Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos ? Entretien avec C. Dugoin-Clément

Par Christine DUGOIN-CLEMENT, Pierre VERLUISE, le 27 avril 2025  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Christine Dugoin-Clément est chercheuse à la Chaire Risques de l’IAE Paris-Sorbonne, à l’Observatoire de l’Intelligence Artificielle de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et à celui de la Gendarmerie nationale (CRGN). Ancien auditeur de l’IHEDN, ses travaux sont spécialisés sur les stratégies notamment d’influence, le cyber et l’IA. Elle dispose également d’une expertise géopolitique (problématique de défense, Ukraine, Russie) et est l’auteur de l’ouvrage « Influence et manipulation : des conflits armés modernes aux guerres économiques » (VA éditions). Christine Dugoin-Clément, vient de publier « Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos », préface du chef d’état-major des Armées Thierry Burkhard, collection Géopolitiques, éd. PUF, 2025, 248 p.

Propos recueillis par Pierre Verluise. Docteur en géopolitique de l’Université de Paris IV – Sorbonne, Pierre Verluise est fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com. Il en est le directeur des publications. Producteur géopolitique (articles, études, émissions de radio, livres, conférences, concours, formations, vidéos, etc.). Auteur ou co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages sur la géopolitique de l’Europe et la géopolitique mondiale.

Quelles sont les formes de l’ingérence russe, une agression à bas bruit mais aux effets délétères ? Pour diviser, distraire, consterner et dominer, comment les moyens numériques sont-ils mobilisés quotidiennement par Moscou ? Quelles sont en France les réponses apportées ? Le Diploweb a posé ces questions à Christine Dugoin-Clément qui publie « Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos », préface du chef d’état-major des Armées Thierry Burkhard, collection Géopolitiques, PUF, 2025, 248 p

Pierre Verluise ( P. V. ) : Votre ouvrage est préfacé par le chef d’état-major des Armées, le général Thierry Burkhard, comment l’interpréter ? Sous le titre « Une ère post-orwellienne », celui-ci utilise notamment les mots suivants : « adversaires, cohésion, hybridité, perceptions, ordre de bataille, modes d’actions, absorber les chocs et résister à la désinformation ». La situation est-elle si grave ?

Christine Dugoin-Clément (C. D.-C.) : Le chef d’état-major, qui m’a fait l’honneur de cette préface, partage dans cette préface une vision particulièrement réaliste de la situation. En effet, nous sommes face à une agression à bas bruit qui s’est fortement amplifiée depuis 2022 et l’invasion massive de l’Ukraine opérée par la Russie. Depuis lors, les actions de désinformation, d’influence et d’ingérence visant des puissances ne partageant pas les objectifs stratégiques de la Russie, voire s’y opposant, n’ont fait que croitre [1].

Géopolitique de l'ingérence russe. La stratégie du chaos ? Entretien avec C. Dugoin-Clément
Christine Dugoin-Clément
Christine Dugoin-Clément vient de publier « Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos », préface du chef d’état-major des Armées Thierry Burkhard, collection Géopolitiques, éd. PUF, 2025, 248 p.

Cela s’inscrit cependant dans une histoire plus longue, sans remonter au savoir-faire du KGB pendant la période de la Guerre froide pour nous concentrer sur une période plus récente. On constate que le théâtre Ukrainien est souvent cité comme un laboratoire à ciel ouvert permettant de tester des méthodes d’influence et d’ingérence. La période de la pandémie COVID-19 a aussi été le théâtre de larges actions d’influence, notamment attribuée à la Chine (Cf le rapport de l’IRSEM [2]). Cependant, ce que l’on observe depuis 2022, c’est une adaptation au public d’une part et à la technologie disponible d’autre part. De surcroît, les années 2022 et 2023 ont vu des modifications organisationnelles dans différents services de renseignements russes ( le GRU, le FSB et le SVR) qui exposent clairement la volonté de pousser des actions informationnelles envers différents États occidentaux parmi lesquels la France, qui a été très impliquée dans le dossier ukrainien depuis le lendemain de la révolution du Maidan en 2013. La crispation géopolitique s’accompagne, voire est précédée, de ce type d’actions qui peuvent être menées en permettant de bénéficier du « déni plausible » et s’inscrivent sous le seuil de déclenchement de la violence létale.

Dans le cas des pays occidentaux, si un objectif est de renforcer la position de la Russie l’autre est bien d’affaiblir la capacité de prise de décisions de ces États, notamment en divisant et en polarisant les populations.

P. V. : Votre ouvrage se concentre sur les actions d’influence russes, et particulièrement sur leur nouveaux déploiements qui dépassent les seules frontières de l’Ukraine. Pourquoi la guerre russe en Ukraine dépasse-t-elle les seules frontières de ce pays pour s’attaquer – en fait – aux pays Occidentaux en les affaiblissant ?

C. D.-C. : En effet et malheureusement, l’invasion de l’Ukraine s’est accompagnée d’un très fort regain des d’opérations d’influence (OIs). Ces dernières ne se sont pas uniquement concentrées sur Kyiv et son territoire ou sur les pays occidentaux qui ont rapidement dénoncé l’action russe, elles se sont également déployées sur bien d’autres pays du globe, notamment au Moyen-Orient, sur le continent africain ou encore sur le sous-continent indien. Cela est particulièrement marquant dans la diffusion des mèmes pro invasion qui ont déferlé à partir de début mars 2022. Beaucoup étaient rédigés dans les langues de ces régions et reprenaient les narratifs familiers aux populations visées, que l’on parle du double standard occidental au Moyen-Orient, de la question du Kashmir en Inde ou de l’anticolonialisme sur le continent africain. Plus tard, on a observé que tous les grands évènements de la vie politique ou sociétale étaient ciblés car pouvant servir de large caisse de résonnance. Ainsi les périodes électorales deviennent particulièrement sensibles comme cela a pu être observé en Moldavie mais aussi en Allemagne ou encore en Roumanie [3]. Les grands évènements comme les Jeux Olympiques de Paris sont aussi des occasions de tenter de polariser, de diviser et d’effrayer les populations pour semer le chaos au sein des sociétés et des États. A ce titre, on a pu voir des contenus ciblant les JOP 2024 fleurir un an avant l’ouverture des compétitions, montrant bien une planification dans un temps relativement long nécessitant une approche globale [4]. Parallèlement, l’approche informationnelle peut s’avérer tout à fait opportuniste et profiter d’éléments exogènes ou imprévus pour renforcer cette approche de chaos. A ce titre, on pourra penser à l’utilisation faite des montées sociales observées en France à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023, ou encore de l’instrumentalisation du drame de l’attaque au couteau de Southport en Angleterre à l’été 2024. Cette attaque a profondément choqué la population et les réseaux sociaux ont fortement attisé les tensions alors que des manifestations massives se déroulaient. C’est à cette période que CHANNEL3NOW - un faux groupe d’actualités connu pour, à l’origine, produire des contenus en russe - avait diffusé de faux reportages relatifs à l’identité supposée de l’auteur de l’attaque pour attiser les tensions au sein du Royaume-Uni. Dans le cas des pays occidentaux, si un objectif est de renforcer la position de la Russie l’autre est bien d’affaiblir la capacité de prise de décisions de ces États, notamment en divisant et en polarisant les populations.

Ces divisions et polarisations permettent in fine de créer des groupes très divers de mécontents dont la similarité exploitable pour la Russie sera d’être en rupture avec leur gouvernement, une perte de confiance qui sera alors mobilisable à l’avantage du Kremlin. On retrouve ici l’approche des 4D, à savoir divide (diviser), distract (distraire), dismay (consterner) et dominate (dominer), chers à la Russie. On a bien ici une action visant à semer un chaos dirigé chez des adversaires pour leur ôter toute envie et capacité de s’opposer aux visées russes. Cependant, pour d’autres pays, l’objectif sera légèrement différent. Si l’idée d’affaiblir le soutien à ceux que le Kremlin considère comme des adversaires ou des ennemis, l’idée sera aussi de présenter la Fédération de Russie comme une alternative crédible aux options géopolitiques proposées ou subies jusqu’alors. Dès lors les actions d’ingérence qu’elles soient réussies ou pas, seront recyclées comme une preuve de courage et de solidité renforçant cette idée d’alternative crédible.

P. V. : Les opérations d’influence russes sont légion. Votre ouvrage en détaille plusieurs pour en montrer les modes d’action. Il s’agit généralement, - vous venez de le dire - de diviser, distraire, consterner, dominer. En recyclant parfois de vieux narratifs réactualisés à l’occasion. Quelles sont les opérations les plus significatives de ces pratiques selon vous ?

Plusieurs opérations d’influence russes ont été marquantes bien évidemment, mais l’action menée sur le continent africain me parait particulièrement intéressante. Outre la reprise de narratifs classiques comme l’anti-colonialisme, qui s’appuie sur une histoire récente et très présente dans les esprits, il est intéressant de noter que l’approche est globale. Ainsi, on va utiliser les canaux digitaux comme les réseaux sociaux mais on va aussi déployer des chaines YouTube reprenant les codes de la « presse jaune » (de faible qualité). Les structures mercenaires comme Wagner permettent une prise sur le terrain physique sur lesquelles appuyer le déploiement informationnel mais permettant aussi de travailler à un contournement des sanctions. Il y a également un travail pour utiliser des personnes bénéficiant d’une certaine audience et s’inscrivant dans les narratifs qui seront repris par ces chaines, comme plusieurs figures du panafricanisme. On gagne ainsi en caisse de résonnance et en crédibilité car le narratif mobilisé est déjà ancien et bien ancré dans les esprits.

Toujours en Afrique et pour donner un exemple plus précis, on pourrait parler des faux contenus ayant accusé les forces françaises d’organiser des enlèvements massifs d’enfants pour alimenter des réseaux de pédopornographie. Si l’accusation parait énorme, elle est intervenue dans un pays qui avait été particulièrement choqué par la découverte des marchés aux esclaves de Lybie. En effet, le Niger avait été particulièrement moteur pour que ce dossier soit traité au niveau des institutions de la sous-région. Dès lors, l’accusation quand elle a été diffusée, notamment par l’entremise de fausses fondations reliées ensuite à la constellation de Evgueni Prigogine, a permis d’activer un rappel mémoriel particulièrement douloureux. Il a, en outre, pu s’appuyer sur des narratifs relatifs à l’anticolonialisme et l’exploitation du continent africain par les Occidentaux. Cet ensemble rendait le faux contenu particulièrement émotionnel et plus « crédible » qu’il n’y paraissait pour des populations occidentales ne partageant pas ces ancrages mémoriels.

Dans d’autres sphères et notamment en Moldavie on a fait appel à la mémoire collective pour diffuser de faux contenus dont la nature réveillerait ces ancrages. Ainsi, on a vu passer un contenu dans lequel une Présidente Maia Sandu synthétique, un Deepfake, annonçait interdire la cueillette de cynorhodon. Or la cueillette est une pratique traditionnelle dans l’espace post soviétique qui fait appel à la mémoire collective et aux traditions. En outre, pour les familles modestes la cueillette permet d’améliorer le quotidien, et ces baies sont précisément utilisées pour la préparation de boissons traditionnelles notamment pendant les fêtes de fin d’année. On a ici, un exemple de l’utilisation de la mémoire collective pour créer une réaction émotionnelle forte qui apparaitra au détriment de la Présidente moldave qui allait alors remettre son mandat en jeu lors d’élections.

P. V. : Comment s’articulent les opérations d’ingérences russes et le réseau chinois Tik Tok ?

C. D.-C. : Tik Tok est un réseau chinois particulièrement populaire chez les adolescents et jeunes adultes. La plateforme a été pointée du doigt plusieurs fois notamment pour le manque de transparence de ses algorithmes. Mais au-delà, et sous couvert de produire des contenus ludiques, la plateforme a permis de diffuser un grand nombre de contenus de désinformation. Plus récemment, le réseau a été mobilisé dans le cadre d’élections afin de donner plus de visibilité à des candidats généralement de partis nationalistes partageant une approche anti européenne, voire de plus larges vues avec le Kremlin. Si la Russie a utilisé le réseau, elle n’est pas la seule et on est parfois face à des intérêts croisés de plusieurs structures qui, pour un moment plus ou moins long, pourrons porter des contenus d’ingérence très voisins. Ce que l’on peut observer c’est une montée artificielle de la popularité de contenus, ce qui est classique et peut prendre plusieurs formes, que l’on parle d’usage de bots, de faux profils ou d’hashtags ciblés et d’astroturfing, c’est à dire de faire passer un sujet pour massivement et spontanément viral alors que sa visibilité est orchestrée et artificielle. Mais sur TikTok on a aussi observé la manipulation des recommandations qui pousseront l’utilisateur à consulter des contenus qu’ils n’auraient pas forcément cherché spontanément. En outre, et c’est ce qui a été observé dans le cas de la Roumanie avec le candidat Georgescu, on a pu observer la coordination de vastes réseaux de comptes ainsi que la mobilisation d’influenceurs. Dans le cas de la manipulation des influenceurs, l’effet sera d’autant plus fort que ce sont de « vraies » personnes qui interviennent et qui bénéficient d’une audience et d’une crédibilité plus fortes. Si ces derniers interviennent alors que l’on est en train de lancer une campagne d’astroturfing, les cibles auront l’impression d’être face à un phénomène de société naturel et auront, souvent, tendance à s’y conformer. En outre, les campagnes d’astroturfing auront tendance à « pirater » l’algorithme de recommandation qui va mécaniquement vers ce qui est le plus populaire. Dès lors, ce dernier participera, à son tour, à renforcer la diffusion du contenu porté par l’astroturfing.

P. V. : Quelles sont les faiblesses des sociétés de l’Union européenne que les opérations d’ingérences russes cherchent à exploiter ? Se trouve-t-il à l’intérieur même des pays de l’UE des forces qui relaient volontairement ou involontairement le récit russe ? Existe-t-il des réponses à la hauteur de la menace ?

C. D.-C. : Le Kremlin utilise à rebours le modèle démocratique, qui est par nature très ouvert en matière d’opinion comme de médias. Dès lors, les différentes opérations d’influence vont utiliser cette ouverture pour répandre de fausses nouvelles voire, pour accuser de censure les actions visant à démystifier les fausses nouvelles. Il y a un double jeu : d’une part on profite de la facilité de pénétration dans la sphère informationnelle européenne, et de l’autre, on instrumentalise les valeurs des Occidentaux en les accusant de ne pas les respecter. C’est ce que l’on a pu notamment voir mis en œuvre dans une action qui visait à saturer les cellules et acteurs du fact-checking pendant l’automne et l’hiver 2024. A cette période de faux profils diffusaient des contenus mensongers et dans un second temps d’autres profils tagguaient des cellules de fact-checking ou des personnalités connues pour leurs actions dans ce domaine en leur demandant de vérifier l’information. Cette action était un gagnant-gagnant pour le Kremlin car, soit les personnes ciblées procédaient à la vérification et pendant ce temps-là, ne travaillaient pas sur de « vrais sujets », soit elles ne le faisaient pas, et elles pouvaient être taxées de choix sélectifs dans leur travail, voire être taxées d’organes de censure de désinformation ou de « ministère de la vérité ». En outre, certains narratifs reprennent comme nous l’avons dit, des contenus qui sont familiers aux populations ciblées. On retrouvera ainsi beaucoup de contenus qui sont globalement « anti », que ce soit contre le gouvernement, contre l’UE et admiratifs des pouvoirs forts par regret d’un système judiciaire estimé trop laxiste. Dès lors, certaines personnes pourront reprendre les narratifs poussés par la Russie sans se rendre compte qu’ils servent ainsi une action plus large. Un autre cas sera tout simplement un internaute qui rediffuse ou commente de bonne foi et avec crédulité un contenu poussé par une branche de la désinformation russe car elle aura touché ses émotions, ses croyances ou ses valeurs. Quand il s’agit de profils idéologisés, il est plus facile de les reconnaître, ne serait-ce qu’en suivant les publications précédentes ou les interconnexions. Cependant et soyons clairs sur ce point, tout un chacun est libre de ses idées, la problématique est quand ces dernières sont instrumentalisées. Quand il s’agit de personnes ayant simplement réagi, cela sera plus délicat à mettre en lumière, on optera alors pour une recherche portant sur le contenu originel, sur sa source et son authenticité. On pourra aussi s’attarder à analyser sa chaîne de diffusion car c’est aussi par ce biais que l’on peut retracer une anomalie ou tout du moins une instrumentalisation, mais cela demande outre un peu de connaissance technique, d’avoir un peu de recul au moment de la lecture ou du visionnage du contenu. Or, si ce dernier parie sur une charge émotionnelle forte, il sera par construction plus difficile de prendre le temps du recul et de l’interrogation pour l’internaute qui vit une montée émotionnelle.

En matière de réponse, il faut déjà souligner une prise en compte forte, et ensuite rappelons que la France est loin d’être un mauvais élève. Outre un travail important en interministériel, la dernière Revue Nationale Stratégique de 2022 (RNS) [5] a placé l’influence comme étant une priorité stratégique.

À ce titre, dans le prolongement de la lutte informatique d’influence (L2I), le ministère des Armées développe une capacité interarmées d’ « influence et lutte informationnelle » (ILI), quand le Comcyber intensifie ses travaux pour repérer les attaques contre les forces françaises à l’étranger. La DGSI s’attelle à repérer et tracer les ingérences étatiques cyber. Pour sa part le ministère des Finances travaille à remonter les traces financières laissées par ces actions informationnelles. Le Quai d’Orsay est également fortement impliqué sur ce sujet dans le cadre de son périmètre. Un travail est aussi mené en partenariat avec le cyber campus pour mobiliser la société civile, la recherche et les médias pour fédérer un écosystème de confiance. L’idée étant de ne pas prendre notre démocratie comme une faiblesse comme le fait le Kremlin mais que ce soit la démocratie qui se défende quand elle est attaquée. Parallèlement l’agence VIGINUM, service à compétence nationale fondé en 2021 a été à plusieurs reprises citée comme un exemple en matière de détection des actions informationnelles [6]. Elle publie régulièrement des rapports permettant de mettre en lumière des manœuvres d’ingérence en appuyant son travail non pas sur l’analyse des contenus (ce qui lui évite la critique facile de « ministère de la vérité » ou de la censure par ses détracteurs qui sont souvent des acteurs d’influence très actifs) mais sur l’analyse des éléments techniques permettant de mettre à jour des manipulations visant à augmenter artificiellement la viralité et la visibilité d’un contenu.

Enfin, la question des Foreign Information Manipulation and Interférence (FIMI) au niveau européen [7] est l’objet d’attention, de nombreux groupes de travail, de soutien de recherches dédiées. Le sujet est d’importance et il n’est pas pris à la légère, loin de là. Pour autant, il reste un objet mouvant, particulièrement volatile et évolutif piloté par des acteurs n’ayant aucun risque réputationnel et n’hésitant pas à jouer de cynisme et de « déni plausible », ce qui complique l’organisation de la lutte et de la prévention de l’ingérence.

Démultiplier les opinions et les crises chez ses adversaires et ennemis sera un moyen pour la Russie d’appliquer la théorie du chaos à son avantage.

P. V. : Le sous-titre de votre livre est « La stratégie du chaos ». A quoi faites-vous référence et que voulez-vous dire à ce sujet pour éclairer le présent ?

C. D.-C. : La stratégie du chaos fait référence à la manière dont le Kremlin déploie sa stratégie d’ingérence, pour semer le chaos chez ses adversaires avant même d’avoir à les affronter. Ce n’est pas un hasard heureux. Il y a eu des travaux portant sur un concept de physique, la théorie du chaos. Si cette approche est plus connue du grand public pour le célèbre battement d’aile du papillon d’Edward Lorenz, la théorie a connu des développements différenciés entre l’Est et l’Ouest particulièrement pendant la période de la Guerre froide. En URSS, la théorie a connu des variations et adaptations dans divers champs y compris en sociologie et en relations internationales. Ces évolutions se sont construites en parallèle de celles portant sur le contrôle réflexif puis de la modernisation des mesures actives soviétiques lisibles au travers par exemple de la new generation war. En synthétisant, l’idée est de dire que plus nombreuses seront les variations d’entrée, plus il sera difficile de pouvoir réaliser une prévision car « l’horizon de prévisibilité » se réduit d’autant. Des lors, démultiplier les opinions et les crises chez ses adversaires et ennemis sera un moyen pour la Russie d’appliquer cette théorie du chaos à son avantage. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Moscou tente pour sa part de limiter ces variables, notamment en contrôlant au maximum sa sphère informationnelle, que ce soit par le contrôle de ses médias ou du RuNet, l’Internet Russe [8] qui a fait l’objet de plusieurs textes visant à sa maitrise ( loi RuNet et Yaroyava de 2014 et 206). Elle essaye ainsi d’augmenter son horizon de prévisibilité, de le prolonger au-delà de celui des Occidentaux qu’elle attaque sur ce plan. En semant le chaos, elle bénéficie d’un avantage qu’elle n’aurait pas autrement sur le plan militaire ou économique.

P. V. : Comme son titre l’indique, votre ouvrage est consacré à la géopolitique de l’ingérence russe. Celle-ci est sans conteste un vaste défi. On pourrait y ajouter les ingérences de la République populaire de Chine et de quelques autres. Mais n’y a-t-il pas « un trou dans la raquette » de notre analyse des ingérences numériques étrangères : les manœuvres des Etats-Unis de D. Trump II ? Quand le réseau X aux mains d’Elon Musk, très proche de D. Trump, soutient explicitement l’extrême droite lors des élections en Allemagne fédérale ( AfD ), sommes-nous à la hauteur du défi ?

C. D.-C. : L’influence est un écosystème particulièrement dynamique qui connaît un grand nombre de nouveaux arrivants, notamment parce que le coût d’entrée pour accéder à des technologies facilitatrices s’est abaissé. La Russie reste un poids lourd de la discipline si l’on peut dire. Pour autant, il ne faudrait pas négliger d’autres acteurs qui ont renforcé leurs actions ces dernières années. On a beaucoup parlé de la Chine, notamment pendant la pandémie COVID-19, mais elle n’est pas la seule, d’autres États ou groupes ont été actifs et ont renforcé leurs actions et capacités. L’Azerbaïdjan a notamment été plusieurs fois cité, parfois pour des actions impactant la France. Cependant, d’autres acteurs sont actifs mais touchent moins directement ou moins massivement les intérêts français c’est pourquoi on en entend moins parler, je pense notamment à des acteurs en Asie du sud-est ou au Moyen-Orient.

L’arrivée de la nouvelle administration Trump (20 janvier 2025 - ) interroge fortement quant à l’avenir de la collaboration en matière d’influence et d’ingérence [9]. Déjà les décisions de ne plus financer les cellules de fact-checking obligent de nombreux organes de presse à se restructurer sur ce volet, et les changements de politiques des grandes plateformes de réseaux sociaux sont en elles-mêmes porteurs de problématiques. Certains internautes ont d’ailleurs fait le choix de migrer d’X vers d’autres plateformes alternatives comme Bluesky ou Mastodon qui proposent un autre modèle. Sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres, l’UE doit apprendre à se structurer efficacement et pragmatiquement. Il faut compter sur ses ressources propres qui sont d’ailleurs loin d’être insignifiantes.

Copyright Avril 2025- Dugoin-Clément/Diploweb.com


Plus

. Christine Dugoin-Clément, « Géopolitique de l’ingérence russe. La stratégie du chaos », Préface du chef d’état-major des Armées Thierry Burkhard, collection Géopolitiques, PUF, 2025, 248 p.

4e de couverture

Bien avant l’invasion de février 2022, le conflit faisait déjà rage sur le territoire ukrainien. Cette guerre démarrait dès 2014, alors que le Kremlin usait du « déni plausible » pour nier son implication dans un affrontement polymorphe qui peinait à dire son nom. Les observateurs étaient témoins d’un nombre croissant d’opérations d’ingérence – cyberattaques, fake news... – qui visaient, selon les besoins, les populations ukrainiennes civiles et militaires, mais aussi les populations et institutions occidentales, afin de semer le doute, d’influencer et de polariser les opinions.

Christine Dugoin-Clément analyse l’éventail des techniques d’ingérence offertes par les nouvelles technologies, IA et réseaux sociaux en tête, ainsi que leurs diverses applications par la Russie à travers le monde. Des deepfakes aux campagnes de désinformation en Afrique en passant par les opérations de déstabilisation contre l’Europe et ses alliés, cet ouvrage nous plonge dans cette guerre hybride qui ne fait que commencer.


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[1NDLR. Cf. VIGINUM, « Guerre en Ukraine : trois années d’opérations informationnelles russes », 2025. Disponible à l’adresse https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/guerre-en-ukraine-trois-annees-doperations-informationnelles-russes

[2NDLR. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les opérations d’influence chinoises, IRSEM, 2e édition mise à jour octobre 2021. https://www.irsem.fr/rapport.html

[3NDLR. Cf. VIGINUM, « Manipulation d’algorithmes et instrumentalisation d’influenceurs : enseignements de l’élection présidentielle en Roumanie & risques pour la France », 2025. Disponible à l’adresse https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/manipulation-dalgorithmes-et-instrumentalisation-dinfluenceurs-enseignements-de

[4NDLR. Cf. VIGINUM, « Synthèse de la menace informationnelle ayant visé les JOP de Paris 2024 », 2024. Disponible à l’adresse https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/synthese-de-la-menace-informationnelle-ayant-vise-les-jeux-olympiques-et-paralympiques

[5NDLR. « Revue nationale stratégique 2022 », 2022. Disponible à l’adresse https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022

[7NDLR. Cf. Union européenne, SEAE, Information Integrity and Countering Foreign Information Manipulation & Interference (FIMI). Disponible à l’adresse https://www.eeas.europa.eu/node/410751_fr

[8NDLR : Cf. Kevin Limonier, « Ru.net : géopolitique du cyberespace russophone », coll. « les carnets de l’Observatoire », éd. L’Inventaire, Paris, 2018.

[9NDLR. En avril 2025, le démantèlement aux Etats-Unis de la NSF déstabilise significativement l’écosystème occidental de la lutte contre les manipulations de l’information. Pour le plus grand bénéfice des compétiteurs les plus offensifs dont la Russie ?

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