Diplômé de l’école de commerce de l’EDHEC à Lille en Conseil et Stratégie Internationale et titulaire d’un Master 2 Recherche à l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Il est actuellement en doctorat de géographie à l’université Paris-Sorbonne sous la direction du Professeur Philippe Boulanger. Il travaille sur la projection aérienne des armées françaises dans le monde. I. Sand est également chargé d’études au Centre des études, du rayonnement et des partenariats de l’armée de l’air (CERPA), à l’Ecole Militaire, où il dirige la section rédaction.
La distribution géographique des opérations de projection aérienne des armées françaises dessine les contours des différentes utilisations de la puissance aérienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Très sollicitée au cours des guerres de décolonisation en Algérie et surtout en Indochine pour couvrir des zones difficiles d’accès, l’armée de l’air a continué à intervenir en Afrique subsaharienne pour venir en aide à des gouvernements alliés qui venaient d’acquérir leur indépendance et dont les forces ne leur permettaient pas d’assurer le contrôle de leur vaste territoire. Si la fin de la Guerre froide a marqué le début d’une période d’engagements des forces aériennes françaises dans des zones qui leur étaient jusqu’ici inconnues, notamment dans les Balkans et en Asie centrale, elle n’a pas signifié la fin des interventions au sein des pays francophones du continent africain.
Illustré de plusieurs tableaux, graphiques et cartes.
AU LENDEMAIN de l’opération Hamilton – un raid mené en avril 2018 par les armées américaine, britannique et française contre les installations chimiques du régime syrien – la plupart des observateurs ont, dans un premier temps, unanimement salué une démonstration des « capacités de projection » de puissance de l’armée de l’air française . Puis, certains articles de presse ont posé la question de l’efficacité de ces frappes dans le contexte de la guerre civile syrienne en cours depuis 2011 tandis que d’autres analystes se demandaient pourquoi la France n’utilise pas plus souvent son aviation militaire dans le cadre de missions d’interposition.
Ces réflexions posent plus largement la question des capacités de projection aérienne française et de leur emploi. Si l’aviation militaire française a été utilisée en dehors de la métropole sans discontinuité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses objectifs politiques, cadres juridiques d’emploi et missions ont varié. Depuis la renaissance de l’armée de l’air à la sortie de la guerre, quels sont donc les territoires de projection de la puissance aérienne française et quels y sont les enjeux associés ? L’étude de l’emploi de l’aviation à l’extérieur du territoire national nécessite dans un premier temps de définir la notion de projection aérienne afin de déterminer quelles opérations peuvent y être associées. La constitution d’un corpus d’une centaine d’opérations permet ensuite de dégager les principales ruptures et continuités spatio-temporelles de cet outil d’intervention extérieure. Enfin, une analyse plus fine de ces opérations invite à esquisser les attributs géopolitiques de la projection aérienne française.
Qu’appelle-t-on projection aérienne ?
À la fois rarement définie et fréquemment utilisée par les autorités militaires comme politiques, la notion de projection recouvre un champ lexical très large , ce qui contribue à brouiller son sens exact. Ainsi, quelques semaines après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, revendiqués par l’organisation « État Islamique » (EI), plusieurs analystes interprétaient ces évènements comme la démonstration de la « capacité de projection » de ce groupe. Les armées françaises disposent de leur définition de la projection : selon le Centre Interarmées de Concepts, de Doctrines, et d’Expérimentations (CICDE), la projection correspond à l’ « acheminement par voie aérienne, maritime ou terrestre d’une force militaire loin de son lieu habituel de stationnement » . Si l’apparition de la projection dans le vocabulaire militaire ne saurait être présenté ici en détails , ce mot provient d’une traduction – ou plutôt d’un emprunt – du terme américain « projection », dont la première occurrence remonte à 1962 au sein d’un ouvrage consacré à l’histoire des Marines et dont la diffusion s’est surtout accélérée au cours des années 1970.
En France, le succès du terme projection accuse environ dix ans de retard sur les armées américaines. Les premières occurrences de ce mot en langue française sont le fait de quelques spécialistes qui l’emploient au sein de publications consacrées aux forces américaines au cours des années 1980. À peine dix ans plus tard, la notion de projection militaire est omniprésente au sein du Livre Blanc de 1994, décrit a posteriori comme le Livre Blanc de la projection . Malgré ce succès, peu d’analystes se sont attachés à définir les contours de ce concept sur un plan académique. Yves Lacoste est ainsi un des rares universitaires à avoir tenté d’en saisir la complexité, quitte à s’éloigner de la définition institutionnelle. Pour ce géographe, les deux éléments constitutifs d’une opération de projection d’un État semblent être une intervention sur un théâtre qui ne se situe pas dans le prolongement du territoire national et l’absence de volonté de conquête. Dans son article « Aviation et géopolitique : les projections de puissance » publié dans la revue Hérodote en 2003 , Yves Lacoste s’appuie principalement sur les exemples de la guerre du Vietnam (1964-1973) et de la guerre d’Irak (2003) menées par les États-Unis. Il relève qu’il s’agit d’ « opérations à effectifs limités » – pour appuyer cette idée qui peut sembler discutable, il les compare avec les effectifs américains de la Seconde Guerre mondiale – lancées par Washington « au-delà des océans […] en pensant que ses forces aériennes, pour l’essentiel, suffiraient à détruire une armée lointaine, médiocrement équipée et sans aviation ». Il dresse une séparation claire entre la participation des États-Unis lors du dernier conflit mondial et les projections de puissance américaines qui se déroulent dans de « « petits pays » qui n’avaient aucun conflit territorial avec l’Amérique et dont les chefs n’avaient évidemment jamais eu l’idée d’aller lui déclarer la guerre, à 15 000 kilomètres de chez eux ». Pour Y. Lacoste, l’échelle de l’effort consenti par le pays semble être un critère important qui sépare les opérations de projection des « vraie[s] guerre[s] ». De plus, il précise qu’une des caractéristiques majeures est « l’envoi par des moyens rapides (et surtout aériens) d’un corps expéditionnaire de plusieurs dizaines de milliers d’hommes à des milliers de kilomètres des États-Unis ».
Le fait de circonscrire les opérations de projection à des interventions contre un ennemi qui n’exerce pas de menace militaire sur le territoire national donne un cadre précis à deux des critères précédemment identifiés : la zone de combats ne se situe pas le long d’une frontière qui serait partagée par les deux belligérants et l’acteur visé par la projection n’a pas la capacité de porter le conflit sur le sol de l’État qui intervient. Toute opération de projection comporte ainsi une double asymétrie : le théâtre de guerre est toujours le territoire d’un des deux acteurs du conflit, celui qui se trouve être le plus faible militairement. Si l’élaboration de la projection comme concept stratégique est empirique et que sa définition peut varier d’une publication à l’autre, ce terme implique systématiquement le franchissement d’une certaine distance par un ensemble de forces, d’armements ou éventuellement d’outils diplomatiques. La projection militaire apparaît donc comme un concept géographique, qui décrit le mouvement de forces armées, ou la simple menace de leur déploiement, en vue d’intervenir en dehors du territoire national ou métropolitain, dans un cadre de guerre ou de coercition. Par prolongement, les capacités de projection aérienne sont généralement comprises comme la faculté d’une armée à agir vite et loin grâce à la puissance aérienne, une notion qui regroupe toute utilisation de l’air et de l’espace à des fins militaires.
Le cas de la projection aérienne française depuis 1945 : raisonner empiriquement sur un corpus d’opérations
À partir de ces éléments de définition, certaines interrogations demeurent. En effet, comment qualifier les guerres de décolonisation menées par les armées françaises au sein de territoires qui à l’époque font partie de l’Empire ? Dans le cadre de la problématique spatiale étudiée, nous considérons que la notion de métropole se substitue à celle de territoire national entre 1945 et 1962. Bien que les territoires de l’Algérie et l’Indochine soient alors administrés par les autorités françaises, les opérations militaires qui s’y déroulent nécessitent la gestion de flux de combattants et de matériels entre la métropole et les colonies. Leur organisation correspond aux logiques décrites par Y. Lacoste à propos de la projection des forces américaines.
Si chaque opération représente un exemple particulier d’une utilisation de la projection, l’ensemble de ces opérations depuis 1945 peut aussi être appréhendé comme un tout formant un objet d’étude à part entière. Sur le plan géographique d’une part, l’analyse de ce dernier permet de faire ressortir les régions les plus souvent visées, l’évolution des distances entre la métropole et les zones d’intervention, les bases françaises outre-mer les plus sollicitées ou encore les pays les plus régulièrement survolés. À partir des caractéristiques de la projection aérienne précédemment identifiées, un recensement des opérations de ce type est indispensable à l’étude. Ce travail a abouti à la constitution d’une base de données de 103 opérations . Ces dernières offrent un aperçu de la grande variété de l’utilisation de cet outil par les forces armées françaises : guerres de décolonisation, conflits opposant les deux blocs de la Guerre froide, intervention pour défendre un gouvernement allié menacé par une rébellion, évacuation de ressortissants français, missions pour porter secours à des otages, interposition entre deux belligérants, etc.
Sur le plan géographique, si les opérations couvrent une grande partie du globe, certaines zones sont surreprésentées. Ainsi le Tchad, la Centrafrique et la République démocratique du Congo (également appelée Zaïre sur une partie de la période étudiée) sont les trois États qui comptent le plus grand nombre d’interventions recensées. De manière générale, le continent africain compte pour plus de 60% des opérations sélectionnées pour l’étude.
Ce résultat est en partie une conséquence de l’importance des territoires qui ont fait partie de l’espace colonial français dans les interventions militaires retenues. En effet, 52% des opérations recensées se déroulent, au moins pour partie, dans un État qui appartient ou qui a appartenu à l’Union Française . Cette prédominance des espaces coloniaux dans les zones de projection aérienne des armées françaises n’est paradoxalement pas la plus significative au cours de la période de décolonisation, définie comme allant de l’année 1945 à l’année 1962, soit la fin de la guerre d’Algérie. En effet, si l’on reprend le découpage chronologique retenu par la plupart des travaux consacrés aux opérations extérieures ( « opex ») des armées françaises, c’est au cours de la période qui suit la décolonisation, soit entre 1963 et 1989, que les opérations de projection aérienne se déroulent le plus souvent au sein des territoires ayant fait partie de l’Union Française, comme le montre le tableau ci-dessous.
L’approche chronologique classique et ses limites
D’autre part, d’un point de vue historique, l’analyse d’une aussi longue période offre la possibilité de mesurer l’évolution de la projection aérienne comme outil militaire en fonction du contexte politique et du cadre légal des différentes opérations. Schématiquement, aux conflits de décolonisation entre 1945 et 1962, succèdent les opérations extérieures, que la France mène seule, principalement en Afrique et au Proche-Orient jusqu’à la fin de la Guerre froide, avant que la plupart des interventions ne se fassent dans un cadre multilatéral et que la zone d’intervention ne s’étende au Golfe arabo-persique, au Sud-Est de l’Europe et à l’Asie centrale. Toutefois, ces découpages historique et géographique, que l’on retrouve dans la plupart des ouvrages consacrés aux opérations extérieures des armées françaises , ne correspondent pas à des limites parfaitement nettes. L’opération Vittles, nom donné à la participation française au pont aérien de Berlin en 1948-1949, et l’opération Mousquetaire, volet français de l’expédition de Suez de 1956, sont déclenchés bien avant l’année 1962 alors qu’il ne s’agit pas de conflits de décolonisation. De même, la fin de la Guerre froide (1990 ou 1991) ne signifie pas l’arrêt des interventions françaises en Afrique comme en témoignent l’opération Licorne menée en Côte d’Ivoire à partir de 2002 et plus récemment les opérations Serval et Sangaris, respectivement au Mali et en Centrafrique, déclenchées en 2013.
Analyse des zones d’intervention des forces aériennes françaises : combiner le nombre et la durée
Le nombre d’opérations de projection aérienne au sein d’un même pays n’est par ailleurs pas suffisant pour en mesurer l’importance dans la politique militaire de la France. C’est en effet la durée cumulée de ces opérations qui traduit la présence réelle des troupes françaises sur une période donnée. La comparaison de ces deux données illustre aussi les différents rôles donnés à la projection aérienne, qui peut varier d’opérations courtes avec des objectifs militaires clairs et limités, à des opérations de plusieurs années de surveillance et de sécurisation d’un vaste territoire. Sur le plan géographique, ce large spectre de missions correspond aussi à plusieurs espaces d’intervention. Certaines zones enclavées, sans débouché maritime, dépourvues d’un réseau routier efficace et situées à plus de 1 000 km de la capitale de leur pays, constituent par exemple le domaine réservé de l’aviation. À plus petite échelle, l’arme aérienne est également très efficace pour surprendre l’adversaire afin de prendre possession de centres névralgiques ou de nœuds de communication et ainsi permettre une progression plus rapide des forces au sol.
Les 103 opérations sélectionnées décrivent un ensemble de 44 pays ou zones d’intervention, qui comptent chacun entre 1 et 10 opérations de projection . Avec 10 opérations, le Tchad est le pays qui en compte le plus tandis qu’un groupe de vingt États n’en compte qu’une seule. Parmi ces interventions uniques au sein d’une zone, on retrouve des opérations très diverses allant de conflits de longue durée comme la guerre d’Algérie ou celle d’Afghanistan à des interventions ponctuelles comme le rapatriement de ressortissants français vivant en Éthiopie en 1991, effectué en moins de deux semaines. Sur les 44 zones d’intervention, 10 sont concernées par plus de 4 opérations.
Ainsi, le Tchad est non seulement le pays au sein duquel les opérations de projection aérienne ont été les plus nombreuses depuis 1945 mais celui pour lesquelles ces opérations ont duré le plus longtemps en cumulé – près de 50 années d’opérations. Les cas de la Centrafrique et de la République démocratique du Congo (RDC), qui comptent chacun 8 opérations de projection aérienne, reflètent le large spectre couvert par ces interventions. Pour un même nombre d’opérations, les armées françaises n’ont opéré que durant l’équivalent d’une année en RDC tandis qu’elles cumulent 10 ans d’intervention en Centrafrique. Ainsi, en RDC, qui est une ancienne colonie belge et qui ne compte pas de base militaire française, les forces françaises multiplient les opérations « coup de poing », qu’il s’agisse d’évacuer des ressortissants comme en 1991 et en 1993, ou d’intervenir par la force, via le transport de troupes marocaines en 1977 ou par l’engagement de parachutistes français à Kolwezi un an plus tard. Parmi ces 8 opérations menées dans l’ex-Zaïre, seules 2 excèdent un mois et la plus longue dure à peine plus de quatre mois. La RDC constitue donc un pays où le concept de projection aérienne a été appliqué selon sa définition d’origine : des opérations courtes, engagées avec une forte réactivité et une concentration de moyens. La Centrafrique mêle quant à elle des opérations de ce type avec des interventions plus longues où les forces françaises participent à la sécurisation du territoire et même à la reconstruction d’un pays avec lequel Paris entretient des relations privilégiées. Ainsi, à l’instar du Tchad, certains États ont connu une ou plusieurs périodes où la France a mené des opérations sur leur territoire de manière quasiment continue.
Les opérations qui s’échelonnent sur plusieurs années peuvent être de différentes natures. Certaines guerres de décolonisation, comme les conflits algériens et indochinois, ont connu une haute intensité d’affrontements tout au long de leur durée, et un recours aux forces aériennes constant, que ce soit pour des missions de combat ou pour assurer un ravitaillement en hommes et en matériel depuis la métropole. D’autres opérations s’étalent sur plusieurs années sans impliquer un haut niveau d’engagement. C’est par exemple le cas des missions d’interdiction de survol au-dessus d’une aire géographique – on parle aujourd’hui de zone d’exclusion aérienne – mises en place pour garantir la sécurité d’un groupe de population. Si l’Irak présente des durées cumulées relativement importantes, c’est principalement le fait des opérations de surveillance aérienne menées par les forces occidentales à l’issue de la guerre du Golfe, pour protéger les Kurdes au Nord du pays (opération Libage puis Aconit) ainsi que les populations chiites au Sud (opérations Alysse et Aladin).
Le cas de l’ex-Yougoslavie diffère des autres tant il concentre de nombreuses opérations au cours d’une même période : il est le seul pour lequel la durée cumulée des opérations excède l’intervalle de temps compris entre le début de la première et la fin de la dernière. À partir de 1992, plusieurs opérations se chevauchent : en Bosnie, dans un premier temps, la protection de civils, la surveillance d’une zone d’interdiction aérienne, les bombardements, puis le contrôle des accords de Dayton ; et au Kosovo, dans un second temps, la destruction des capacités militaires serbes et enfin des missions de surveillance aérienne à l’issue de la guerre.
Enfin, la présence des pays baltes dans les zones d’intervention les plus fréquentes de l’armée de l’air peut surprendre. Les 7 opérations qui y sont relevées sont toutes identiques et s’inscrivent dans une mission dont l’OTAN s’est récemment investie : assurer la surveillance aérienne du territoire de ces trois pays, qui ne disposent pas de la capacité de le faire, dans un contexte de montée des tensions avec les forces aériennes russes. Toutes les opérations de projection aérienne n’ont pas la même intensité et ne se traduisent pas par le même niveau d’engagement, en hommes comme en matériel.
À partir de la base de données créée, plusieurs types d’utilisation de la projection aérienne se distinguent et nous permettent de raisonner sur les caractéristiques géographiques des zones pour lesquelles le recours à l’intervention aérienne semble le plus adapté.
Les territoires de la projection aérienne française : zones enclavées et vastes étendues désertiques
Les trois pays qui ont connu le plus grand nombre d’opérations de projection aérienne partagent ainsi certains attributs. Le Tchad, la Centrafrique et la RDC sont des pays d’Afrique centrale, qui n’ont pas – ou presque pas dans le cas de la RDC – d’accès à la mer. Leurs réseaux routier et ferroviaire ne permettent pas un maillage régulier de leur territoire, qui est assez vaste et dont certaines régions sont très faiblement peuplées. De plus, ces trois États comptent un nombre important de pays limitrophes (9 pour la RDC, 6 pour la Centrafrique et 5 pour le Tchad) ainsi qu’une longueur de frontières cumulée élevée (10 744 km pour la RDC, 5 203 km pour la Centrafrique et 4 874 pour le Tchad), et donc un espace frontalier difficile à contrôler et potentiellement facteur d’instabilité. Dans le cas du Tchad, à partir de la première opération lancée en 1969 jusqu’au milieu des années 1990, c’est à la frontière libyenne au Nord du pays que se concentrent les efforts des forces françaises. Au cours du conflit tchado-libyen qui voit les deux États se disputer le contrôle de la bande d’Aouzou entre 1978 et 1987, les armées françaises soutiennent le gouvernement de N’Djamena. Pour combattre les rebelles et les forces libyennes dans la moitié Nord du pays, zone désertique à cheval sur le Sahara et sur le Sahel, la puissance aérienne est l’outil privilégié par Paris. Outre des missions de bombardement comme le raid pour détruire la base aérienne de Ouadi Doum en 1986, l’armée de l’air apporte une mobilité cruciale aux forces tchadiennes. Ainsi, lors de l’opération Camomille au mois de juillet 1977, quatre avions de transport C-160 effectuent des rotations pour réorganiser le dispositif militaire tchadien dans le Nord du pays. Ils évacuent la garnison de Zouar pour redéployer des forces dans les villes de Fada et de Faya-Largeau et ils assurent le ravitaillement logistique des éléments basés à Abéché et à Mongo.
Au contraire du Tchad et de la Centrafrique, la France ne dispose pas de forces de présence substantielles en RDC lors de ses interventions dans le pays. Toutefois, au moment de la première opération en 1977, les deux États sont déjà liés par une série d’accords militaires dont la signature a débuté en 1974. De même, la France compte plusieurs milliers de ressortissants dans le pays, que les forces armées ont pour devoir de protéger en cas de danger. L’importance de cette mission est primordiale pour analyser l’outil de projection aérienne français. Sur les 8 opérations menées en RDC, 6 comportent un volet de protection et d’évacuation de ressortissants européens, principalement français. C’est le cas de nombreuses opérations menées dans des États africains dans lesquels réside une importante communauté française. Parmi les 26 interventions aériennes au Tchad, en Centrafrique et en RDC, un peu plus de la moitié avait, au moins en partie, pour mission de protéger et très souvent d’évacuer des civils français.
Les objectifs stratégiques de la projection aérienne : aéroports, nœuds de communication et centres urbains
Plus récemment, les opérations Serval, déclenchée en janvier 2013, puis Barkhane à partir août 2014, ont également vu les armées françaises combattre des insurgés dans la zone sahélo-saharienne. Si l’apport de l’arme aérienne a été mis en valeur par la mission de bombardement conduite depuis la base de Saint-Dizier dans les premiers jours de l’intervention au Mali, l’aviation de transport y est employée de manière continue pour assurer le ravitaillement depuis la métropole de même que les liaisons intra-théâtres entre les bases logistiques et les bases avancées. La mobilité aérienne des forces françaises est d’autant plus indispensable depuis l’extension du territoire d’intervention – administrativement, Barkhane s’étend sur plus de 5 millions de km² même si toutes les régions des cinq pays de l’opération ne sont pas concernées par les combats. Outre le ravitaillement logistique, elle offre également un outil pour la prise de nœuds stratégiques.
L’opération aéroportée conduite en janvier 2013 pour prendre le contrôle de la ville de Tombouctou a par exemple illustré la faculté des armées françaises à réduire au maximum le temps d’adaptation de ses adversaires. Dans l’esprit de certains analystes et même d’acteurs du conflit, elle a rappelé la dernière intervention de ce type, menée par les parachutistes français à Kolwezi en 1978 (opération Bonite ou Léopard) pour libérer des otages européens retenus par une rébellion dans le Sud du Zaïre, actuelle République démocratique du Congo . Bien qu’il s’agisse de contextes très différents, une intervention ponctuelle et un objectif local dans le cas de Kolwezi, une étape dans la reconquête et dans la sécurisation du Nord du Mali pour Tombouctou, ces deux opérations ont été comparées car elles démontraient la capacité des troupes parachutistes à prendre le contrôle d’une zone stratégique et ainsi à changer le cours d’un conflit. La bataille de Kolwezi a également été évoquée au moment de celle de Tombouctou parce que ces opérations aéroportées sont rares dans l’histoire des armées françaises, la précédente d’une envergure comparable étant la prise de Port-Saïd en 1956 lors de l’opération Mousquetaire contre la nationalisation du canal de Suez par le président égyptien Gamal Abdel Nasser. Plusieurs cas de figure ont par ailleurs démontré le rôle capital des forces spéciales dans le déploiement d’une opération de projection aérienne : c’est souvent à ces dernières que revient de prendre un aéroport, une base aérienne ou une simple piste qui permettra par la suite d’acheminer les forces d’intervention par la voie aérienne. Ainsi, quelques jours avant l’opération aéroportée sur Tombouctou, l’évaluation et la sécurisation de l’aéroport de Gao par un groupe des Commandos Parachutistes de l’Air 10 (CPA 10) déposé par des hélicoptères Puma dans la nuit du 25 au 26 janvier 2013, permettaient à trois C-160 et à un C-130 de réaliser un poser d’assaut pour débarquer des renforts.
Toutefois, la prise de ce type de points stratégiques n’est envisageable que si l’effet de surprise est total et que la zone n’est pas défendue par des forces substantielles. Dans le cas contraire, la puissance aérienne apporte son concours aux forces au sol en charge de la prise d’une ville, par le biais de campagnes de bombardement et de recueil de renseignement. Les exemples récents des batailles de Mossoul (2016-2017) en Irak puis de Raqqa (2017) en Syrie contre l’organisation État Islamique démontrent l’importance des combats en milieu urbain au sein des conflits modernes, y compris lors de guerres contre-insurrectionnelles. Si l’arme aérienne n’est pas en mesure de reprendre et d’assurer le contrôle d’une ville à elle seule, elle est en revanche un des principaux outils pour emporter la décision.
Les interventions de l’OTAN en ex-Yougoslavie au cours des années 1990 constituent de rares cas d’étude de la puissance aérienne au cours de conflits inter-étatiques après 1945. Les deux campagnes de bombardements aériens, en 1995 pour briser le siège de Sarajevo (opération Courlis et Crécerelle pour les armées françaises) et en 1999 pour protéger les populations albanaises du Kosovo (dans le cadre de l’opération Trident pour la France), ont été planifiées dans le but de contraindre les dirigeants serbes à trouver une issue négociée à ces conflits. Elles décrivent ainsi un autre rôle que peut revêtir l’arme aérienne, dans le cadre d’une guerre ouverte ou d’une diplomatie coercitive : celui de faire renoncer l’adversaire à poursuivre les combats. Dans certains contextes, une campagne de bombardements peut donc s’inscrire dans « une logique politique, faisant de l’arme aérienne une étape indispensable pour passer à d’autres options » , comme l’écrit le professeur de sciences politiques Pascal Vennesson à propos de l’opération « Allied Force » sous le commandement de l’OTAN au Kosovo. Dans ce cas de figure, ce sont le choix des cibles et la capacité à les détruire qui déterminent le succès de l’opération. La guerre du Golfe en 1991 en avait constitué une première démonstration, qui fut le point de départ de plusieurs transformations au sein des armées françaises. La modernisation des capacités de renseignement, de ciblage ainsi que le développement d’armes de précision avaient notamment été élevés au rang de priorité.
La distribution géographique des opérations de projection aérienne des armées françaises dessine donc les contours des différentes utilisations de la puissance aérienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Très sollicitée au cours des guerres de décolonisation en Algérie et surtout en Indochine pour couvrir des zones difficiles d’accès, l’armée de l’air a continué à intervenir en Afrique subsaharienne pour venir en aide à des gouvernements alliés qui venaient d’acquérir leur indépendance et dont les forces ne leur permettaient pas d’assurer le contrôle de leur vaste territoire. Si la fin de la Guerre froide a marqué le début d’une période d’engagements des forces aériennes françaises dans des zones qui leur étaient jusqu’ici inconnues, notamment dans les Balkans et en Asie centrale, elle n’a pas signifié la fin des interventions au sein des pays francophones du continent africain.
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