Matthieu Seynaeve est cartographe, diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Laurent Chamontin est écrivain et russophone, auteur de L’empire sans limites – Pouvoir et société dans le monde russe, Éditions de l’Aube, 2014.
Voici une carte inédite de l’Ukraine, initiée par Matthieu Seynaeve, puis discutée avec Laurent Chamontin et commentée par celui-ci. L’ensemble aide à comprendre les dynamiques géopolitiques à l’oeuvre, de façon à la fois localisée et nuancée.
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SI ON MET à part le cas très particulier des pays baltes [1], l’affirmation de la souveraineté nationale ukrainienne est parmi les plus bruyantes des anciennes républiques soviétiques.
L’Ukraine fait en effet partie de celles qui déclarent leur indépendance en août 1991. Celle-ci est avalisée lors du référendum du 1er décembre suivant par 90,3% des votants, un événement qui contribue à l’effondrement final de l’URSS en décembre 1991.
En 2004, la Révolution orange est l’occasion de remettre en cause des élections truquées et de porter au pouvoir V. Youchtchenko. C’est sur la même place de l’Indépendance [2] qu’ont lieu les manifestations de novembre 2013 à février 2014, qui contraignent V. Yanoukovitch à la fuite et consacrent la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne.
En 23 ans seulement, l’Ukraine s’est ainsi imposée à l’attention des commentateurs internationaux ; pour autant, ce pays jeune présente aussi des traits paradoxaux, que la carte ci-dessus met bien en évidence.
Témoin d’une histoire mouvementée, entre Royaume de Pologne, Empires russe, austro-hongrois et ottoman, le clivage classique entre l’Est et l’Ouest réapparaît à l’occasion de l’élection de mai 2014, où P. Porochenko recueille la majorité absolue dans tous les oblasts, mais avec des taux de participation très variables. Il illustre la tension de l’Ukraine entre deux pôles : l’Ouest ukrainophone, resté hors de l’Empire russe et de l’URSS jusqu’en 1945, et l’Est industriel et russophone, théâtre d’une forme de melting-pot soviétique à l’ère de l’industrialisation [3].
Dans un pays qui présente une forme allongée entre ces deux pôles, sur plus de 1200 km, et qui s’interpose significativement entre la Russie et la Mer noire, une telle dichotomie se traduit directement par un clivage géopolitique.
Depuis l’indépendance, l’Ukraine doit d’une part compter avec un héritage russe et soviétique qui ne se laisse pas oublier, en particulier dans le domaine des formes politiques : oligarques, État dysfonctionnel qui n’est pas prioritairement au service de la société, corruption envahissante, tout cela rattache clairement le pays à son ancien conquérant. Il y a aussi dans ce sens le poids de l’économie, dans laquelle l’Est industriel et voisin de la Russie tient une place prépondérante.
D’autre part, l’Ukraine est idéalement placée, culturellement et géographiquement, pour mesurer l’écart qui s’est creusé depuis 25 ans avec les anciens pays-frères, et en particulier avec la Pologne ; à la veille du conflit avec la Russie, les sentiments pro-européens étaient ainsi majoritaires parmi la jeunesse, y compris dans les oblasts de l’Est [4].
Cette situation très particulière explique la timidité avec laquelle Kiev s’est d’abord engagé sur le chemin des réformes, autant que l’impatience croissante d’une population dont le niveau de vie, à l’inverse de son homologue russe, n’est pas soutenu par la rente des hydrocarbures.
Alors que sous la présidence de V. Yanoukovitch le pays avait choisi de tourner le dos à une éventuelle adhésion à l’OTAN, cette configuration intérieure complexe débouche en 2014 sur une crise majeure avec la Russie.
Au delà des causes immédiates – révolution en faveur de l’accord d’association avec l’UE, maladresses des dirigeants ukrainiens à l’égard des russophones de Crimée exploitées par V. Poutine – on peut avancer plusieurs types d’explications à celle-ci.
S’il ne faut pas écarter l’effet des luttes d’influence entre puissances, il convient de noter que l’OTAN s’était abstenue d’installer des bases sur le territoire des nouveaux pays-membres, et que le niveau des dépenses d’armement des pays européens est historiquement bas.
La perspective d’une Ukraine éventuellement hostile a pu conduire Moscou à défendre la conception qui lui est chère, celle d’une ceinture d’États-tampons qui l’isolent du reste du continent eurasiatique, et plus particulièrement de l’Europe. Cependant, l’accord d’association avec l’UE ne menaçait pas particulièrement celle-ci et c’est dans d’autres directions qu’il faut chercher les facteurs d’explication principaux.
La conjonction d’un côté d’un nationalisme de revanche, et de l’autre d’une contestation portant sur le cœur du modèle politique russe, potentiellement déstabilisante pour le Kremlin sur le plan intérieur, conduit après l’annexion de la Crimée (mars 2014) à la guerre du Donbass, forme de harcèlement que le Kremlin cherche à conjuguer avec une instrumentalisation des russophones de l’Est de l’Ukraine [5].
Une fois encore, ce dernier pari ne semble pas gagné pour Vladimir Poutine ; un sondage du Kiev International Institute of Sociology [6] réalisé en décembre 2014 montre des scores très faibles pour un éventuel rattachement à la Russie (3,1% pour l’ensemble de l’Ukraine et des chiffres du même ordre dans tous les oblasts, à l’exception de Donetsk où, dans les zones où le sondage a pu avoir lieu, les partisans du Kremlin culminent à 18,5%).
Le risque d’un effondrement de l’État ukrainien conduisant au chaos sous l’effet de la guerre est en revanche bien réel, et doit retenir prioritairement l’attention des européens en raison des risques qu’il comporte pour la sécurité collective.
Copyright pour le texte Février 2015-Chamontin/Diploweb.com
[1] Annexés par l’URSS en 1940 en application des clauses secrètes du Pacte germano-soviétique.
[2] Maïdan Nezalezhnosti, en ukrainien.
[3] En toute rigueur, il conviendrait d’ajouter un troisième pôle, la Crimée, peuplée majoritairement de Tatars (peuple autochtone turcophone) et de russes, rattachée à l’Ukraine en 1954.
[4] Emmanuelle Armandon, « L’Ukraine, entre l’Europe et la Russie », Festival de Géopolitique de Grenoble, 3 avril 2014.
[5] Nous avons retenu pour la légende de la carte ci-jointe le terme « combattants pro-russes » pour désigner les armées opposées à Kiev, qui ne fait pas référence à un hypothétique mouvement séparatiste.
[6] opros2014.zn.ua/main
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