de stabilité et des services au Moyen-Orient, la Révolution iranienne en 1979, la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la guerre du Golfe de 1990-1991, l’effondrement de l’URSS (1991) ainsi que les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, qui ont incité nombre de ressortissants arabes à rapatrier leurs capitaux d’Amérique du Nord, où ils étaient placés. En fait, alors que les pays du croissant fertile se sont enfoncés dans un cycle de guerres larvées ou déclarées à partir des années 1980-1990, la Fédération des Émirats arabes unis apparaît comme un îlot de paix au cœur du Moyen-Orient, et Dubaï joue progressivement un rôle de substitution à la fenêtre libérale et libertaire que jouait le Liban, notamment pour les finances et le tourisme, et au marché du travail sinistré pour les jeunes du monde arabe. La ville représente également un lieu d’opportunité pour les travailleurs du sous-continent indien, bien formés et moins chers. Enfin, elle joue le rôle d’interface entre l’Occident et l’Iran, pour contourner les sanctions économiques imposées par les Etats-Unis, voire de lieu de transit pour l’économie illégale (contrefaçon, blanchiment).
Historiquement, Dubaï s’est développée au cours du XIXe siècle grâce à sa fonction marchande. Le Khor, crique qui pénètre profondément à l’intérieur des terres, offre à la ville un port naturel exceptionnel et protégé. C’est la capacité d’accueil de cette crique qui permet le développement de l’Émirat dirigé par la famille Al Maktoum, d’abord autour de l’industrie perlière jusqu’au début des années 1930, puis des échanges de contrebande entre l’Inde et la Perse, afin de contourner les droits de douane de plus en plus élevés imposés aux ports persans par le shah pour contrer la puissance des communautés riveraines. Dubaï prend dès cette époque une fonction de transit et de redistribution régionale, en accueillant marchands arabes, perses et indiens.
À l’instar des autres villes du Golfe, c’est toutefois la hausse des revenus tirés des hydrocarbures après le choc pétrolier de 1973 qui contribue à la croissance et au développement urbain. Or les réserves de l’Émirat découvertes en 1966 étant limitées, elles sont essentiellement dédiées à la construction des infrastructures nécessaires, pour faire de Dubaï une plateforme de commerce régional et de placements financiers. Après Port Rashid situé juste au sud de l’embouchure de la crique, à proximité immédiate de la ville et de l’aéroport et inauguré en 1972, Dubaï se dote d’une gigantesque plateforme portuaire à Jebel Ali à 40 km au sud du centre historique. Associé à une immense zone franche où de nombreuses multinationales ouvrent des succursales, ce port actif à partir de 1979 devient en moins de deux décennies le principal lieu de transbordement de la péninsule Arabique et des pays riverains du Golfe pour les marchandises venues du monde entier. Il comporte aussi une cale sèche pour supertankers faisant de Dubaï la rivale de Bahreïn comme station-service de la région, avec 15 km de quais, 42 500 m³ d’entrepôts frigorifiques.
La Jebel Ali Free Zone (JAFZA), la première zone franche à avoir été établie dans la Fédération des Émirats en 1985 est la plus étendue (48 km2) et enregistre le plus grand nombre d’entreprises.
Avec l’objectif de faire de Dubaï un centre de commerce mondial, un système de zones franches thématiques diversifiées accompagne le développement de ces infrastructures. On en dénombre aujourd’hui une bonne vingtaine à Dubaï. La Jebel Ali Free Zone (JAFZA), la première zone franche à avoir été établie dans la Fédération des Émirats en 1985 est la plus étendue (48 km2) et enregistre le plus grand nombre d’entreprises : près de 6 500 originaires d’une centaine de pays. Elle appuie aujourd’hui son développement sur sa connexion avec la zone franche aéroportuaire Dubaï World Central, qui dépend de l’aéroport Al Maktoum. À côté de la JAFZA, de nouvelles zones franches ont été créées au cours de la décennie 2000. Afin de créer des synergies, elles sont désormais spécialisées sur des secteurs de pointe (Internet City, Media City…), la santé (Healthcare City, Biotech…), la finance, la logistique, etc. Elles sont de trois types : zones franches classiques ; parcs technologiques et zones franches qui obéissent à des logiques de niches comme pour les fleurs (Dubaï Flower Center), ou de marquage (branding) pour valoriser l’image de l’Émirat, telle l’International Humanitarian City ou Dubaï International Arbitration Center (DIAC) [4].
L’intégration de Dubaï à l’économie-monde peut aussi se lire à travers l’expansion de sa compagnie de gestion portuaire Dubaï Ports World, née de la fusion en 2005 de Dubaï Ports Authority (DPA) qui assure la gestion des ports dubaiotes, et de Dubaï Ports international (DPI) en charge des acquisitions à l’étranger. DP World, dont le gouvernement de Dubaï est le principal actionnaire, exploite aujourd’hui, à travers des contrats de concessions de longue durée, 77 terminaux pétroliers dans 40 pays au monde [5]. En 2015, la compagnie a traité un total de 61,7 millions d’EVP et s’impose comme le troisième opérateur mondial. Son expansion se poursuit actuellement en Afrique (Sénégal, Rwanda et Somaliland). L’expansion du réseau mis en place par DP World a permis le développement, puis le renforcement de Dubaï comme hub portuaire de dimension mondiale, tête de pont régional connecté aux grands ports d’Asie, nouveau cœur de la mondialisation.
Si Dubaï est devenue un espace majeur de la mondialisation, c’est d’abord car la ville comme l’ensemble des Emirats arabes unis jouit d’une grande stabilité politique, dans une région qui ne l’est pas, la légitimité du pouvoir reposant sur des liens tribaux ancestraux qui ne sont pas ou peu contestés. Au niveau économique, la stabilité est également de mise et les conséquences de la crise financière de 2008 semblent se dissiper. Alors au bord de la faillite, l’Émirat a pu renouer avec la croissance dès 2010 grâce à ses secteurs du commerce, du transport et du tourisme et l’aide financière de l’Emirat d’Abou Dhabi.
En l’espace d’une décennie, la ville moderne à l’aspect futuriste – véritable métropolis du XXIe siècle – est en effet devenue une destination touristique en vogue et qui a fait de ce secteur un moteur de sa diversification économique. Près de 16 millions de touristes ont visité Dubaï en 2017, et les autorités locales espèrent atteindre 20 millions à l’horizon 2020, grâce notamment à ses infrastructures hôtelières haut de gamme et son réseau aérien porté par la compagnie publique Emirates. Le tourisme est devenu un secteur prioritaire pour l’Émirat, et le pays dans son ensemble. Les voyagistes de la destination, soutenus par les autorités, ciblent une clientèle européenne de rang moyen, en se fondant sur ses atouts réels : la mer, le soleil, le désert, le shopping, la capacité hôtelière, et en créant de toutes pièces le « produit » Dubaï avec son décor artificiel. Mais les visiteurs proviennent aussi du voisinage régional : les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), d’Iran et d’Inde.
L’attractivité de la cité-Émirat est en fait le résultat d’une véritable politique d’autopromotion qui passe par la construction d’édifices pharaoniques, selon l’adage, « toujours plus haut », « toujours plus grand », « toujours plus extraordinaire ». En 1999, est ainsi inauguré la Tour des Arabes (Burj el Arab), un hôtel de luxe construit sur une île artificielle et qui domine la ville avec ses 321 m et le secteur touristiques avec ses 7 étoiles revendiquées. Un ensemble d’îles artificielles forme le long du littoral un palmier géant qui héberge villas, hôtels de luxe et parcs aquatiques depuis 2008. La construction de 250 îles artificielles en forme de planisphère a également été lancée au cours des années 2000, avant d’être stoppée par la crise financière. Ce projet appelé The World (le monde), étendu sur 9 km de long et 6 km de large, est situé à 4 km du littoral symbolisait, au-delà de l’ambition économique, la prétention de Dubaï de réunir tous les peuples du monde dans un village global.
Aujourd’hui, c’est la Burj Khalifa (la Tour Khalifa nommée en l’honneur du président de la Fédération et émir d’Abou Dhabi, Khalifa ben Zayed Al Nahyan, pour avoir renfloué les caisses de l’Émirat lors de la crise de 2008) et ses 880 m qui symbolisent les ambitions mondiales de Dubaï et des Émirats. Cette tour la plus haute du monde a en effet détrôné les 448 m de la Taipeh 101 à Taiwan et les 541 m du nouveau World Trade Center de New York. Comme l’Arabie saoudite acceptait mal le fait d’être reléguée derrière son petit voisin émirien elle a lancé la construction à Jeddah d’une tour qui doit culminer à plus d’un kilomètre de hauteur. Dubaï a donné le coup d’envoi en octobre 2016 de la construction de la tour de Dubaï Creek Harbor, qui doit culminer à plus d’un kilomètre de hauteur en 2020, pour rester dans la course au bâtiment le plus haut du monde.
L’autopromotion est depuis une vingtaine d’années le moteur de l’expansion de la ville. Il s’agit de construire une image positive d’une ville et d’un pays, encore inconnus dans le monde en l’an 2000. Le chercheur français résidant à Dubaï, William Guéraiche, utilise le terme marketing de « branding » pour qualifier cette autopromotion constante visant à « véhiculer une image positive » et neutre de la cité-État « contrastant avec les perceptions orientalistes du monde arabe », à l’aide de « campagnes publicitaires savamment organisées ». Pour lui, c’est cette mobilisation de ressources marketing par l’Émirat de Dubaï – un phénomène unique au monde – qui a fait de la ville un acteur de la mondialisation.
Tous les projets sont bons pour faire parler d’elle. Les derniers en date sont le creusement d’un canal, le Dubaï Water Canal, qui relie Business Bay, le quartier des affaires à la mer, et l’organisation de l’exposition universelle de 2020. Comme l’énonce la géographe Laure Semple, dans un article paru en 2017 sur le site Géoconfluences [6] présentant les enjeux du canal de Dubaï, « la mise en tourisme de la ville […] participe au fonctionnement et à la fabrication de la ville mondiale car elle est une priorité du gouvernement dans le cadre de la diversification de son économie ». Et ce d’autant que Dubaï joue sur sa modernité pour accroître son attractivité touristique, à l’inverse de la majorité des grandes destinations touristiques qui jouent, elles, sur le patrimoine historique ou des paysages. Les projets à l’architecture d’avant-garde sont par conséquent autant un outil de promotion et de revitalisation touristiques qu’un accélérateur du tourisme, contribuant au rayonnement mondial de la ville. Ces projets participent à la mondialisation de Dubaï, car ils contribuent à générer des mobilités touristiques.
Depuis 2013, toute la dynamique économique de Dubaï est portée par l’organisation de l’Exposition universelle prévue pour 2020, dont le logo est visible sur toutes les enseignes de la ville y compris celles d’entreprises privées ou d’individus qui soutiennent ce projet fédérateur. Elle semble avoir donné un second souffle au secteur immobilier qui a relancé des projets interrompus en raison de la crise financière de 2008 : qu’il s’agisse du canal évoqué plus haut, d’une île artificielle au large de la Marina, Bluewaters Island, surplombée de la plus grande roue du monde et du mégaproject « Mohamed Bin Rachid City, District One », qui ambitionne d’accueillir le plus grand centre commercial du monde, The Mall of the World.
L’exposition universelle doit créer plusieurs milliers d’emplois (270 000 selon les chiffres officiels) et être un moyen de soutien à la croissance économique des cinq prochaines années. Reste que le budget prévisionnel est particulièrement élevé et nécessite la mise en place d’un partenariat avec les entreprises privées invitées à participer au financement de l’événement estimé à 6,5 milliards d’euros. 25 millions de visiteurs sont attendus dont les trois-quarts en provenance de l’étranger ce qui devrait booster le secteur touristique et du commerce, les infrastructures de transport étant déjà à la hauteur du défi : seul le prolongement de la principale ligne de métro est envisagé, afin de connecter le lieu d’exposition et le nouvel aéroport situé à proximité au reste de la ville. Le port de Jebel Ali pourrait être agrandi pour contribuer à l’acheminement du matériel pour la construction du site de l’Expo 2020. Le développement de l’énergie solaire devrait permettre de pourvoir à la hausse de la demande énergétique estimée à 60 mégawatts, et répondre aux exigences de durabilité promue dans le projet de candidature, les Émirats étant actuellement parmi les moins bons élèves en matière d’empreinte écologique.
Car le revers de ce développement extraverti a conduit à négliger les aspects environnementaux. En dépit de récents aménagements tels que le métro et la construction d’un tramway en cours, c’est le « tout voiture » qui domine à Dubaï contribuant à d’importantes congestions que le manque de planification routière peine à résoudre. Le risque est de voir l’imposition de limites à l’usage d’un véhicule personnel en fonction du niveau de revenus, contribuant aux mêmes discriminations sociales et raciales que celles largement constatées sur les grands chantiers de la ville.
Les Émirats arabes unis ont la particularité d’accueillir sur leur territoire près de 200 nationalités dont beaucoup d’Indiens, Pakistanais et Philippins.
En choisissant le thème « Connecter les esprits, construire le futur » comme fil conducteur de l’Expo 2020, Dubaï cherche à mettre en avant l’une des principales dynamiques de la mondialisation qui a contribué à son développement : les mobilités humaines. Les Émirats arabes unis ont, en effet, la spécificité d’accueillir sur leur territoire près de 200 nationalités parmi lesquelles dominent les Indiens, les Pakistanais et les Philippins. Ces migrants sont à la fois qualifiés et non qualifiés. En l’espace d’un demi-siècle, la péninsule Arabique est devenue, en raison de son développement rapide, l’un des principaux pôles migratoires au monde, cosmopolite et qui fonctionne moins comme une nouvelle terre d’installation qu’un segment de la nouvelle division internationale du travail qui caractérise la mondialisation. Si la Chine est devenue au cours des années 1990 l’atelier du monde, c’est en raison de ses faibles coûts de production. De la même façon, les économies des États pétroliers du Golfe ont besoin d’une main-d’œuvre bon marché pour fonctionner. Or en raison de leur faible démographie, ils préfèrent importer cette population au bénéfice de leurs ressortissants nationaux qui disposent de salaires élevés. L’insertion dans la mondialisation de ces pays rend donc nécessaire un apport de main-d’œuvre afin de permettre le fonctionnement de territoires compétitifs en constante concurrence à l’échelle mondiale. En 2016, Dubaï a été reconnue comme la ville la plus cosmopolite au monde avec 83 % de ses 2,2 millions d’habitants nés à l’étranger.
En promouvant la connexion des hommes les uns avec les autres et en faisant un facteur d’avenir, l’Expo 2020 souligne l’importance des étrangers pour construire le futur des Émirats et les relations avec le reste du monde.
L’émergence d’espaces mondialisés passe aussi par leur intégration dans des réseaux mondiaux : celui des routes commerciales, mais également celui de lignes aériennes qui tissent une toile mondiale mettant en relation les territoires les plus mondialisés. Cette toile s’appuie également sur des points nodaux que sont les aéroports. Par sa position intermédiaire entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, la péninsule Arabique bénéficie d’une place dont a su tirer partie notamment Dubaï pour s’insérer dans la toile mondialisée du trafic aérien.
Grâce à sa compagnie nationale Emirates fondée en 1985, Dubaï a bâti au cours des trente dernières années un réseau mondial, qui dessert en 2017 quelque 150 destinations sur les cinq continents. La dynamique de ce réseau en constante expansion a permis à la cité-Émirat de devenir une plateforme aérienne, un hub [7] entre l’Europe, l’Afrique, l’Asie et l’Océanie. Elle s’appuie sur l’aéroport international de Dubaï qui accueille plus de 145 compagnies aériennes et dessert plus de 260 destinations. Dubaï International Airport s’est imposé depuis 2014 au premier rang mondial en termes de passagers internationaux détrônant au passage Londres-Heathrow au Royaume-Uni avec plus de 88 millions de passagers en 2017. Il ambitionne d’accueillir 98 millions de passagers en 2020 et de se hisser à la première place mondiale en termes de flux globaux devant Atlanta et Pékin.
Le secteur du transport aérien représente depuis une décennie une priorité pour Dubaï, dont l’ambition est d’en faire le premier contributeur de son PIB en 2020 (32 %). L’expansion de son aéroport actuellement en cours doit permettre l’accueil de 100 millions de passagers par an d’ici 2020. L’ouverture fin octobre 2013 d’un second aéroport passager, Al Maktoum international, au sud de la ville y contribuera à moyen terme, sa capacité finale étant de 160 millions de passagers et 12 millions de tonnes de marchandises. Dans la stratégie de l’Émirat défini par un plan directeur, ce nouvel aéroport est conçu comme un « catalyseur économique », car il élargit « son influence au-delà des frontières traditionnelles pour englober un développement urbain centré autour de lui, formant une aérotropole », selon le site même de l’aéroport, au nom d’ailleurs très explicite de Dubaï World Central (Dubaï centre mondial) [8]. Cet « aérotropole » est censé former une zone de développement économique aux multiples activités, grâce à l’incorporation du hub portuaire de Jebel Ali et sa zone franche. Bien que le hub aérien de Dubaï reste prédominant dans la région, il doit affronter une concurrence toujours plus forte des Émirats voisins, y compris d’Abu Dhabi, pourtant membre de la même Fédération.
L’objectif des compagnies du Golfe est désormais de capter les passagers qui souhaitent se rendre directement des Amériques au Moyen-Orient, et surtout en Asie et Australie, en évitant le transit par l’Europe, raccourcissant considérablement les trajets [9].
L’essor des longs courriers a été rendu possible par l’amélioration des capacités de vol des aéronefs, Airbus A-380 ou Boeing 777, que l’argent du pétrole a permis aux monarchies du Golfe d’acquérir en grande quantité. Emirates dispose aujourd’hui de la plus importante flotte d’A-380 au monde avec 74 avions, contre 19 pour Singapore Airlines et 10 pour Air France. Mais le niveau des commandes est encore plus impressionnant : la compagnie émirienne a commandé au total 174 appareils (le record du monde), et a aussi signé une commande de 150 appareils 777X avec Boeing pour un montant de 56 milliards de dollars, soulignant la volonté de poursuivre son ascension parmi les premiers transporteurs mondiaux.
Cette expansion rapide des compagnies du Golfe, telle Émirates, fait toutefois l’objet de critiques de la part de leurs rivales européennes et américaines, qui les accusent de concurrence déloyale, en raison des subventions octroyées par leurs Émirats actionnaires, et des coûts salariaux inférieurs pratiqués dans la région. Selon une étude commandée par trois compagnies américaines, Emirates aurait perçu 6,8 milliards de dollars au cours des 10 dernières années. Or les compagnies du Golfe jugent que s’ils ont massivement investi dans ce secteur et décidé d’un cadre réglementaire favorable à leur expansion, qu’il s’agisse de l’absence de taxes ou de l’ouverture des aéroports 24 heures sur 24 heures, c’est parce que le développement du secteur aérien fait partie de leur politique de diversification. Selon Thierry Antinori, vice-président de la compagnie Emirates, il appartient à chaque pays de définir les secteurs qu’ils considèrent stratégiques. Il juge qu’« au lieu de critiquer les États du Golfe, on ferait mieux de s’en inspirer [10] ».
Ces critiques sont toutefois confrontées au principe de réalité suivant : les compagnies aériennes, bien que concurrentes des compagnies européennes et américaines, sont aussi les principaux débouchés des constructeurs aériens européens et américains. L’ampleur de la rente pétrolière joue encore un rôle fondamental dans la mondialisation des monarchies du Golfe et dans leur insertion dans les flux aériens du réseau global.
Ce modèle de développement économique basé sur l’ouverture internationale et le libéralisme, fait l’objet de contestations tant à l’intérieur des États de la péninsule qu’à l’extérieur. L’on critique la mainmise et la dépendance étrangère sur le secteur des hydrocarbures, le processus d’acculturation, les conditions de travail des migrants peu qualifiés et leur trop grande présence, ainsi que ce libéralisme effréné, stade suprême d’un capitalisme aliénant et humainement annihilant. Dans Le stade Dubaï du capitalisme publié dès 2007, Mike Davis, sociologue américain marxiste, critique un modèle, où les valeurs néolibérales prônées par Milton Friedman, à savoir la libre entreprise non contrainte par des impôts, des syndicats, des partis d’opposition, sont à la base du développement économique et politique de l’Émirat. Selon lui, le gouvernement s’apparente plus à un conseil d’administration d’une grande entreprise à la recherche constante des plus gros profits qu’à une instance de gouvernance au service de l’intérêt général. Il décrit la ville comme « une vitrine désertique du capitalisme », « un monde entièrement dédié à la consommation ostentatoire », dont la production de richesse émane de l’exploitation des travailleurs immigrés venus en majorité du sous-continent indien et qui forme la grande majorité de la population active. Ce déséquilibre démographique explique le statut spécifique des migrants dans les pays du Golfe, tant en terme d’encadrement, de droits et de durée de séjour, à travers le système de la kafala, qui oblige tout étranger résidant dans les pays du Golfe à avoir un garant local (kafil) [11]. Ce système ne leur permet pas d’accéder à la propriété, ni à la naturalisation et entretient un sentiment de précarité chez les travailleurs étrangers [12]. Il favorise aussi les excès. Comme le migrant se voit confisquer son passeport à son arrivée, il est parfois payé de manière irrégulière, en retard, voire privé de salaire, il peut être affecté à un poste qui ne correspond pas à celui inscrit sur son contrat et être logé dans des conditions très précaires. La kafala est contestée donc par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et critiquée par de nombreuses ONG.
Dans une perspective marxiste, M. Davis dénonce ce nouveau capitalisme ultralibéral, mais toujours fondé sur l’exploitation d’une classe ouvrière, sans droits ni réelle protection et qui subit une ségrégation socio-spatiale, les migrants étant parqués dans des camps de travailleurs en périphérie de la Dubaï.
Pour François Cusset, historien des idées à l’Université de Nanterre, « Dubaï et son antimodèle constituent bel et bien l’horizon asymptotique du régime néolibéral ultrasécuritaire sous lequel vit la majeure partie du globe ». Il est, selon lui, l’incarnation du modèle néolibéral qui s’est imposé au monde depuis la fin du communisme, notamment car il « [excite] la libido de l’entrepreneur, [brandit] un luxe de pacotille accessible à tous, [éloigne] toujours plus le consommateur surconnecté de toute maîtrise sur sa vie ; [mobilise] sans fin l’armée des esclaves du capital ; [abolit] les derniers obstacles à la logique surplombante du profit, qu’ils se nomment État ou conscience sociale ( [13]). » Bien que l’auteur le regrette, il constate toutefois que ces fondements de l’ultralibéralisme demeurent aujourd’hui la base de toute production de richesse.
Comment s’est opérée l’insertion rapide de Dubaï dans la mondialisation ? Dubaï fait aujourd’hui figure d’espace mondialisé par excellence, dont tout le développement repose sur la transformation de son territoire par son insertion dans les flux commerciaux, aériens et touristiques mondiaux, afin d’assouvir ses ambitions, et celle de toute la Fédération des Emirats arabes unis, d’émergence sur la scène internationale.
Fin mai 2015, le gouvernement émirien a annoncé la création du premier centre de recherches spatiales du Moyen-Orient, à Al-Ain, à l’est d’Abou Dhabi, faisant suite au lancement de la première mission dans l’espace jamais réalisée par un État arabe en 2014. Elle ouvre la voie à une expédition sur Mars, prévue en 2021, à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance du pays. Cette annonce marque un nouveau pas dans la politique de diversification des Émirats arabes unis et souligne la volonté du pays de s’affirmer sur la scène internationale comme une puissance capable de maîtriser des technologies de pointe réservées aux plus grandes et ainsi, à leur suite, se lancer dans la course à l’espace, et appartenir, demain, au club prestigieux et très fermé des puissances spatiales.
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. Frank Tétart, La péninsule Arabique. Coeur géopolitique du Moyen-Orient, Paris, Armand Colin.
4e de couverture
Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Oman, Qatar, Yémen : la péninsule Arabique a toujours constitué un lieu de passage entre Europe, Afrique et Asie. Berceau de l’islam, dont elle abrite les villes saintes de La Mecque et Médine, son espace s’est construit au gré des intérêts géopolitiques, si bien qu’il est à présent au coeur de la mondialisation des échanges.
Espace convoité, son attractivité économique et stratégique a fait émerger de nombreuses tensions entre les États de la zone et a exacerbé les fractures existantes aux niveaux religieux (chiites/sunnites), ethnique (Perses/Arabes) et politique (Iran/Arabie saoudite). Parallèlement la péninsule, confrontée au défi de la fin de la rente pétrolière, doit entreprendre une diversification rapide de son économie.
Pour saisir les spécificités de cet espace-clé, cet ouvrage propose une géographie complète à la fois géohistorique, géoéconomique et géopolitique de ce qui constitue aujourd’hui le véritable coeur du Moyen-Orient.
Table des matières : La péninsule arabique, un espace convoité. Une masse déserte bordée de mers. La péninsule Arabique : l’unité par les hommes. Le morcellement étatique de la péninsule Arabique. Le nœud pétrolier du monde . Un espace dans la mondialisation : de la rente à la diversification. Un espace sous tensions.
Avec un atlas en couleur réalisé en partenariat avec la revue Moyen-Orient.
Voir le livre de Frank Tétart, "La péninsule Arabique. Coeur géopolitique du Moyen-Orient", et lire un extrait sur le site des éditions Armand Colin.
Encore plus sur la mondialisation et la région du Proche et du Moyen-Orient
[1] Dilmun est un pays mentionné durant toute l’histoire de la Mésopotamie ancienne, depuis le IIIe millénaire av. J.‑C. jusqu’au milieu du Ier millénaire av. J.‑C.
[3] Voir notamment : Dubai : the vulnerability of success (2008) et Power and Politics in the Persian Gulf Monarchies (2011).
[4] Gueraiche William, 2014, Géopolitique de Dubaï et des Emirats Arabes Unis, éditions Arbre bleu, Nancy, 346 p.
[5] Dont l’Inde, la Chine, la Corée du Sud en Asie ; la France, les Pays-Bas, l’Espagne en Europe ; l’Égypte et Djibouti en Afrique et le Brésil, l’Argentine, le Pérou, le Canada en Amérique
[6] Laure Semple, « Le mégaprojet du Dubai Water Canal : fabrique d’une ville mondiale à travers la construction d’un réseau touristique », Géoconfluences, 2017.
URL : geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/corpus-documentaire/doubai-canal-ville-mondiale
[7] NDLR : Le site Géoconfluences donne la définition suivante d’un hub. « Un hub est le noyau pivot d’un système de transport. Le terme s’applique aux aéroports et il désigne la plate-forme de correspondance ou de regroupement des compagnies aériennes. Un hub aérien peut être de taille modeste : Clermont-Ferrand l’a été, par exemple, pour les lignes intérieures transversales en France. Il peut aussi avoir des dimensions considérables, internationales et domestiques, comme Atlanta en Amérique du Nord. Le terme peut qualifier également les grands hubs maritimes ou ports pivots qui servent de centre d’éclatement pour le transport des marchandises, en général conteneurisées. »
[8] Théry H., 2015, « Les ailes de la centralité, réseaux aériens planétaires et mondialisation », Mappemonde n°119 (3).
[9] Ibid.
[10] Cité dans la « Tribune », le 6-2-2015.
[11] Cette institution vise initialement moins à opprimer la main-d’œuvre étrangère qu’à protéger la population locale, face à l’arbitraire des investisseurs étrangers attirés par les ressources pétrolières et à contribuer à la redistribution de la rente pétrolière au profit des autochtones. Elle tire d’ailleurs son origine d’éléments de culture tribale qui invitent à garantir la protection de tout invité et personne de passage dans le désert.
[12] Dumortier B., Cadène P., 2011, Atlas des pays du Golfe, Paris, Publications des Presses de la Sorbonne.
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