Melvil Bossé est étudiant en deuxième année de Master de Géopolitique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA). Ayant travaillé sur le conflit au Kivu (RD Congo) dans le cadre d’un mémoire de première année en 2019, il souhaite se spécialiser sur la géopolitique du continent africain et les problématiques liées à la géographie du développement. Le sujet de son mémoire de M2 porte sur un enjeu géoéconomique : L’accès à l’électricité dans les pays d’Afrique australe et orientale. Contact : melvil.bosse etudiant.univ-reims.fr
Ancien et meurtrier, le conflit en RDC est généralement sorti des radars. Pourquoi ? Dans quelle mesure la région congolaise des Grands Lacs constitue-t-elle un antimonde ? Peut-on envisager, dans un avenir proche, la stabilité politique et sociale du Kivu malgré les matières premières qui alimentent et perpétuent les tensions ?
Une étude illustrée d’une carte et d’un diatope en cinq cartes : De la « brousse » congolaise aux réseaux planétaires, l’insertion du conflit au Kivu dans différents espaces géographiques.
ALORS QUE la Deuxième guerre du Congo s’est achevée en 2003, la situation politique et sécuritaire dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC) reste particulièrement trouble près de dix-huit ans après l’accord de Pretoria du 16 décembre 2002 [1]. La région du Kivu étant encore en proie aux conflits en 2020, les déchirements internes au sein du plus vaste pays d’Afrique subsaharienne (2 345 000 km², soit plus de quatre fois la France métropolitaine [2]) en font un État à cheval entre transition dans une situation de post-conflit d’un côté, et criante faiblesse de la gouvernance de l’autre. De la défaillance du gouvernement central, incapable de contrôler l’ensemble d’un territoire qui comptait 86,8 millions d’habitants mi-2019 [3], résulte le maintien des luttes armées aux frontières de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi. Dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu, les factions rebelles et autres milices prolongent la « grande guerre d’Afrique » (1998-2003), qui avait constitué le plus important conflit interétatique de l’histoire de l’Afrique contemporaine – avec plus trois millions de morts et un million de déplacés au total [4]. À l’image de Nicholas Kristof pour le New York Times (06/02/2010, cité dans Brabant, 2016, p. 167), journalistes, ONG, associations de défense des droits de l’homme ou encore artistes d’origine congolaise ne manquent pas de rappeler qu’il s’agit du plus lourd bilan humain depuis 1939-45.
Le Kivu, dont la superficie totale est de 128 000 km² (plus de quatre fois la taille de la Belgique) [5], est situé dans la partie congolaise de la région des Grands Lacs. Celle-ci compte des collines dans lesquelles les maquis s’implantent, et peut être qualifiée de zone grise. Cela désigne, selon le politologue Gaïdz Minassian, « un espace de dérégulation sociale, de nature politique ou socio-économique de taille variable, dépendant d’un État souverain dont les institutions ne parviennent pas – par impuissance ou par abandon – à y pénétrer pour assurer leur domination, laquelle est assurée par des micro-autorités alternatives » (Minassian, 2011). La RDC, qui est par conséquent un État failli, n’a plus de contrôle de facto, mais seulement de jure (c’est-à-dire un contrôle officiel et reconnu), sur un territoire dont le sous-sol regorge de richesses minières : or, cassitérite (étain), diamants, coltan, cobalt, cuivre, wolframite, mais aussi ivoire et bois. Ces minerais précieux et autres matières premières attisent les tensions entre de nombreux acteurs (groupes armés, troupes étrangères, « entrepreneurs politico-militaires »), qui luttent tous pour s’en emparer illégalement.
Dix-huit ans après la fin de la guerre civile en Sierra Leone (1991-2002) et ses « diamants de sang », l’économie de prédation des minerais de sang congolais conditionne ainsi les rivalités et les relations de domination entre les différents partis qui financent leur guerre grâce aux richesses d’une région enclavée mais d’une importance géostratégique et économique majeure.
Alors que la RDC fait partie des pays les moins avancés (PMA) au monde d’après les catégories économiques établies par les Nations Unies, avec un PIB/habitant de 545 dollars (US courants) et un taux de pauvreté estimé à 76% [6], les richesses minières du pays ne profitant aucunement à sa population, il convient de se demander qui profite réellement de la situation au Kivu et quels acteurs sont impliqués indirectement, dans l’ombre des milices rebelles. Dans ce sens, l’Est de la RDC, pays ayant obtenu l’indépendance en 1960, peut-il être qualifié de place centrale du néocolonialisme ? Ce terme fort et sujet à polémiques désigne, selon le géographe Stéphane Rosière, « le maintien, ou le retour, à des liens de subordination entre les États nouvellement indépendants et les anciennes puissances coloniales » (Rosière, 2008). En questionnant les rapports géoéconomiques de domination entre l’État congolais d’une part, et ses voisins (Rwanda, Ouganda) ainsi que les firmes occidentales et/ou asiatiques d’autre part, cet article s’intéresse aux « liens de subordination » existants et à leurs conséquences. Il sera notamment souligné que les liens ne sont pas rompus entre la Belgique, qui fait partie des principaux pays importateurs de minerais congolais, et son ancienne colonie.
La guerre du Kivu constitue le prolongement du génocide rwandais (1994) et des deux guerres du Congo ; la région a connu de multiples accords de paix depuis les années 1990 mais ils n’ont pas abouti de manière définitive dans les deux provinces. Comment expliquer une telle instabilité, apparaissant parfois comme une « maladie chronique » de l’Afrique des Grands Lacs, mais qui semble en réalité entretenue par des entités extérieures ? Les intérêts privés qui se dégagent de l’Est congolais mettent en lumière l’impact d’une guerre peu médiatisée sur l’économie de marché globalisée. C’est bien l’accès aux minerais précieux essentiels à la fabrication de multiples appareils électroniques modernes, caractéristiques de notre mode de consommation (ordinateurs, téléphones portables…), qui régit la géopolitique conflictuelle des Grands Lacs. Reprenant ici la définition de zone grise proposée par Rosière, notre hypothèse est la suivante : le Kivu serait un exemple-type de « l’un des grands paradoxes [que peut engendrer] la mondialisation » (Rosière, 2008). Région pleinement insérée dans les échanges internationaux via les flux de minerais, ce processus y génère en retour « insécurité et perte de contrôle » (notamment en raison de l’illicéité des flux), faisant finalement de cet espace une marge du « village global ». Nous retrouvons également ici le concept d’ « antimonde » proposé par le géographe Roger Brunet dans les années 1980, pour qui tout monde organisé secrète des espaces hors la loi commune : le fonctionnement d’un système spatial produirait forcément du hors-système. Dès lors, dans quelle mesure la région congolaise des Grands Lacs constitue-t-elle un antimonde ?
Cet article a pour but d’apporter une grille de lecture actuelle et multiscalaire pour comprendre le conflit en RDC, tout en soulignant le paradoxe dessiné par la « guerre des minerais » : les espoirs de paix de la population congolaise semblent se confronter à l’abondance des richesses naturelles du pays. La thèse de la malédiction des ressources naturelles, dite resource curse et développée notamment par l’économiste Richard Auty depuis 1990, s’applique ainsi pleinement au Congo ; elle décrit un lien négatif existant entre la proportion des exportations de matières premières dans le PIB et le taux de croissance. Peut-on envisager, dans un avenir proche, la stabilité politique et sociale du Kivu malgré les matières premières qui alimentent et perpétuent les tensions ?
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Intégrés à l’Afrique des Grands Lacs, le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, dont les capitales régionales (Goma et Bukavu) sont frontalières du Rwanda, ont été directement affectés par la crise de ce pays de 1990 à 1994, notamment en raison des flux de réfugiés qui s’en sont suivis. Prendre en compte cette proximité géographique permet de comprendre l’ « internationalisation » du conflit rwandais grâce à un bref retour historique nous amenant au lendemain du génocide, qui explique « dans une réaction en chaîne, tous les évènements des pays voisins » (Rosière, 2006).
À l’origine du cycle de guerres dans l’Est de la RDC, nous retrouvons le « droit de poursuite » (Brabant, 2016) des anciens génocidaires Hutus par le Front Patriotique Rwandais (FPR), mouvement Tutsi de Paul Kagame – toujours président du Rwanda en 2020 – ayant conquis le pouvoir à Kigali en 1994. Ces Hutus se sont majoritairement enfuis au Zaïre [7] voisin au fur et à mesure de l’avancée du FPR, se retrouvant parmi les deux millions de réfugiés rwandais établis dans des camps au-delà de la frontière. Tandis que ces camps se transforment en bases arrières hutues dans le but d’une reconquête du pouvoir à Kigali, les affrontements éclatent, déstabilisant le Kivu puis tout le Zaïre, contrôlé jusqu’ici d’une main de fer par le dictateur Mobutu, au pouvoir depuis 1965. Les tensions débouchent sur la création de l’Alliance des Forces Démocratiques pour le Libération du Congo (AFDL) en 1996, coalition rebelle congolaise mais soutenue par le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi qui appuyèrent son leader, Laurent-Désiré Kabila. Celui-ci réussit à s’emparer du pouvoir à Kinshasa en renversant Mobutu, mettant un terme à la Première guerre du Congo (novembre 1996-mai 1997). Mais un revirement d’alliances de la part de Kabila, devenu président de la nouvelle RDC, mène à la Deuxième guerre du Congo en 1998, opposant le congolais à ses ex-alliés, le président rwandais Kagame et ougandais Museveni. Ces derniers ayant toujours des troupes sur le territoire de la RDC, le pays est rapidement divisé en plusieurs zones d’influence, et tant Kigali que Kampala appuient des guérillas en rébellion contre Kinshasa. Le président Kabila gagnant tout de même des soutiens (Angola, Namibie, Soudan notamment), le conflit s’internationalise à l’échelle du continent. La « grande guerre d’Afrique » implique alors une multitude de mouvements armés, dont certains existent encore près de deux décennies plus tard. Parmi eux, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), formées en 2000 par des ex-génocidaires Hutus, constituent toujours une des principales menaces pour le gouvernement de Paul Kagame et pour les populations des territoires congolais où elles sont repliées, alors que les Allied Democratic Forces (ADF), originaires d’Ouganda, ont pour but de leur côté de renverser le régime de Yoweri Museveni. Actives au Nord-Kivu et particulièrement redoutées par les civils, les ADF seraient à l’origine des massacres commis depuis 2014 dans la région de Béni.
Si les conflits perdurent en 2020, c’est également en raison d’une forte pression démographique conduisant à une concurrence accrue pour les terres agricoles. Les tensions se trouvent amplifiées par la situation de « bombe démographique » causée par les flux migratoires en provenance du « petit » Rwanda surpeuplé et voisin de l’immense Congo moins densément occupé. Ce dernier compte un afflux annuel moyen de 13 000 migrants sur la dernière décennie [8], pour 119 300 arrivants au total entre 2014 et 2019 [9], même si en raison de l’émigration, l’accroissement migratoire est quasi nul à l’échelle nationale. Quoi qu’il en soit, la complexité des réalités agropastorales de l’Est, qui se traduit notamment par des violences sporadiques entre éleveurs majoritairement tutsis rwandophones et agriculteurs majoritairement « autochtones » congolais, remonte bien avant la guerre civile rwandaise. En effet, les processus sociodémographiques sont plus anciens, le géographe français Roland Pourtier soulignant une « conquête foncière liée à une immigration mal contrôlée depuis les indépendances » (Pourtier, 2009).
Noyau des rébellions congolaises depuis l’époque de l’AFDL, le Kivu reste un vaste territoire particulièrement difficile à gérer pour le régime de Kinshasa, capitale située à 1500 km des maquis armés. Son armée, dont les troupes sont très régulièrement accusées d’abus et de manque de discipline, ont beaucoup de mal à intervenir dans les collines reculées au cœur de la forêt tropicale, dénuées de routes et donc quasiment inaccessibles.
Bien qu’une majorité des victimes de la guerre au Kivu soient des morts indirectes, c’est-à-dire liées à la faim et aux maladies (manque de médicaments, de soin et d’assistance), le très lourd bilan humain est à mettre sur le compte des groupes armés qui font bien souvent des populations civiles leur cible première en exerçant une stratégie de terreur sur des pans entiers de territoires. Le but peut être de les pousser à l’exode pour se garantir l’accès aux ressources, comme l’a souligné le Dr. Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix en 2018, qui a soigné des dizaines de milliers de femmes violées dans l’Est de son pays. Pour ce gynécologue, les violences sexuelles s’inscrivent dans la stratégie des milices, qui conduit à la migration forcée. Or, ces déplacements de population représentent une menace de plus pour la situation sécuritaire, dans la mesure où elles accentuent la pénurie des ressources vitales, la pression démographique et les épidémies, surtout au Nord-Kivu. Ainsi, conséquence de l’effondrement des structures de santé et du manque de moyens pour y faire face, l’apparition d’Ebola accentue depuis 2018 la fragilité sociale et sécuritaire de la région.
La faiblesse des institutions étatiques empêche de briser ce cercle vicieux. Président de 2001 à 2019, Joseph Kabila, fils de Laurent-Désiré, n’a jamais pu mettre un terme aux exactions des rebelles et à l’ « archipellisation » du territoire (Pourtier, 2009). Un énorme défi attend donc Félix Tshisekedi, son successeur, notamment pour réguler le commerce des minerais, qui permet actuellement la survie des mouvements armés. L’illicéité et l’opacité caractérisent l’exploitation de ces trésors du sous-sol, expliquant en grande partie la perpétuation des conflits depuis l’occupation rwandaise et ougandaise de la Deuxième guerre (1998-2003).
Les minerais ont depuis longtemps constitué une motivation fondamentale des acteurs extérieurs impliqués dans les conflits congolais. Dès la fin des années 1990, il s’agissait de luttes pour le contrôle économique du territoire. En effet, des spécialistes tels que Jean-Paul Mopo Kobanda [10], Pierre Péan [11], Patrick Mbeko [12] ou encore Colette Braeckman [13] sont unanimes sur le fait que la prédation de ces richesses est directement à l’origine de la guerre de 1998-2003, et accusent le Rwanda de piller son voisin en profitant de l’instabilité. L’or, l’étain, le coltan ou les diamants sont bien la raison première de l’ingérence des voisins de la RDC dans ce pays. Ces ressources alimentent doublement le conflit en étant à la fois l’enjeu de celui-ci et l’élément moteur de son enlisement, puisque les groupes armés se financent grâce à l’exploitation illégale des mines artisanales.
Les minerais de sang entretiennent ainsi le cercle belliqueux qui frappe la région, et forment une obsession commune à la majorité des acteurs : l’État congolais (par le biais de l’armée régulière), les États voisins (en soutenant des groupes rebelles), les groupes armés eux-mêmes (qu’ils soient congolais, rwandais, ougandais, burundais), les firmes multinationales ou les puissances occidentales lointaines. Depuis le début des années 2000, la moitié des minerais passe la frontière entre la RDC et le Rwanda sous forme de contrebande : quittant les comptoirs de Goma et Bukavu, ils sont exportés vers Kigali par avion, camion ou bien par bateau sur le lac Kivu, avant d’être acheminés vers les pays émergents de l’Asie du Sud-Est (surtout la Malaisie) via les ports d’Afrique de l’Est (Mombasa, Dar es Salam). Or la production est comptabilisée pour le Rwanda dans les statistiques économiques officielles. Par conséquent, ce pays apparaît comme le premier exportateur mondial de coltan, minerai qu’il n’a même pas dans son sous-sol… En effet, d’après l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), le Rwanda en « produisait » 300 tonnes en 2016 contre 220 pour la RDC, alors que c’est bien le territoire congolais qui dispose de 80% des réserves mondiales de coltan, assurant « officiellement » 65% de sa production globale. Ce système informel profite au « pays des mille collines », le Rwanda, qui a connu un développement économique souvent qualifié de miraculeux après la guerre civile des années 1990, surtout en comparaison avec ses voisins congolais et burundais.
Pays quasiment enclavé donc dépendant des infrastructures de ses voisins pour l’exportation, la RDC ne sera pas en mesure de contrôler les flux contrebandiers tant qu’elle n’aura pas restauré son autorité sur l’ensemble du territoire. La réalité du Kivu est celle d’une zone grise où les guérillas ont réussi à imposer leur propre autorité, laissant libre cours aux violences qui marquent profondément la société car elles atteignent toutes les strates de population. Dans les deux provinces, qui comptent 15% de la population d’un État congolais libanisé, les milices administrent leur propre territoire, la contrebande est la norme, les lois coutumières traditionnelles peuvent prendre le pas sur les lois nationales, la corruption gangrène les élites politiques et militaires, et la justice est très souvent remplacée par l’amnistie. L’économie extractive ayant une importance capitale pour son développement, il est primordial pour le gouvernement de Kinshasa d’avoir la mainmise sur les gisements miniers afin d’assurer les exportations en bonne et due forme, ce qui est loin d’être le cas au Kivu où en 2020, les entreprises étrangères sont libres d’agir en toute impunité. L’ONG Global Witness citait notamment en 2017 les sociétés East Rise Corporation (Hong-Kong), Malaysia Smelting Corporation (Malaisie), Trademet (Belgique), Traxys (Luxembourg) ou encore Specialty Metal Resources (bureaux à Hong-Kong et Bruxelles). Cette situation fait du Kivu de facto « l’arrière-pays économique » du Rwanda et de l’Ouganda.
Ainsi, loin de profiter aux populations du Kivu et au développement du Congo, les richesses minières sont exploitées indirectement par des acteurs extérieurs, c’est-à-dire les pays alentours. En contrôlant les gisements, l’Ouganda et surtout le Rwanda profitent de ressources qui auraient pu conférer à la RDC un immense potentiel pour s’insérer dans la mondialisation et ses échanges économiques internationaux. Ils trouvent donc leur intérêt à ce que règne l’instabilité en RDC depuis plus de vingt ans. Le maintien d’un État congolais faible est aussi dans l’intérêt d’acteurs plus puissants, à savoir les firmes multinationales ainsi que, finalement, des pays d’Europe et d’Amérique du Nord et leurs consommateurs : c’est pour cela notamment que la guerre, qui permet d’entretenir l’économie de prédation, est toujours d’actualité. Cette analyse amène à remettre en question la vision de conflits identitaires (ou « ethniques ») qui est parfois utilisée pour expliquer l’instabilité de l’Afrique centrale (et même de l’Afrique dans son ensemble).
Si les luttes d’influence qui s’ancrent au Kivu peuvent se lire à l’échelle régionale, entre le Rwanda et l’Ouganda, tantôt alliés tantôt ennemis (le premier dépendant des ressources minières pour consolider son essor économique, le second ayant comme projet d’asseoir, ou de retrouver, sa stature de leader en Afrique de l’Est), la région des Grands Lacs s’est aussi trouvée depuis la fin de la Guerre froide (1990-1991) au cœur de rivalités de pouvoir à une échelle plus large. Après que les puissances anglo-saxonnes, États-Unis en tête, se sont attachés à réduire le pré carré français et à amoindrir le système de la « Françafrique », au moins dans cette aire géographique (via leur soutien à Kagame face à Juvénal Habyarimana au Rwanda en 1990 notamment), ce sont ensuite les puissances émergentes asiatiques, et particulièrement la Chine, qui se sont invitées en investissant d’énormes sommes sur presque tout le continent africain. Une analyse géoéconomique globale permet ainsi d’éclairer la « prédation » qui sévit en RDC et l’ingérence chinoise – puissance que d’aucuns qualifieraient de néocoloniale.
Nous l’avons dit, les conflits du Kivu ont grandement contribué à éloigner ses collines de Kinshasa, située loin à l’Ouest (tant politiquement, symboliquement, que physiquement si l’on prend en considération les 1500 km de distance ainsi que le manque d’infrastructures et d’accès). Par conséquent, ce sont les routes commerciales historiquement ancrées à l’Est qui acheminent les richesses, l’ouverture sur l’Océan Indien profitant aux pays asiatiques car elle débouche sur leur propre marché.
Cependant, l’influence croissante de la Chine ne semble pas encore avoir totalement éclipsé les dépendance historiques des gouvernements africains envers les anciennes puissances coloniales, c’est-à-dire les pays européens. En effet, des multinationales basées à Bruxelles importaient encore de grandes quantités de matières premières congolaises à la fin des années 2000 [14], et l’opacité de nombre de transactions, qui mène au pillage du Congo, présente des traits de ressemblance avec un système de colonie d’exploitation dans lequel aucun revenu ne profite à la population locale, mais qui contribue à enrichir les grandes puissances. Un tel système a été mis en place par des acteurs européens durant des décennies au Congo, particulièrement entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, lors du règne du roi belge Léopold II sur « son » État indépendant du Congo (1885-1908). Les ressources de ce territoire, qui étaient à l’époque principalement le caoutchouc et l’ivoire, ont contribué à enrichir le souverain en accroissant la paupérisation des populations autochtones. De Léopold II à Mobutu puis Kagame, les matières premières de la RDC ont ainsi toujours aiguisé les appétits, et le pays, qui produisait dans les années 1960 60% de l’uranium, 70% du cobalt et 70% des diamants industriels de la planète, a souvent été d’une importance géostratégique vitale pour l’approvisionnement des puissances et leur croissance économique.
Si officiellement l’État belge joue aujourd’hui un rôle diplomatique précieux pour la résolution du conflit, et a convoqué les firmes basées en Belgique, cela reste trop peu selon Global Witness en raison de la pusillanimité du gouvernement à l’égard des sociétés en question. Or les acteurs occidentaux sont tout autant impliqués si leurs entreprises bénéficient d’un total accès aux minerais de sang, qui représentent le cœur de la guerre du Kivu. L’indifférence de certains gouvernements parmi les puissances européennes et nord-américaines (le Canada est par exemple la première puissance minière au monde) doit être interrogée car cela soulève la question majeure de la pérennité du néocolonialisme en Afrique noire.
Bien que la région du Kivu ait été plongée dans la guerre du fait de sa proximité géographique avec les crises rwandaises des années 1990, et donc que la course aux richesses n’ait pas été l’élément directement déclencheur du conflit, les minerais de sang tiennent désormais la première place dans les multiples acteurs qui conditionnent la guerre. Les exportations clandestines de ces minerais s’inscrivent dans des échanges pleinement mondialisés, mais en raison de l’illicéité de leur exploitation et de l’opacité des transactions marchandes, le lieu de provenance des minerais qui se trouvent au cœur de cette mondialisation reste une région à l’écart du développement économique normalement permis par les réseaux dans lesquelles ils évoluent. Ce paradoxe est d’autant plus flagrant lorsque l’on prend conscience du caractère indispensable et de la valeur (monétaire mais aussi symbolique) des nouvelles technologies créées grâce à ces ressources, qui alimentent les modes de consommation actuels. Tout comme le coltan, la cassitérite (principal minerai d’étain) est indispensable pour la fabrication de nouveaux produits : on trouve de l’étain partout aujourd’hui, et notamment dans nos téléphones portables aux côtés de tungstène, de tantale et d’or. L’exploitation et le commerce de cet « or gris » génère la quasi-totalité des revenus de la province du Nord-Kivu et fait vivre près d’un million de personnes [15]. La dépendance envers ces minerais se trouve donc autant du côté des pays consommateurs que des régions productrices, mais l’argent revient en premier lieu aux groupes armés qui s’en servent pour mener leur guerre.
Face à la situation de chaos qui règne depuis deux décennies dans l’Est congolais, l’éducation doit être une priorité pour le gouvernement de Tshisekedi car il faut sensibiliser les jeunes, habitués à la guerre et aux violences, notamment sexuelles. Une solution démographique adéquate et cohérente semble également indispensable pour stopper les tensions xénophobes et pour maîtriser davantage les flux de populations déplacées. Troisièmement, le droit de propriété du sol et du sous-sol doit être ou bien réaffirmé et appliqué pour la RDC et non ses voisins, ou bien revisité pour qu’il bénéficie davantage à la population. Enfin, il faut se demander si un pouvoir décentralisé avec l’émergence de réelles entités locales fortes et autonomes, prenant en compte les communautés et les revendications citoyennes, n’est pas dans l’intérêt d’un pays disposant d’un territoire qui semble trop grand à gérer pour un gouvernement dont les instances, situées dans une capitale excentrée, sont très éloignées de sa frontière orientale.
Quoi qu’il en soit, de nouvelles formes de domination sur la République Démocratique du Congo, qui s’ajoutent à un héritage douloureux de la période coloniale et de la dictature mobutiste, viennent révéler une sorte de « traumatisme » africain difficile à surmonter pour le pays. Même si le conflit du Kivu n’est pas le seul point chaud du continent, il est sans doute le plus long et le plus violent de l’Afrique subsaharienne.
Copyright Octobre 2020-Bossé/Diploweb.com
Diatope [16] en cinq cartes à différentes échelles. De la « brousse » congolaise aux réseaux planétaires, l’insertion du conflit au Kivu dans différents espaces géographiques
NDLR : Sony n’est pas localisé sur la carte.
« La guerre du Kivu est une guerre africaine ; on se massacre entre Africains, en tuant de préférence des civils […] Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’aucun des belligérants ne possède d’usine d’armement et que la guerre est par conséquent alimentée par le commerce mondialisé et généralement illicite des armes, munitions et autres équipements militaires. » (Pourtier, 2009, p. 7).
Réalisation du diatope en 5 cartes : Melvil Bossé, 2020, pour Diploweb.com
Bibliographie
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BOFANE In Koli Jean & alli., 2015, Le viol. Une arme de terreur. Dans le sillage du combat du docteur Mukwege, Bruxelles, Mardaga-GRIP, 157 pages.
BRABANT Justine, 2016, « Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira ». Avec les combattants du Kivu, Paris, La Découverte, 245 pages.
GLOBAL WITNESS, 2017 (rapport), « L’heure de creuser plus profondément ».
MIGABO Valentin, 03/03/2020, « Une centaine de groupes armés sème le chaos au Congo », The Conversation, en ligne. [Consulté le 20/08/2020]
MINASSIAN Gaïdz, 2011, Zones grises. Quand les États perdent le contrôle, Paris, CNRS, 275 pages.
NANA NGASSAM Rodrigue, 18/03/2019, « La « Grande guerre africaine », une page difficile à tourner pour le Congo-Kinshasa », Areion 24 News, en ligne. [Consulté le 20/08/2020]
POURTIER Roland, 2009, « Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux », EchoGéo [en ligne], Sur le Vif, mis en ligne le 21 janvier 2009.
ROSIÈRE Stéphane, 2006, Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Paris, Ellipses, 297 pages.
ROSIÈRE Stéphane, 2008, Dictionnaire de l’espace politique : géographie politique et géopolitique, Paris, Armand Colin, 319 pages.
Le Vif, 23/09/2018, « La guerre de Kivu : un conflit oublié au cœur de l’Afrique », en ligne. [Consulté le 20/08/2020]
Super bonus : Trois cartes du Mozambique : si riche et pourtant si pauvre, par C. Chabert
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[1] L’accord global et inclusif de Pretoria (Afrique du Sud), signé entre les gouvernements congolais et rwandais, fut suivi en RDC par la mise en place d’un gouvernement de transition en juin 2003.
[2] MÉRIENNE Patrick, 2017, Atlas du Monde, Rennes, Éditions Ouest-France
[3] Nations Unies, « World Population Prospects 2019 ». Cette source estime par ailleurs que la population congolaise sera de 195 millions en 2050.
[4] Les chiffres avancés ici correspondent bien au bilan du conflit entre 1998 et 2003 exclusivement. Ils sont tirés de l’émission : « RDC, enfin la paix », Le Dessous des Cartes (ARTE), juin 2007. Pour l’ensemble des pertes humaines de l’Est congolais depuis les guerres de la fin des années 1990, le nombre total de morts est sujet à des controverses, mais il avoisinerait aujourd’hui les 7 millions, comme l’indiquait déjà N. Kristof en 2010 (« The World Capital of Killing », New York Times, 06/02/2010).
[5] « Province du Sud-Kivu. Profil résumé » ; « Province du Nord-Kivu. Profil résumé », Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), mars 2009
[6] Données de la Banque mondiale de 2019 pour le PIB/habitant et de 2012 pour le taux de pauvreté au seuil international de 1,90 $/jour (dollars US constants de 2011 en parité de pouvoir d’achat) (« Poverty & Equity Brief, Democratic Republic of Congo, april 2020 », Banque mondiale)
[7] L’ancien nom de la RDC (1971-1997).
[8] Nations Unies, « World Population Prospects 2019 ».
[9] migrationdataportal.org
[10] Mopo Kobanda, 2006, Les crimes économiques dans les Grands Lacs Africains. 5 millions de morts pour enrichir : les multinationales occidentales, le Rwanda, l’Ouganda et leurs complices congolais, Paris, Menaibuc
[11] Péan, 2010, Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard
[12] Mbeko & Ngbanda-Nzambo, 2014, Stratégie du chaos et du mensonge. Poker menteur en Afrique des Grands Lacs, Montréal, L’Erablière
[13] Braeckman, 2003, Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale, Bruxelles, Aden
[14] « D’après les statistiques du gouvernement congolais, les sociétés de droit belge représentaient la majeure partie des importations de cassitérite, de wolframite et de coltan depuis les Nord et le Sud-Kivu en 2007 » (Global Witness, 2009).
[15] Boltanski Christophe, 2010, « Les mineurs de l’enfer », Le Nouvel Observateur
[16] NDLR : Le mot diatope est notamment utilisé par le géographe Yves Lacoste. Le nom de diatope, associant le préfixe grec dia (à travers) et le mot topos (lieu) pour indiquer la combinaison, à travers différents lieux, de plusieurs niveaux d’observation géographique
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