Les opérations militaires en cours en Iran, au Yémen, dans la Bande de Gaza et au Liban vont fortement remodeler la géopolitique du Proche et du Moyen-Orient et renforcer sur la scène politico-économique régionale les alliés d’Israël et des Etats-Unis, au grand dam d’Européens qui, une nouvelle fois, devront se contenter du rôle de « ravis de la crèche géopolitique ».
QUEL PAYS au monde accepterait sans réagir que son voisin qui le hait et prône à longueur de sermons politiques et religieux sa destruction développe une arme nucléaire ? Aucun, naturellement. Et, si ce pays en a les moyens militaires, il frappera son voisin avant que celui-ci ne dispose d’une arme opérationnelle, c’est-à-dire, osons un mot si décrié, « préventivement ». C’est ce que viennent de faire Israël et les Etats-Unis en ce mois de juin 2025.
Ajoutons que dans la mesure où leur portée permet à certains missiles iraniens (types Khorramshahr, Sejil, Ghaem-100 et Simorgh, notamment) d’atteindre d’ores et déjà le sud-est de l’Europe, cet ennemi d’Israël est aussi le nôtre. La crise entre l’Iran et Israël n’est donc pas un conflit entre ces deux seuls acteurs. Que nous le voulions ou pas, comme la guerre russo-ukrainienne, nous sommes concernés.
Toutes les questions qui se posent au sujet du dossier nucléaire iranien depuis des années (« l’Iran est-elle capable de fabriquer une bombe ? Va-t-il passer à l’acte ? N’utilise-t-il le dossier nucléaire que pour obtenir des avantages politiques ou économiques, renforcer son influence régionale ? ») relèvent du débat de salon ou de plateau de télévision.
Les seuls points qui vaillent ou devraient valoir aux yeux de tout gouvernement responsable − car il y est question de réel, c’est-à-dire de vie et de mort – sont les suivants :
1. L’Iran maitrise de A à Z la technologie des missiles balistiques (les vecteurs), celle de l’enrichissement de l’uranium, sans doute celle des détonateurs, peut-être de la miniaturisation d’une tête nucléaire.
2. L’Iran dispose de filières technologiques entières, universitaires et militaires, des infrastructures, des laboratoires et de la volonté politique d’entretenir dans le temps un programme nucléaire pouvant déboucher sur la fabrication d’une arme.
3. Personne − ni l’AIEA qui ne dispose pas, pour l’heure (voir infra), sur le terrain de moyens coercitifs de vérification, ni la CIA, ni même le Mossad ou les services européens − ne peut assurer à 100%, dans ce pays policier et fermé, grand comme trois fois la France, que l’Iran ne développe pas de programme militaire caché [1].
4. Personne ne peut assurer à 100% que ce programme n’est/n’était [2] pas proche d’atteindre sa maturité (vecteur ad hoc, portée et CEP du vecteur, tête/MIRV opérationnels), que le programme AMAD, dévoilé en 2003, a bien été arrêté [3] ou que les divers sabotages israéliens (stuxnet, assassinats ciblés, etc.) ont suffi à y mettre un terme ou à le ramener dix ans en arrière.
Tout analyste sérieux ne devrait jamais aller au-delà du doute (« Rien, actuellement , ne prouve l’existence d’un programme militaire, mais … » ; « Aucun test nucléaire n’a pour l’instant été détecté, mais … ») et ne jamais se montrer formel (« L’Iran n’a pas de programme nucléaire ou d’agenda cachés ») alors même qu’on ne sait pas précisément quelles technologies ont pu être fournies à l’Iran par ses alliés pakistanais et nord-coréen [4], technologies qui leur permettraient, sans avoir à effectuer de tests, de fabriquer une bombe opérationnelle et de l’installer sur un missile balistique.
L’Iran n’est pas, on le sait, signataire du Régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR) et demeure l’un des principaux pays proliférants dans le domaine des technologies balistiques. Il fait, à ce titre, l’objet de nombreuses sanctions internationales, de toute évidence fort peu efficaces. Ses liens avec le Pakistan [5], la Corée du Nord [6], la Chine et la Russie dans les domaines des missiles, des armements conventionnels et du nucléaire civil (enrichissement) sont avérés de longue date. Les missiles houthis, du Hamas et du Hezbollah, parfois très sophistiqués, portent la marque de la technologie iranienne.
L’Iran joue au Proche et au Moyen-Orient un rôle déstabilisateur. Il intervient dans le conflit ukrainien en aidant la Russie, on a vu sa main hier en ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, dans plusieurs attentats en Europe, en Argentine (1992 et 1994), dans l’attentat de Beyrouth en 1983 (300 soldats français et américains tués), dans plusieurs attentats en France même, en Inde, en Thaïlande, en Bulgarie (Burgas)... Contrairement, pourtant, aux autres acteurs de la scène moyenne et proche orientale, l’Iran est le seul aujourd’hui à disposer d’un programme nucléaire militaire avéré et à maîtriser la conception et le développement de missiles balistiques capables, si les Mollahs venaient à le décider, d’embarquer et de délivrer une ou plusieurs têtes nucléaires. Leur « programme spatial » et les récents bombardements des villes israéliennes sont la preuve de leur maîtrise des technologies balistiques.
Laisser l’Iran fabriquer la bombe c’est prendre le risque de voir des armes nucléaires proliférer partout dans le monde au gré des intérêts et de la politique d’influence régionale de Téhéran.
Le gouvernement iranien est constitué d’islamistes révolutionnaires, théoriciens de l’exportation de la révolution islamique. Dès lors, plusieurs questions se posent légitiment : quelle conception de l’arme nucléaire (et de la dissuasion) ces religieux peuvent-ils nourrir ? Quelle serait leur approche de la dissuasion ? De la sécurité nucléaire ? Est-on certain, même si l’Iran est signataire du TNP, que les entrepôts d’armes nucléaires iraniens seraient plus étanches que ne le sont leurs entrepôts d’armes conventionnelles ? Est-on certain que le Hezbollah, le Hamas, le Jihad Islamique Palestinien (JIP), les Houthis, les milices chiites irakiennes et syriennes, qu’un groupe terroriste en Europe ou aux Etats-Unis à la solde des Mollahs n’auraient pas leurs entrées dans ces entrepôts nucléaires ? La réponse est non, bien évidemment non, et laisser l’Iran fabriquer la bombe c’est prendre le risque de voir des armes nucléaires proliférer partout dans le monde au gré des intérêts et de la politique d’influence régionale de Téhéran.
Veut-on faire de l’Iran un nouveau Pakistan, une nouvelle Corée du Nord, c’est-à-dire un pays doté, sans cesse sur la corde raide, au bord du vide nucléaire ?
Si, comme le demandent certaines belles âmes, l’on accorde à l’Iran le « droit moral » de se doter elle aussi de l’arme nucléaire au prétexte qu’Israël en disposerait, tout lecteur un tant soit peu averti sait que cela déclencherait dans la région une réaction en chaîne : Turquie et Egypte s’en doteraient à leur tour, ainsi, sans doute, que l’Arabie Saoudite, voire d’autres pays. Veut-on voir ces régimes politiques instables, religieux et/ou dictatoriaux disposer d’armes nucléaires ?
Il existe au moins trois façons de porter un coup sérieux, sinon de mettre un terme, au programme nucléaire militaire iranien :
1. Destruction – c’est que font Israël (opération Rising Lion) et les Etats-Unis – de toutes les infrastructures liées à ce programme. Pro/contra : a) faute d’invasion terrestre du territoire iranien, une destruction complète de ces infrastructures par la seule aviation ne peut être garantie. Si ces frappes retarderont à coup sûr le programme, elles n’y mettront pas un arrêt définitif dans la mesure où les filières technologiques, les savoir-faire et les scientifiques demeureront [7] ; b) l’Iran pourrait réagir par proxies interposés (attentats) c) a contrario, ces frappes à répétition (armée israélienne) et/ou à venir (armée américaine) pourraient être suffisamment efficientes [8] pour obliger le pouvoir politique iranien à abandonner sa filière nucléaire et à lancer des négociations. A l’heure où ces lignes sont écrites [9], ce dernier scénario semble devoir se dessiner. Il induirait 2) et 3) comme suit :
2. Mise en place d’un « JCPOA+ » comprenant des clauses véritablement contraignantes allant au-delà de celles de l’accord de 2015. Ces clauses « contraignantes » sont capitales dans la mesure où toute levée éventuelle des sanctions économiques qui irait de pair permettrait à l’Iran de relancer son économie et, partant, lui donnerait les moyens financiers de relancer son programme nucléaire. Elles n’en restent pas moins très complexes à mettre en œuvre.
Ces clauses impliqueraient : a) un renforcement des mécanismes d’inspection de l’AIEA, notamment de la filière nucléaire civile et des réacteurs de recherche (Bouchehr, Sirik, Darkhovin…) qui, on le sait, irriguent le programme nucléaire, pouvant éventuellement conduire au démantèlement de certaines de ces infrastructures ; b) suppression des « Sunset clauses [10] » ; c) l’encadrement formel de tous les programmes iraniens de missiles balistiques/vecteurs (entrée de l’Iran dans le traité MTCR ?) ; d) la cessation du soutien apporté aux milices étrangères (Houthis, Hezbollah, Hamas, etc.) et des coopérations militaire, scientifique et technologique avec la Corée du Nord [11] ; e) l’obligation de se conformer aux exigences/rapports des équipes chargées des vérifications de terrain (AIEA).
Pro/contra : a) aucune garantie – surtout en cas de levée des sanctions économiques – qu’un programme nucléaire caché n’en continuerait pas moins/ne serait pas relancé ; b) bonne volonté du régime iranien nécessaire, mais non garantie ; c) ne lève pas l’opacité des liens économiques et technologiques de l’Iran avec la Russie et la Chine ;
3. Faire plier par la force et la diplomatie le régime iranien ou le remplacer par un autre régime, sinon démocratique du moins plus coopératif avec les instances internationales, et qui accepterait de lui-même de mettre un terme de façon claire et vérifiable à tout programme nucléaire militaire.
Pro/contra : a) danger de voir les scientifiques iraniens offrir leurs compétences à l’étranger ; b) danger d’une situation « à la syrienne » qui, par le chaos créé, permettrait à des groupes terroristes d’accéder aux stocks de matériaux fissiles [12] (bombe sale) ; c) danger d’une guerre civile généralisée qui déborderait des frontières iraniennes [13] ; d) question : comment, sans invasion terrestre, renverser un régime politico-religieux enraciné dans le pays depuis près de 50 ans et l’obliger à coopérer ?
La référence aux opérations de Regime Change en Irak (2003) et en Libye (2011) ne me semble pas pertinente dans la mesure où elles n’avaient pas pour toile de fond un programme nucléaire militaire et où les bombardements aériens ont été suivis par une opération terrestre. La différence est notable. L’Iran est également un « Etat du seuil » qui, dans le passé, a indubitablement mis en place un programme nucléaire militaire caché [14] (sites de Natanz et Fordo révélés seulement en 2002 et 2009) et qui limite les inspections de terrain de l’AIEA, rendant difficile toute certitude sur ses intentions véritables (y compris après la signature du JCPOA en 2015 [15]).
Le chancelier F. Merz a évidemment raison : Israël et les Etats-Unis font « le sale boulot pour nous tous », mais eux seuls ont le courage de le faire. Les bombardements israélo-américains contre la filière nucléaire iranienne, les coups sévères portés par Israël contre le Hamas et le Hezbollah sont une nouvelle leçon de géopolitique appliquée assénée à des diplomaties européennes « stériles et bavardes » car non adossées à des BITD et à des armées puissantes, à un pouvoir politique fort. Des diplomaties européennes par ailleurs souvent désunies et qui ne peuvent pas, dans ce « dossier israélo-palestino-iranien », ne pas tenir compte de la présence en Europe de nombreuses populations originaires du Proche et du Moyen-Orient qui sont autant de moyens de pression sur leurs actions et leurs positions politiques. Postures morales, verbiage et « négociation pour la négociation [16] » n’ont jamais d’autre effet que de renforcer l’ennemi qu’on veut canaliser ou juguler. Fatalité ou impéritie, l’Europe ne constitue toujours pas un acteur géopolitique global. Que ce soit en Ukraine ou aujourd’hui en Iran, les pays qui la composent montrent qu’ils ne sont guère capables, pour peu qu’ils le veuillent, de s’émanciper du poids économique et militaire des Etats-Unis. Leurs tentatives, en 2018, par exemple, pour sauver le JCPOA (Loi de blocage [17], levée des obstacles juridiques empêchant la BEI de travailler en Iran, transactions en euros, etc.) ont ainsi non seulement échouées, mais n’ont pas empêché l’Iran d’accélérer encore son programme nucléaire militaire.
Il ne faut désespérer de rien, sauf lorsque ce rien n’est plus que le reflet de nous-mêmes.
Les opérations militaires en cours en Iran, au Yémen, dans la Bande de Gaza et au Liban vont fortement remodeler la géopolitique du Proche et du Moyen-Orient et renforcer sur la scène politico-économique régionale les alliés d’Israël et des Etats-Unis, au grand dam d’Européens qui, une nouvelle fois, comme dans le conflit russo-ukrainien toujours en cours, comme en 2008 en Géorgie, au Donbass/Crimée (2014/2015), en Arménie/Azerbaïdjan, au Sahel, en Syrie, au Liban, etc. devront se contenter du rôle de « ravis de la crèche géopolitique ». C’est un rôle qui, à l’évidence, leur sied à merveille au point qu’ils s’y complaisent comme en témoigne, trois ans après le début du conflit russo-ukrainien, le peu de progrès réalisés pour créer une BITD et un système de défense européens indépendants des Etats-Unis quant à leurs technologies, leurs armements et leurs structures de commandement. Il ne faut désespérer de rien, sauf lorsque ce rien n’est plus que le reflet de nous-mêmes.
Manuscrit clos dimanche 22 juin 2025, matin.
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[1] Rappelons que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a détecté en janvier 2023 des particules d’uranium enrichi à 83,7 % dans l’installation souterraine de Fordo. Le 21 juin 2025, le délai nécessaire à l’Iran pour se doter d’une bombe nucléaire opérationnelle s’échelonne, selon les sources, de 15 jours à un an, c’est dire toute l’incertitude qui plane sur ce programme.
[2] Utilisation du passé après les frappes israélo-américaines !
[3] Selon l’AIEA et les services de renseignement israéliens, le projet AMAD visait à concevoir et produire cinq ogives nucléaires d’une puissance d’environ 10 kilotonnes chacune destinée à être intégrée dans des missiles balistiques de type Shahab-3 à l’horizon des années 2000. Certaines sources font état de sa continuation sous d’autres formes (programmes SPND ou Kavir Plan).
[4] Selon plusieurs sources (AIEA, services israéliens, Conseil national de la résistance iranienne, l’Iran pourrait avoir acquis des designs d’armes nucléaires à l’étranger (possiblement auprès du Pakistan) et procédé avant 2003, notamment sur le site de Parchin, à des essais d’explosifs à haute puissance et de détonateurs et à des expériences de moulage et d’usinage d’armes.
[5] Filière Abdul Qadeer Khan, notamment (technologies missile et enrichissement de l’uranium).
[6] En 2012, l’Iran et la Corée du Nord ont signé un accord de coopération scientifique et technologique, qui a servi de couverture pour des échanges de technologies balistiques.
[7] Les frappes américaines étant pressenties depuis plusieurs jours, il n’est de plus pas impossible que les Iraniens aient eu le temps de déménager certains de leurs systèmes importants.
[8] Comprendre : non seulement en terme de destruction des infrastructures, mais encore de coûts de reconstruction de la filière nucléaire qu’impliquent ces destructions.
[9] Dimanche 22 juin 2025, matin.
[10] Les clauses d’interdiction d’enrichir l’uranium au-delà de 3,67 % (niveau civil) pendant 15 ans et la limitation du nombre de centrifugeuses pendant 10 ans expiraient progressivement entre 2025 et 2030.
[11] Les relations avec le Pakistan semblent aujourd’hui tendues pour raisons à la fois religieuses et frontalières.
[12] Ceux-ci devraient donc être enlevés au plus tôt en cas de troubles (opération spéciale ?).
[13] La dimension chiite du prosélytisme géopolitique iranien et l’affaiblissement considérable des milices houthies, du Hezbollah et du Hamas, devrait toutefois fortement limiter ce « débordement ».
[14] Alors même qu’en 2003 une fatwa du régime est censé interdire l’usage de l’arme nucléaire. Pourquoi développer une arme dont on interdit l’usage, surtout une arme aussi coûteuse que l’arme nucléaire ?
[15] Point qui a, notamment, conduit D. Trump à dénoncer le JCPOA.
[16] Une nouvelle fois non-appuyées par la menace militaire crédible et un pouvoir politique fort.
[17] Mise en place initialement en 1996 pour Cuba. Elle interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions américaines et leur ouvre la porte à des indemnités en cas de poursuites.
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