Guillaume Ancel est un ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Il a quitté l’armée de terre en 2005 pour rejoindre le monde des entreprises. Il est aussi chroniqueur radio et TV sur les sujets de sécurité et de défense.
Il a publié aux Belles Lettres, dans la collection Mémoires de guerre, des récits particulièrement réalistes sur ses opérations militaires, dont il est un des rares officiers de sa génération à avoir témoigné, suscitant de nombreux débats. Il est l’auteur du Blog Ne pas subir.
Nous devons désormais être capables de prévenir une crise ou d’intervenir aussi puissamment et efficacement que la défense de notre existence le nécessitera. Quoi qu’il arrive, la Russie restera à l’Est de l’Union européenne. Il nous faut être en mesure d’y faire face. Comment ?
LA France débat-elle suffisamment des conséquences militaires de la guerre russe contre l’Ukraine ? La tentation face à une telle question serait de repousser à l’issue du conflit la réflexion indispensable qui devrait en découler. Néanmoins, cette guerre contre l’Ukraine ayant dépassé le cap des 18 mois, ce débat gagnerait à être largement entamé, ce qui est loin d’être la réalité.
Nous avons évité en France, comme à peu près dans toute l’Union européenne, la moindre réflexion collective sur les questions militaires pendant trois décennies, parce qu’elles nous ramenaient manifestement à un passé que nous voulions révolu : celui de la guerre comme résolution par la violence de nos conflits. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, aussi brutale qu’inattendue, nous a pris en traître et remis en face de la réalité.
Et comme j’appartiens à cette génération d’officiers qui a plié l’armée française « conventionnelle » pour la transformer en un corps expéditionnaire léger – en l’absence d’ailleurs de tout débat –, j’ai une sensibilité particulière à cette culture du silence qui pénalise l’armée, mais plus encore notre société.
Le chancelier allemand Olaf Scholz l’a remarquablement résumé d’une phrase, « nous avons cru que nous n’avions plus d’ennemis… ». Mais que faisons-nous depuis cette révélation pour sortir de cette fiction aussi dangereuse qu’anesthésiante ?
En réalité, l’essentiel des questions militaires et plus largement de défense restent en France l’apanage, pour ne pas dire le monopole, du président de la République qui appréciait encore récemment d’être qualifié de "Jupiter"… Plus sérieusement, face à une société française qui découvre qu’elle n’a plus de culture militaire tandis qu’elle manifeste un intérêt certain pour la guerre en Ukraine, ces questions de défense ne peuvent être trustées plus longtemps par l’Elysée, elles doivent maintenant être largement partagées. Impliquer notre société dans les questions militaires, parce que son existence même en dépend, constitue le premier défi auquel nous sommes confrontés.
J’ai noté à ce sujet l’évolution sidérante des Verts, qui constituent un courant aussi structurant que déstabilisant par les questions d’avenir qu’ils posent. Ils se sont investis dans ces affaires de sécurité au sens large et un de leurs leaders, Yannick Jadot, s’est exprimé avec une réelle clarté sur le soutien à apporter à la résistance des Ukrainiens. Un changement d’ère ?
Face à cette crise, la société française s’implique plutôt avec énergie, et les politiques qui n’avaient cessé de valoriser Poutine sont régulièrement fustigés, tandis que la plupart agissaient par intérêt personnel bien plus que par conviction. Je pense notamment à tous ceux, d’Hubert Védrine à Nicolas Sarkozy en passant par Marine Le Pen, qui n’ont cessé de vouloir nous rapprocher de ce mafieux aux méthodes de terroriste, plutôt que nous recommander de l’empêcher de nuire.
Pour autant, notre société n’a pas encore pris la mesure des conséquences de cette guerre en termes militaires, la première d’entre elles étant sans aucun doute de bâtir enfin une défense pour l’Union européenne qui ne soit pas réduite à des « initiatives » aux noms incompréhensibles et sans grande utilité…
En effet, le premier « enseignement » de la guerre russe contre l’Ukraine est que nous – Français – n’avons pas les moyens de nos ambitions (notamment) en termes de défense.
Un système complet et crédible de défense nécessite globalement trois composantes essentielles : un dispositif de dissuasion nucléaire – qui ne servira jamais à faire la guerre et ne devrait pas être considéré comme une arme –, une armée blindée capable de mener un combat de haute intensité (c’est celle-ci que ma génération a fait disparaître et qui pourtant fait rage en Ukraine) et un corps expéditionnaire léger capable d’intervenir, sans délai mais temporairement, dans une crise civile ou militaire.
Seuls les Etats-Unis disposent aujourd’hui d’un tel dispositif, avec peut-être la Chine à un moindre niveau, mais le doute subsiste quant à son corps expéditionnaire. Rien que la première composante, la dissuasion nucléaire, nécessite un effort financier qui se compte en dizaines de milliards € et qui n’est plus à la portée d’une puissance moyenne comme la France, même si elle se raconte le contraire.
La dissuasion nucléaire est un système global qui ne repose pas seulement sur le fait d’avoir « deux sous-marins à la mer », mais bien de maîtriser un ensemble qui va de la détection de la menace à la capacité de ne pas être neutralisable.
J’ai longtemps pensé le contraire, mais nous ne pouvons pas nous passer d’une dissuasion nucléaire face à une menace de ce type. Cependant, la guerre en Ukraine a montré aussi que le nucléaire ne suffisait pas à éviter la guerre, ni à la gagner… Le nucléaire peut simplement éviter d’avoir à céder au chantage d’une menace de ce type, comme ne s’est pas privé de le faire V. Poutine au cours de ces longs mois de guerre.
Une dissuasion nucléaire efficace et durable impose aujourd’hui de rassembler une partie de l’Union européenne, celle qui le souhaite, pour se protéger d’une menace de dévastation et réunir les moyens financiers nécessaires.
« Impossible » de partager un tel outil de souveraineté ? Mais tout cela est justement une question de possibilités.
A défaut de moyens suffisants, la France se paie une dissuasion nucléaire au détriment de son outil militaire. Si les dépenses afférentes à cette dissuasion n’étaient pas habilement camouflées sous d’autres registres, comme le Commissariat à l’énergie atomique, elles nous apparaîtraient disproportionnées par rapport à ce que notre société peut se payer et elles assèchent littéralement les armées. Ces dépenses nucléaires sont largement supérieures aux 13 % affichés du budget des Armées et représentent probablement plus du tiers de l’effort consenti par la nation à sa défense, sans compter ses effets collatéraux, notamment toutes ces unités militaires consacrées à protéger ou à accompagner ce système nucléaire de non-emploi.
Autrement dit, pour continuer à se payer une dissuasion nucléaire, il est nécessaire d’en partager les coûts tandis que nos voisins ne peuvent plus éluder cette situation alors qu’ils se sont sentis largement menacés aussi par la Russie.
Quant au système de décision ultime – qui appuierait sur le « bouton » ? – le véritable obstacle à son analyse est notre incapacité à reconnaître l’insuffisance de nos moyens « franco-français » : nous entretenons en effet une notion de « souveraineté » dépassée si nous voulons enfin construire une communauté de défense à la hauteur de enjeux européens. Soulignons à ce titre qu’Ursula von der Leyen est au moins aussi crédible qu’Emmanuel Macron lorsqu’il s’agit de prendre une décision difficile.
Il est frappant d’observer l’inadaptation de la loi de programmation militaire (LPM), que vient d’adopter la France, à la situation que la guerre en Ukraine nous impose. Cette LPM adoptée en 2023 prévoit les équipements structurants de l’armée française jusqu’en 2030. Certes, l’effort budgétaire est considérable (+ 50%), aux limites de ce que nos finances publiques peuvent soutenir, mais cette LPM brille par son absence de toute initiative européenne, et plus encore par la faiblesse de l’outil militaire de combat. Non qu’il faille constituer l’équivalent des divisions russes qui se font actuellement dessouder par les soldats ukrainiens, mais comment ne pas remarquer que l’armée de terre n’a pas le rôle central qu’elle aurait à jouer dans une telle guerre ?
Je déteste les guerres de chapelles, bien trop présentes dans mon passé militaire. Chaque armée et chacune de leurs armes sont importantes, c’est l’ensemble qui constitue un « corps de bataille ». Mais qui mène les combats aujourd’hui en Ukraine ? Les navires ukrainiens ? Non, ils sont quasiment inexistants face à la « prestigieuse » flotte russe qui apparaît bien inutile dans ces combats sauf à se faire attaquer par des drones sans équipage. L’aviation ukrainienne ? Elle réclame quelques dizaines de F16 pour frapper dans la profondeur et appuyer ce que les combattants mènent au sol : la guerre.
Même les Américains ont compris après leurs nombreux échecs militaires que la guerre ne peut pas être gagnée par des frégates ou des avions de combat. Ces derniers y contribuent à condition de ne pas assécher la composante centrale d’une armée : l’armée qui se bat au sol, « l’armée de terre », celle qui gagne ou qui perd la guerre.
Or l’armée de terre française est, contre toute attente, la grande perdante de cette loi de programmation militaire : de fait, elle a été privée du débat que la guerre en Ukraine aurait dû obliger à tenir. Et elle ne pourra pas le rattraper, d’autant que sa culture du silence lui interdit d’expliquer ses enjeux et de convaincre une société – et donc des décideurs politiques – avec qui elle ne débat quasiment jamais…
J’ai déjà évoqué la dissuasion nucléaire, qui ne peut pas constituer une armée puisqu’en aucun cas elle ne doit être utilisée. Mais prenons quelques instants pour réfléchir à cette armée de terre qui n’aurait pas pu mener, dans sa configuration actuelle, plus de deux semaines de combat comme ceux menés en Ukraine [déclaration du général Burkhard, chef d’état-major des armées en mars 2022].
Toute sa composante blindée « lourde » a en effet été pliée par ma génération : exit les chars de combat (il en restera 200 dans la LPM et plutôt dépassés), exit l’artillerie qui est pourtant majeure dans ces conflits (une centaine de canons tout au plus), et a peine réanimée une défense sol-air qui avait quasiment disparu pendant deux décennies.
Une armée solide, qui peut tenir et faire reculer un empire menaçant, se compte en milliers d’exemplaires de ces matériels structurants. Cela signifie aussi que les matériels « nationaux » qui sont l’essentiel de la nouvelle LPM, devraient laisser la place à des armements européens que seuls des Airbus de l’armement devraient être autorisés à fabriquer désormais, pour éviter les effets délétères des séries trop limitées, en taille comme dans le temps.
L’exemple parfait en est le char Leclerc : comment conserver dans l’avenir un matériel aussi spécifiquement français et qui fera l’objet d’à peine une évolution majeure quand le Léopard construit en milliers d’exemplaires pourra être modernisé deux à trois fois dans le même temps ?
Désolé de l’écrire crûment, mais « l’indépendance » de l’avionneur Dassault nous mène tout droit « dans le mur » si nous ne transformons pas maintenant cette entreprise en un groupement européen, que ce constructeur le veuille ou non, alors qu’il dépend quasi exclusivement de commandes publiques…
La défense nécessite des moyens considérables, que nous n’avons plus mais que nous pouvons mettre en commun avec d’autres nations européennes qui sont irrémédiablement liées dans un destin commun. Comment ne pas être admiratif de la solidarité dont les pays membres de l’UE font globalement preuve vis-à-vis de l’Ukraine au grand dam des extrémistes de tous bords qui voulaient nous faire croire que nous n’étions pas concernés par ce conflit aux portes de nos cités ?
N’est-ce pas le bon moment pour proposer aux citoyens de l’Union européenne qui résident en France de pouvoir s’engager dans son armée (ou sa réserve) comme une amorce d’armée européenne ?
La guerre en Ukraine nous montre aussi comment un empire hostile peut largement bombarder un territoire par les airs sans même s’en approcher, avec des missiles et des drones en tous genres. Or depuis longtemps les pays européens ont renoncé à construire un parapluie sol-air efficace. Certes, les experts le savent bien : il n’existe aucun parapluie étanche capable de protéger tout et contre tout, mais faut-il pour autant renoncer à des solutions intermédiaires ?
Il existe aujourd’hui une assez bonne coopération au niveau de l’OTAN sur la gestion de l’espace aérien, et la capacité d’aller intercepter, avec des avions de chasse, un vol qui pourrait être hostile. Néanmoins ce dispositif est largement inadapté pour contrer des missiles ou des drones, qui sont difficiles à détecter et plus encore à neutraliser. Certes, les Ukrainiens ont constitué une solide défense sol-air contre ces menaces, mais elle ne couvre en fait qu’une partie du pays et elle nécessite des moyens disproportionnés, plusieurs couches de défense à superposer, du canon au missile Patriot.
Un réseau européen de détection et de protection des zones les plus sensibles serait un atout face à des menaces qui ne relèvent plus désormais de la science-fiction. Un missilier européen comme MBDA est relativement avancé, même si ses derniers systèmes – comme le MAMBA – sont encore loin derrière les performances du Patriot américain, conséquences là aussi de développements trop réduits. Un tel réseau européen serait une initiative concrète et bienvenue dans un monde où la menace des drones en particulier ne risque pas de s’éteindre avec la guerre en Ukraine…
La résistance des Ukrainiens constitue un autre aspect structurant de cette guerre. J’avais pourtant écrit, au début de ce conflit, que les Ukrainiens ne pourraient pas résister à la puissance des armées de Poutine. J’avais tort !
Mais cette résistance des Ukrainiens – leurs combattants ont stoppé l’invasion de leur pays et s’efforcent de chasser les envahisseurs – s’est appuyée sur plusieurs facteurs cruciaux : en premier lieu, le soutien de plus de cinquante pays, dont pratiquement tous ceux de l’Union européenne et des Etats-Unis, est déterminant. Notons au passage comment la Suisse fait exception pour privilégier sa « neutralité » à moins que ce ne soit sa prospérité, comme si elle pouvait perdurer dans un environnement en guerre…
De toute façon, les Ukrainiens n’auraient pas résisté avec autant d’efficacité s’ils n’avaient pu bénéficier d’un tel soutien qui de plus s’est maintenu dans la durée.
Plus que jamais nous avons besoin d’alliances, nous avons besoin des « autres » pour constituer des collectifs puissants et déterminés, capables de défendre leur société au-delà des limites étroites du jardin particulier de chacun. Nous avons trop entendu des défenseurs de Poutine et du chaos que nous n’étions pas concernés par cette guerre, nous devons désormais être capables de prévenir une crise ou d’intervenir aussi puissamment et efficacement que la défense de notre existence le nécessitera.
Un autre facteur essentiel de la résistance ukrainienne est la formidable mobilisation de sa société. Cette guerre nous rappelle l’importance de pouvoir compter sur des hommes et des femmes dont les armes ne sont pas le métier. Si la France dispose aujourd’hui d’une armée de métier de très grande qualité, elle n’a plus aucun « corps intermédiaire » entre celle-ci et la société. C’est d’autant plus gênant que cette armée est réputée la protéger, comment peut-elle en être aussi éloignée ?
Sans reconstituer un ruineux et inefficace système de service militaire, pourquoi ne pas réfléchir plus avant à un dispositif ouvert de « Garde » pour relier notre société à cette armée de métier ? Nous avons besoin d’un « corps intermédiaire » qui permette de répondre d’une part à l’envie légitime d’une partie de la population de participer à sa protection en renouant avec une culture militaire, et de créer d’autre part un potentiel d’hommes et de femmes capables de s’impliquer directement si cela devait être nécessaire.
Cette Garde, à construire sur un modèle et à l’échelle européenne, constituerait d’abord un lieu de partage et d’acculturation aux questions militaires et de défense, là où les modèles actuels de réserve ne servent qu’à enrôler quelques profils qui font envie aux Armées ou dans une autre version à resocialiser une partie de la population quand la société a échoué… Une Garde utile pour la défense de notre société ne peut être ni un club d’amateurs éclairés, ni une maison de redressement.
Et c’est là un facteur essentiel de sécurisation de notre société : le rôle des femmes dans cette réappropriation de la culture militaire. Elles sont « juste » la moitié de notre société, elles sont le facteur d’équilibre et de complémentarité qui permettent une réelle efficacité à n’importe quelle organisation collective. Alors, comme les Ukrainiens, exigeons que les femmes occupent un place indispensable dans ce système militaire, tandis que l’actuel ressemble encore trop à un marigot de crocodiles machos…
Un dispositif équilibré et partagé de défense de notre société ne peut pas s’entendre s’il n’est pour commencer à parité (homme-femme), que ce soit pour les décisions comme pour l’action. La guerre en Ukraine est l’occasion de reconstituer une société équilibrée qui sache et qui veuille se défendre, sans dépendre dangereusement d’une super-puissance bien intentionnée mais aussi lointaine qu’incertaine. Nous sommes et nous serons toujours confrontés à des empires menaçants qui ne nous laisseront jamais profiter « tranquillement » de notre incroyable prospérité… Un système impliquant et étendu de défense en est le prix à payer.
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