Spécialiste des questions stratégiques liées à la région MENA, Chloé Berger est Chercheuse associée au Centre d’études de sécurité et défense (CESD) et Professeure Assistante au Collège de Défense Nationale des Emirats arabes unis (UAE NDC). Les vues exprimées ici sont celles des auteurs et ne reflètent pas celles du Collège de défense nationale émirien ou du gouvernement des Émirats arabes unis.
Le Dr Didier Leroy est assyriologue, islamologue et sociologue de formation. Il est chercheur au Centre d’études de sécurité et défense (CESD) de l’Institut royal supérieur de défense (IRSD), expert invité à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et chercheur associé à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).
L’attaque du 7 octobre 2023 sur Israël a déclenché une réaction en chaîne dont les effets se sont retournés contre l’« axe de la résistance » porté par l’Iran, révélant les fragilités structurelles de cette alliance et les limites d’une stratégie fondée sur la guerre par procuration. Pour les auteurs, l’Iran se retrouve en juin 2025 dans une posture de vulnérabilité sans précédent face à Israël, questionnant le devenir de sa stratégie régionale.
DEPUIS PLUS de trois décennies, la République islamique d’Iran s’appuie sur une stratégie militaire qui combine une dissuasion multidimensionnelle – capacités conventionnelles, asymétriques et même nucléaires – avec des guerres par procuration sur plusieurs fronts [1]. Alors que l’année 2024 a vu les Forces de défense d’Israël (Tsahal) porter un coup sans précédent au réseau de « mandataires » de l’Iran, les années 2010, marquées par les soulèvements des « printemps arabes » et les conflits qui en ont découlé, pourraient avoir marqué l’âge d’or de ce dernier. Cet article examine le renforcement progressif de « l’axe de la résistance » au cours des conflits qui ont émaillé l’histoire de la région, tout en cherchant à évaluer son affaiblissement relatif et envisager l’évolution du rapport de force entre Tel-Aviv et Téhéran.
Au tournant des années 1980, l’internationalisation des conflits libanais et afghan fournit à la jeune République islamique d’Iran l’occasion de jeter les bases d’une stratégie de « guerre par procuration » (proxy warfare). Cette stratégie pragmatique sert plusieurs objectifs : exporter la révolution islamique et projeter son influence au-delà du voisinage immédiat de l’Iran ; renforcer la capacité de dissuasion de l’Iran via une mise à distance des menaces et un rééquilibrage du différentiel capacitaire avec ses rivaux régionaux, principalement l’État d’Israël et le Royaume d’Arabie saoudite, tous deux soutenus par les États-Unis.
Une stratégie à géométrie variable
Multiforme, la stratégie iranienne de guerre par procuration est difficilement classable dans une typologie définie. Elle s’apparente plutôt à un réseau nébuleux d’acteurs partageant certains objectifs et préceptes idéologiques, tels que l’appartenance commune à « l’axe de la résistance » (mihwar al-muqawama), matérialisation milicienne de l’influence régionale de Téhéran. Tous les acteurs s’identifiant à cet « axe » n’appartiennent pas au monde chiite, et même lorsqu’ils affichent une certaine identité chiite, tous n’adhèrent pas à la doctrine duodécimaine de la « tutelle du théologien-juriste » (wilayat al-faqih) qui cimente le régime iranien. Ainsi, loin de constituer un bloc homogène, les forces auxiliaires de l’Iran, souvent qualifiées de proxies (ou « mandataires »), révèlent plutôt une sorte de géométrie variable des interventions de Téhéran dans les conflits de son voisinage : l’Afghanistan, le Liban, l’Irak, la Syrie, ou encore le Yémen.
Rétrospectivement, cette stratégie semble impliquer des approches en réseau, soutenues par quatre composantes clés : (1) Les acteurs étatiques iraniens eux-mêmes, tels que le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), la Force Al-Qods – et, dans une moindre mesure, le Bassidj – peuvent être qualifiés de « patrons » ou de « sponsors ». (2) Les acteurs armés non-étatiques, tels que le Hezbollah au Liban ou la Brigade Badr en Irak, jouent le rôle d’« agents » directs de Téhéran. (3) D’autres acteurs, que l’on peut qualifier de « partenaires », peuvent servir tantôt d’intermédiaires logistiques, à l’image du régime des Assad en Syrie, tantôt de cautions idéologiques, comme les mouvements armés palestiniens (Hamas, Djihad islamique, etc.). (4) Enfin, les « Houthis » (mouvement Ansar Allah au Yémen) constituent, en dépit de leur actuel zèle anti-israélien, une composante plus récente, dont les liens sectaires et idéologiques avec Téhéran sont plus ténus.
La stratégie iranienne de guerre par procuration a ainsi évolué au gré des opportunités et des contraintes façonnées par les dynamiques de pouvoir régionales et les spécificités des différents théâtres d’opérations. Cette stratégie présente un large éventail de configurations, allant de la dépendance totale d’un agent envers Téhéran à des formes plus subtiles de relations transactionnelles. La nature de ces relations dépend largement du contexte politico-historique et socio-économique dans lequel évoluent les mouvements affiliés à l’Iran, ainsi que des ressources que l’Iran peut leur fournir (symboliques, logistiques, financières, opérationnelles, etc.).
Une stratégie à la fois permise et testée par les conflits
Si la guerre civile libanaise (1975-1990) et la guerre Iran-Irak (1980-1988) ont fourni un terreau favorable au développement des maillons les plus solidaires du futur « axe de la résistance », les trajectoires respectives du Hezbollah [2] à la fin des années 1980 et 1990, et de l’Organisation Badr [3] au début des années 2000, illustrent néanmoins les tensions que les conflits de légitimité peuvent faire peser sur une relation clientéliste.
Dans les deux cas, le chaos d’une guerre civile a offert aux protégés de l’Iran l’occasion de s’affirmer sur la scène nationale en dominant la communauté chiite locale au détriment de leurs plus proches alliés. Le soutien iranien a été crucial pour consolider leur position au sein de leur environnement national, mais il a également exposé Téhéran au risque de représailles. Plus tard, la perspective d’une transition vers un ordre post-milicien et la phase de reconstruction ont soulevé la question de la « nationalisation » de ces mouvements, créant un potentiel conflit de légitimité et d’intérêts avec Téhéran. Forts du capital communautaire accumulé pendant la guerre, et avec le soutien iranien, ces mouvements se sont trouvés en mesure d’intégrer le paysage politique national. Bien que liés à des dynamiques locales, ces tiraillements entre légitimité armée et politique – plutôt qu’entre composantes militaire et politique de ces mouvements – ont néanmoins mis à l’épreuve la relation avec le « patron » iranien.
L’expression « axe de résistance » est donc trompeuse, corroborant tant la propagande des Gardiens (Pasdaran) – qui évoquent avec fierté « les six armées de Téhéran hors d’Iran » [4] – que les discours aux accents démagogiques de Benjamin Netanyahou sur la « guerre sur sept fronts » [5] d’Israël. Cette représentation exagérée alimente en outre le complexe obsidional – ou syndrome de la forteresse assiégée – profondément ancré en Israël. L’analyse qui suit dresse un état des lieux préliminaire de la situation de « l’axe de la résistance » post-7 octobre, examinant séparément ses différents « segments ». Survolant trop brièvement des réalités complexes, ce bilan souligne l’affaiblissement significatif du réseau de « protégés » iraniens. Chaque victoire tactique glanée par Tel-Aviv soulève cependant de nouveaux défis stratégiques qu’Israël devra affronter à moyen terme.
En Palestine : l’erreur de calcul dévastatrice du Hamas
La campagne militaire israélienne qui fait rage à Gaza depuis le 8 octobre 2023 a fait plus de 50 000 victimes palestiniennes et démoli plus de 60 % du bâti de l’enclave. Elle semble également avoir durablement affaibli le Hamas, dont les principaux dirigeants, tels que Yahya Sinwar, Mohamed Deif, Marwan Issa et Ismaël Haniyeh, ont été assassinés. L’armée israélienne affirme avoir éliminé environ 17 000 combattants du Hamas et du Djihad islamique, soit plus de la moitié de leurs effectifs estimés d’avant-guerre. (Ce chiffre ne tient toutefois pas compte du recrutement continu de nouveaux combattants.) Bien qu’elles aient fait montre d’une redoutable détermination, entre janvier et mars 2025, lors des libérations d’otages, les Brigades Qassam du Hamas ont cependant subi des pertes matérielles considérables. Leur arsenal (estimé à près de 15 000 projectiles de différentes catégories en 2022) et leurs vastes infrastructures souterraines ont été largement anéantis, comme en témoigne l’arrêt – quasi complet – des tirs de roquettes.
La stratégie israélienne privilégiant le recours à la force militaire pour « détruire » le Hamas – un objectif inatteignable – pèse néanmoins lourdement sur l’économie et les finances publiques israéliennes, tout en négligeant les dimensions sociales et politiques incontournables du mouvement. Les fondements idéologiques du Hamas et les loyautés dont ils bénéficient dans les territoires palestiniens et au-delà devraient cependant consolider sa résilience à plus long terme. Le caractère révoltant de la crise humanitaire imposée aux populations gazaouies suscite une vague de réactions (notamment juridiques) sans précédent au niveau international, accentuant l’isolement diplomatique de l’État hébreu.
L’avenir du Hamas à Gaza reste plus incertain que jamais alors que les négociations sur la libération des otages sont dans l’impasse et que le gouvernement israélien s’est lancé dans la « conquête » militaire de Gaza. Au niveau régional, les lignes de fracture propres au mouvement national palestinien continuent par ailleurs de freiner les élans de sympathie et de soutien. Certains États arabes influents (Arabie saoudite, Égypte, etc.) restent très réticents à l’égard du Hamas, ce dernier constituant un obstacle structurel à la réunification du mouvement palestinien sous l’égide de l’Autorité palestinienne, et par extension du Fatah. Alors que certains craignaient un regain d’instabilité politique en Égypte et/ou en Jordanie dans le sillage des changements survenus en Syrie en décembre 2024, la chute du régime des Assad n’a que peu influencé la trajectoire du Hamas. Désormais, l’Iran se trouve de surcroît incapable d’acheminer quelque forme de soutien que ce soit vers l’enclave gazaouie, hermétiquement scellée. En raison de l’aventurisme de Yahya Sinwar, le régime iranien se retrouve lui-même dans une posture de vulnérabilité inédite face à Tsahal.
Au Liban : une nouvelle équation, humiliante pour le Hezbollah
Longtemps considéré comme la pièce-maîtresse de l’« axe de la résistance », le Hezbollah a subi de plein fouet les conséquences de l’escalade militaire initiée par Israël en septembre 2024 par la détonation à distance de milliers d’appareils de communication piégés en amont. Le mouvement s’est rapidement retrouvé acculé dans une nouvelle configuration humiliante. La Résistance islamique – la composante armée du mouvement – n’a peut-être perdu « que » 3 000 combattants – soit environ 5 % de ses effectifs estimés –, mais la génération de ses dirigeants fondateurs a été décimée, au premier rang desquels l’irremplaçable Hassan Nasrallah. Si le Hezbollah peut « se vanter » d’avoir tiré environ 3 500 projectiles sur Israël en un an, son arsenal – estimé à quelque 150 000 roquettes, missiles et drones avant la guerre – a été drastiquement réduit. Certaines sources israéliennes estiment que 80 % des roquettes à courte portée (44 000 à 100 000) et « la majorité » des dizaines de milliers de missiles et drones à moyenne et longue portée ont été détruits.
En mai 2025, les organes de communication de Tsahal affirment qu’environ 90 % des infrastructures frontalières du Hezbollah ont été démolies. Les autorités israéliennes ont, par ailleurs, annoncé leur décision de maintenir « indéfiniment » une présence militaire au Sud-Liban, dans cinq avant-postes frontaliers, en violation des provisions de l’accord de cessez-le-feu du 27 novembre 2025. Ceci vise manifestement à contenir au maximum le niveau de menace le long de la « ligne bleue » onusienne, tout en resserrant l’étau autour du mouvement chiite. Alors qu’à la mi-février 2025, les forces israéliennes étaient censées avoir quitté le Liban, Tsahal poursuit depuis les frappes contre des « cibles du Hezbollah ». De nombreuses mesures ont par ailleurs été prises pour couper les routes d’approvisionnement du mouvement : les vols iraniens sont interdits d’atterrissage au Liban depuis février 2025 et le nouveau gouvernement a « purgé » le personnel de l’aéroport de Beyrouth des éléments liés (ou suspectés de liens) avec le Hezbollah ; l’aéroport constituant une artère vitale pour le financement du mouvement, comme en témoigne les récentes saisies d’argent et d’or. Les nouvelles autorités syriennes et les Forces armées libanaises travaillent également au démantèlement des routes de contrebande frontalières contrôlées par le Hezbollah. Les autorités américaines font, en outre, pression sur plusieurs gouvernements latino-américains pour interdire les transactions à destination du Hezbollah, etc.
Avec le recul, la « guerre de diversion » initiée par le Hezbollah à la suite des attaques du 7 octobre 2023 – que Hassan Nasrallah avait promptement décrite comme une « initiative 100% palestinienne » –, s’est progressivement révélée un pari perdant, affaiblissant la capacité du Hezbollah à agir selon ses modes opératoires habituels. Cet affaiblissement militaire et logistique ne signifie pas pour autant la disparition du Hezbollah du paysage politique libanais. Si certaines sources décrivent le mouvement comme paralysé, isolé et dépourvu de toute vision régionale justifiant le maintien de ses armes, d’autres, rappellent la solidité du Hezbollah en tant que parti politique – il dispose de quinze sièges au parlement et de deux ministres au gouvernement – et en tant que phénomène sociétal libanais.
En Syrie : une décennie d’investissements pour rien
L’effondrement du régime de Bachar el-Assad en Syrie le 8 décembre 2024, précipité par l’affaiblissement du Hezbollah, a porté un autre coup dur à l’Iran et à sa stratégie de guerre par procuration. Essentiel, le segment syrien de « l’axe » servait de courroie de transmission, permettant l’approvisionnement direct du Hezbollah et l’extension du front anti-israélien du Sud-Liban jusqu’au plateau du Golan. Un front à l’unité fragile qui tenait principalement à la perception d’une certaine communauté de destins face à la diversité des menaces régionales (Israël et ses alliés, rebelles proches des Frères musulmans, Daech, etc.). Dès 2012, la direction du Hamas, alors en exil à Damas, avait soutenu la rébellion anti-Assad, mettant à mal les liens de solidarité censés unir les membres de « l’axe de résistance ».
Rétrospectivement, la partie la plus solide du réseau CGRI basé en Syrie reposait sur les Forces de défense nationale (culminant à 100 000 miliciens syriens), la Brigade des Fatimiyoun (plusieurs milliers d’Afghans hazaras), la Brigade des Zaynabiyoun (environ un millier de Pakistanais chiites) et la Brigade Zulfikar (environ un millier d’Irakiens chiites). [6] Dès le début du mois de décembre 2024, le changement dans l’équilibre des pouvoirs en Syrie a rapidement poussé le CGRI à évacuer ses propres forces et ses « mandataires » hors des zones récemment reconquises par Ahmed al-Sharaa et les troupes de Hay’at Tahrir al-Sham (HTS). En quelques jours, environ 4 000 Pasdarans et près de 5 000 membres des Brigades des Fatimiyoun et Zaynabiyoun ont rejoint l’Iran et l’Irak. [7]
Le départ d’Assad et l’évacuation du personnel affilié à l’Iran semblent avoir, au moins temporairement, interrompu le projet d’établissement d’un corridor terrestre reliant l’Iran à la Méditerranée. Les investissements iraniens dans la « Syrie d’avant », estimés entre 30 et 50 milliards de dollars américains, avaient été principalement motivés par ces considérations idéologiques et géopolitiques. À ce jour, les nouvelles autorités de Damas n’ont publié aucune déclaration officielle concernant l’avenir de ces projets. Cependant, le lancement d’un processus de justice transitionnelle risque de remettre en question la pérennité de ces investissements, dont une grande partie consiste en l’appropriation et l’obtention illégales de d’actifs et de contrats par des individus et des entités, financières ou industrielles, liées au CGRI.
À plus forte raison que depuis la chute du régime Assad, la Turquie n’a cessé de renforcer son influence en Syrie, au détriment de l’Iran. Si le président intérimaire Ahmed Al-Sharaa a récemment réalisé des progrès (très relatifs) vers l’intégration des minorités kurde et druze, son image a considérablement souffert des nombreuses victimes – principalement alaouites – occasionnées par les affrontements dans les districts de Lattaquié et de Tartous en mars 2025. Le message semble clair : l’ancien chef du HTS fait preuve de souplesse envers certaines communautés non sunnites, mais il ne montrera aucune pitié envers quiconque – Alaouites, Iran, Hezbollah, etc. – serait tenté de ramener Assad par des moyens détournés.
Le retour de l’influence iranienne est également entravé par les tentatives d’Israël pour contenir les interférences extérieures en Syrie. Depuis la chute d’Assad, Tsahal a revendiqué des centaines de frappes contre des installations militaires syriennes, détruisant plus de 80% des capacités militaires de l’ancien régime. Il a également pris le contrôle de territoires syriens dans les provinces méridionales de Quneitra et de Deraa. Ces avant-postes sont déjà qualifiés de « positions semi-permanentes » par les autorités israéliennes et incluent le – très stratégique – Mont Hermon (culminant à 2 814 mètres). Benjamin Netanyahou a, en outre, exigé que la Syrie démilitarise totalement le sud du pays (provinces de Quneitra, Deraa et Suwayda). Israël y tente – jusqu’à présent sans succès – de séduire la communauté druze, mais a déjà réussi à réduire l’empreinte iranienne dans cette région clé pour le trafic de captagon.
En Irak : enracinement en terrain utile mais instable
En Irak, l’affaiblissement de « l’axe de résistance » a accéléré les transformations kaléidoscopiques d’un paysage politique et sécuritaire profondément marqué par les milices pro-iraniennes. Asa’ib Ahl al-Haq (AAH), Harakat Hezbollah al-Nujaba (HHN), Kata’ib Hezbollah (KH) ou encore Kata’ib Sayyid al-Shuhada (KSS) y incarnent les principaux atouts de Téhéran. Revendiquant certaines attaques anti-américaines sous l’étiquette collective de « Résistance islamique en Irak », ces factions opèrent sous l’ombrelle plus large des « Forces de la mobilisation populaire » (FMP – Quwwat al-Hashd al-Shaabi), qui avaient été assemblées en 2014 pour lutter contre Daech. Elles peuvent ainsi opérer à la lisière de la légalité tout en épargnant au gouvernement irakien une responsabilité excessive.
Washington pousse, depuis le milieu des années 2010, à une réforme globale du secteur de la sécurité visant à réduire l’influence pro-iranienne des FMP par leur intégration dans l’appareil militaire et sécuritaire officiel irakien. Une tendance à laquelle s’opposent certains parlementaires irakiens qui cherchent à institutionnaliser la position des FMP au sein de l’État irakien, en renforçant leurs capacités et leurs financements … au bénéfice de Téhéran. [8] Entre 2022 et 2024, la part du budget fédéral consacrée aux FMP est passée de 2,16 à 3,4 milliards de dollars américains, tandis que leur personnel a presque doublé (de 122 000 à 238 000 personnes). Les FMP exercent en outre une influence considérable sur la société et l’économie irakiennes via les entités affiliées à la société Al-Muhandis et leurs réseaux éducatifs.
En réaction, les États-Unis ont imposé en 2023 des sanctions à six banques irakiennes pour leurs liens présumés avec les réseaux financiers iraniens. Ces mesures ont entraîné une réduction de 20 % des réserves en dollars du système bancaire irakien, exacerbant ainsi les pressions inflationnistes. La dépréciation du dinar irakien par rapport au dollar américain qui en a résulté – particulièrement marquée fin 2023 – a intensifié l’instabilité économique et alimenté le mécontentement des populations d’un État toujours fragile.
Au Yémen : un « atout houthi » à double tranchant
Dans ce contexte d’affaiblissement généralisé de « l’axe », le mouvement houthi pourrait bien ressortir comme la composante la plus résiliente – et simultanément la plus complexe à exploiter – de la stratégie iranienne de guerre par procuration. Sa visibilité régionale croissante depuis les attaques du 7 octobre 2023, soutenue par les frappes récurrentes contre Israël et en Mer Rouge en solidarité avec les Palestiniens de Gaza, expose de plus en plus l’Iran à des risques de représailles. Face à la montée des tensions entre Washington et Téhéran (et en dépit des récentes négociations), l’Iran aurait pris la décision d’évacuer son personnel militaire du Yémen, tout en réaffirmant à plusieurs reprises l’indépendance stratégique et opérationnelle du mouvement houthi. Si ce retrait répond à une logique d’invisibilisation de la présence iranienne, il affaiblit néanmoins le mentorat idéologique traditionnellement exercé par Téhéran sur ces groupes.
Né dans la guerre et pour la guerre, le mouvement houthi est maintenant connu et reconnu pour sa remarquable résilience. L’expertise militaire et l’expérience de combat accumulées ont permis au groupe d’étendre son contrôle, en moins d’une décennie, sur tous les gouvernorats du nord-ouest du Yémen. Le gouvernement établi par les Houthis – reconnu uniquement par l’Iran – fonctionne avec des ressources extrêmement limitées, peinant à fournir les services publics de base à environ 70% de la population yéménite et s’appuyant sur des infrastructures gravement dégradées par les récentes frappes israéliennes, américaines et britanniques. S’il reste difficile de déterminer le nombre exact de combattants sous le commandement du groupe, certaines sources font état d’une capacité de mobilisation potentielle allant jusqu’à 800 000 réservistes entraînés.
Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre 2023, les Houthis auraient lancé près de 500 attaques contre plus de 100 navires commerciaux et contre Israël. De fait, le canal de Suez a vu son trafic maritime chuter d’environ 50 %, réduisant considérablement ces revenus vitaux pour l’Égypte. Le port israélien d’Eilat a aussi connu une baisse de 85 % de son activité commerciale. Face aux près de 900 frappes aériennes conduites par les États-Unis et le Royaume-Uni entre janvier 2024 et janvier 2025 contre le nord-ouest yéménite (opération Poseidon Archer), les Houthis ont fait preuve d’une certaine résilience, comme en témoigne la reprise des attaques suite de l’échec du cessez-le-feu à Gaza mi-mars 2025 [9]. Dès janvier 2025, l’administration Trump avait réinscrit le mouvement sur la liste des organisations terroristes étrangères, ce qui n’a pas empêché la conclusion d’un cessez-le-feu partiel avec les Houthis début mai 2025.
La campagne de frappes américaines contre le Yémen ne vise peut-être pas tant à infliger des pertes militaires décisives aux Houthis qu’à tirer parti de leur affaiblissement comme levier dans les négociations en cours avec l’Iran. L’autonomie stratégique croissante des Houthis pourrait ainsi devenir de plus en plus problématique pour Téhéran, compliquant les relations diplomatiques avec les États-Unis, tout offrant un nouveau prétexte à Israël pour frapper les installations iraniennes, au risque de compromettre les efforts de l’Iran pour normaliser ses relations avec ses voisins du Golfe.
Dès le début des années 1980, l’internationalisation des conflits libanais et afghan a offert à la République islamique d’Iran naissante l’occasion de poser les bases de sa stratégie de guerre par procuration. Rétrospectivement, cette stratégie a probablement atteint son apogée à la fin des années 2010. Le Hezbollah libanais, encore sur la lancée de sa « victoire divine » de 2006 contre Israël, était alors devenu la milice la plus puissante du Moyen-Orient. La reconquête de la Syrie « utile » par le régime Assad avait fait émerger un corridor reliant Téhéran à la Méditerranée. Symbole de l’influence iranienne, les portraits du général Qassem Soleimani – commandant adulé de la Force Al-Qods, tué en janvier 2020 par un drone américain – tapissaient les murs des grandes villes chiites d’Irak.
L’attaque du 7 octobre 2023 a déclenché une réaction en chaîne dont les effets se sont retournés contre l’« axe de la résistance », révélant les fragilités structurelles de cette alliance et les limites d’une stratégie fondée sur la guerre par procuration. L’Iran se retrouve aujourd’hui dans une posture de vulnérabilité sans précédent face à Israël, questionnant le devenir de sa stratégie régionale.
Avec le recul historique, la nature sectaire des liens d’allégeance semble avoir constitué à la fois une force et une faiblesse dans les relations entre Téhéran et ses « protégés ». D’un côté, ces liens renforcent la dissuasion et l’influence régionales de l’Iran. D’autre part, ils amplifient les rivalités locales, menaçant d’entraîner l’Iran dans de dangereuses escalades, comme le soulignait le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, en mars 2025 : « les États-Unis considèrent chaque tir des Houthis comme une attaque iranienne ». Cette stratégie s’est révélée par ailleurs coûteuse pour le Trésor iranien. Un rapport du Département d’État américain de 2019 estimait les dépenses iraniennes à l’égard de leurs proxies à environ 700 millions de dollars par an. L’intervention en Syrie aurait, quant à elle, représenté un investissement de près de 20 à 30 milliards de dollars, avec aujourd’hui peu d’espoir de retour. La reconstruction des capacités du Hezbollah – et, dans une moindre mesure, celles du Hamas et du Djihad islamique palestinien – nécessiterait pourtant des investissements importants.
Dans ce contexte, la doctrine de la « nouvelle équation » – annoncée au printemps 2024 par le commandant en chef des forces armées iraniennes et signalant une inflexion vers une stratégie de dissuasion par punition – apparaît comme une réponse aux contraintes croissantes pesant sur la guerre par procuration menée par Téhéran au Moyen-Orient. Si cette évolution doctrinale venait à se confirmer, elle pourrait également marquer une rupture avec le projet historique d’exportation de la révolution islamique, à l’heure où le régime se prépare à la succession de l’ayatollah Ali Khamenei.
À l’heure d’écrire ces lignes, le Hezbollah a annoncé, à la surprise générale, qu’il serait prêt à discuter de ses armes si Tsahal se retirait du Sud-Liban et cessait ses frappes aériennes. Dans un geste tout aussi surprenant, plusieurs milices – dont KH, HHN et KSS – appartenant à la « Résistance islamique en Irak » auraient signalé – avec la bénédiction du CGRI – leur volonté de désarmer afin d’éviter des représailles américaines. Opération d’influence menée par Téhéran, ou revirement stratégique, l’issue de ces processus de désarmement – au Liban comme en Irak – demeure très incertaine à ce stade. Depuis sa création, la République islamique d’Iran a constamment eu recours à des intermédiaires et ne s’est retirée de Syrie que contrainte par la nouvelle configuration politico-militaire. Pour le régime iranien, abandonner la stratégie de guerre par procuration – victime de son propre succès – au profit d’une stratégie de dissuasion centrée sur la sanctuarisation du territoire iranien constituerait une rupture avec l’héritage révolutionnaire du régime, ouvrant la voie à une posture de défense plus nationaliste. Un tel tournant soulèverait, sans nul doute, de très nombreux défis pour la région.
Manuscrit clos le 16 mai 2025
Copyright Juin 2025-Berger-Leroy/Diploweb.com
[1] Le présent article est un produit dérivé de Chloé Berger et Didier Leroy, “A Broken Axis of Resistance ? Reflecting on Iran’s Proxy Warfare Strategy”, Royal Higher Institute for Defence, Security & Strategy, n°155, Brussels, April 2025, https://www.defence-institute.be/en/publications-2/security-strategy/ss-155-chloe-berger-didier-leroy/. Les auteurs renvoient le lecteur vers ce document pour davantage de références, de précisions et de nuances.
[2] Chloé Berger, « Le Hezbollah, héraut des ambitions régionales iraniennes ? », Institut Français des Relations Internationales (IFRI), 3 avril 2017, https://www.ifri.org/fr/etudes/le-hezbollah-heraut-des-ambitions-regionales-iraniennes ; Didier Leroy, Le Hezbollah, de la Révolution iranienne à la Guerre syrienne, Paris, L’Harmattan, Coll. « La Bibliothèque de l’IREMMO », no. 22, 2015.
[3] Guido Steinberg, “The Badr Organization. Iran’s Most Important Instrument in Iraq”, Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), SWP Comments, 26 July 2017, https://www.swp-berlin.org/publications/products/comments/2017C26_sbg.pdf.
[4] Id est le Hamas et le Djihad islamique (en Palestine), le Hezbollah (au Liban), les forces loyales à l’ancien régime Assad (en Syrie), une série de milices chiites (en Irak) et les « rebelles » houthis (au Yémen).
[5] Id est la somme des six « mandataires » précités et de leur « matrice » iranienne.
[6] Hamidreza Azizi and Amir Hossein Vazirian. “The Role of Armed Non-State Actors in Iran’s Syria Strategy : A Case Study of Fatemiyoun and Zainabiyoun Brigades,” Journal of Balkan and Near Eastern Studies 25, no. 3 (published online on 17 November 2022) : 541, https://doi.org/10.1080/19448953.2022.2143864.
[7] Hussam Hammoud, « La réorientation stratégique de l’Iran : tracer les chemins des milices chiites de l’Irak à la Syrie », Centre Français de Recherche sur l’Irak (CFRI), 20 mars 2024, https://cfri-irak.com/article/la-reorientation-strategique-de-liran-tracer-les-chemins-des-milices-chiites-de-lirak-a-la-syrie-2024-03-20.
[8] Sinan Mahmoud, “Iraq Moves to Give PMF Greater Role in State Security”, The National, 25 mars 25 2025, https://www.thenationalnews.com/news/mena/2025/03/25/iraq-moves-to-give-pmf-greater-role-in-state-security/.
[9] Ahmed Nagi, et ali., “The Houthis’ Red Sea Attacks Explained,” International Crisis Group (ICG), April 3, 2025, https://www.crisisgroup.org/visual-explainers/red-sea/?utm_source=mailchimp&utm_medium=email.
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