Sidi Abbas est expert en géopolitique. Natif du Maghreb, il réside depuis des années au Proche-Orient, en Égypte, Syrie et Liban. Il conseille de nombreuses organisations qui souhaitent s’implanter dans la zone du Proche et Moyen-Orient. Il publie régulièrement des billets et articles web sur le Liban et les pays voisins.
Amaury Gandon-Vallier est diplômé en géographie, urbanisme et aménagement du territoire, il s’intéresse à l’ensemble des problématiques concernant le monde agricole et son articulation avec le développement urbain. Il a occupé plusieurs postes d’urbaniste dans le Sud de la France. Il s’est rendu au Liban en octobre 2021.
Après avoir rappelé la succession des crises au Liban, les auteurs illustrent de manière originale le propos sous l’angle de l’aménagement chaotique du territoire. Une vraie politique publique doit être mise en place pour stopper des décennies d’abandon aux promoteurs et investisseurs privés qui n’ont qu’une vision individualiste et à court terme de l’aménagement de cet incroyable pays. Illustré de photos réalisées par Sidi Abbas.
LE LIBAN, carrefour des peuples depuis les prémices de l’Histoire, n’en finit pas de fasciner les voyageurs. Ce pays traverse actuellement une grave crise économique, financière, politique et sociale qui l’oblige à se réinventer d’urgence pour ne pas sombrer durablement dans le chaos. Le pays a un énorme potentiel qui ne demande qu’à se développer et il est possible de renouer avec le passé glorieux du pays au Cèdre. Les 15 années de guerre civile – de 1975 à 1990 – ont freiné le développement du Liban, lequel s’est ensuite reconstruit de façon totalement anarchique. La mainmise de clans politiques et la banalisation de la corruption contribuent à l’absence de politique nationale. Dans un pays aux multiples facettes, l’État est aux abonnés absents. La preuve en est, l’actuel vacance de la présidence de la République depuis octobre 2022. Le pays est géré par un gouvernement qui a démissionné en mai 2022. Face au blocage des différents blocs politiques, le Liban semble dans une impasse.
La crise financière et économique que traverse le pays est l’une des pires de l’Histoire de l’humanité, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale selon la Banque Mondiale. Depuis octobre 2019, la livre libanaise (LL) ne cesse d’être dévaluée. Alors que le dollar s’échangeait contre 1500 LL, il en vaut aujourd’hui près de 100 000. C’est une véritable catastrophe pour de nombreuses familles qui ne peuvent plus faire face aux dépenses courantes. L’inflation est record et plus de 80% de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. La situation pousse de plus en plus de Libanais à l’exil, qu’ils aient les moyens de prendre un avion vers la France ou même le Canada ou qu’ils soient contraints de tenter de rallier Chypre dans des embarcations de fortune. Le pays se vide de ses habitants, en particulier des jeunes. Beaucoup de foyers dépendent entièrement des rétro-transferts opérés par la diaspora. Le Liban est le seul pays au monde qui compte plus de citoyens à l’étranger qu’à l’intérieur de ses frontières. C’est cette particularité qui maintien le pays à flots mais les inégalités sont criantes et de nombreuses familles sont entrain de couler. Tripoli (200 000 habitants), au Nord du pays, serait la ville la plus pauvre de Méditerranée. Cette ville, qui regorge pourtant de vestiges historiques, est devenue le symbole de la crise libanaise, les habitants n’y mangent plus à leur faim. La crise financière, devenue crise économique se mue en crise sociale. Les tensions communautaires réapparaissent. Des malades ne peuvent plus se soigner, les hospitalisations sont hors de prix et les médicaments, quand ils ne sont pas en pénurie, sont trop chers. Des épargnants prennent d’assaut leur banque, arme à feu à la main, pour retirer leurs propres économies. En conséquence, la mendicité et la criminalité ont explosé. Voilà où en est le pays qu’on surnommait « la Suisse du Moyen-Orient ».
Au Liban, l’État est aux abonnés absents. Le constat s’est encore détérioré avec la situation économique. Les infrastructures, à l’image des routes, sont dans un état catastrophique, même la 2x2 voies est parsemée de trous. Les tunnels ne sont pas éclairés et n’ont pas de marquage au sol. La production d’électricité est insuffisante et les foyers ne disposent en moyenne que de quatre heures de courant par jour. La distribution de l’eau est, elle aussi, chaotique, tout comme le ramassage des ordures. Pour l’électricité, l’eau et les déchets, les citoyens, qui en ont encore les moyens, doivent faire appel à des sociétés privées. Le secteur privé est omniprésent dans le pays, il pallie l’absence des pouvoirs publics. Même les secteurs de la santé et de l’éducation en dépendent quasi-exclusivement. Se soigner et éduquer ses enfants devient un luxe que de plus en plus de Libanais ne peuvent s’offrir. La scolarisation dans une école française coûte jusqu’à 10 000 euros par an. Le secteur informel, tout comme le travail des enfants, est une composante majeure du marché du travail libanais. Selon l’UNICEF, des familles envoient leurs enfants travailler dès l’âge de 6 ans. Les trafics sont nombreux, armes et drogues en tête. Le pays est devenu le principal exportateur de captagon (drogue de synthèse composée d’amphétamines) vers les pays du Golfe.
Cette accumulation de crises entraîne une grave crise politique. Si la politique libanaise est particulière et que les gouvernements sont toujours fragiles, la situation actuelle est néanmoins préoccupante. Le pays est géré par un gouvernement démissionnaire depuis plus d’un an. Le milliardaire Nagib Mikati est toujours Premier ministre en charge d’expédier les affaires courantes, sans pouvoir entamer de réformes structurelles. La nomination d’un nouveau gouvernement dépend du Président de la République. Suite à la fin du mandat de Michel Aoun, la présidence est vacante et les factions politiques ne parviennent pas au consensus. Les votes au Parlement se succèdent sans qu’aucune majorité ne se dégage. Les puissances étrangères jouent un rôle important dans le processus, le Liban étant un haut lieu de l’ingérence. L’Iran, l’Arabie Saoudite, la Turquie, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France y sont très actifs. D’ailleurs, Jean-Yves Le Drian, ancien ministre des Affaires étrangères, vient d’être nommé – en juin 2023 – par Emmanuel Macron comme envoyé au spécial au Liban. Il est chargé de trouver des solutions à la crise politique et d’aider les Libanais à sortir de l’impasse. Le problème est que sa tournée est biaisée, elle commence par la patriarche maronite et ne comprend aucun entretien avec le Hezbollah. Pourtant le parti chiite est une force politique incontournable au Liban et aucune solution ne pourra émerger sans son aval. Si la France s’agite effectivement de manière visible au Liban ces dernières années, les résultats sont vains. Les puissances du Moyen-Orient semblent avoir bien plus de poids sur la scène locale et l’ancienne puissance mandataire ne pèse pas lourd face aux pétrodollars. Les regards se tournent davantage vers l’Iran ou l’Arabie Saoudite, et dans une moindre mesure vers le Qatar et les Émirats Arabes Unis ou encore la Turquie et l’Égypte. Cette dernière, tout comme la Syrie, est en perte d’influence dans le pays au Cèdre à cause des importants problèmes internes auxquels elle doit faire face. Certains craignent d’ailleurs que l’Égypte connaisse le même sort que le Liban, c’est oublier que dans le pays aux pyramides on a un Etat fort et bien organisé, ce qui n’est absolument pas le cas au pays du Cèdre. Au Liban, chaque région, chaque municipalité, est gérée par un chef de clan, un zaïm local, auquel la population fait allégeance. La corruption gangrène le pays à tous les niveaux.
A l’international le caractère urbain du Liban est symbolisé par sa capitale Beyrouth, ville phare du littoral oriental du bassin méditerranéen. Son aire métropolitaine compte plus de deux millions d’habitants, pour un pays qui en compte à peine cinq au total. Ce qui provoque un déséquilibre dans le tissu urbain et l’aménagement du pays.
Mais le paysage urbain libanais est loin de se limiter à cette image. En fait, le Liban est un pays où le fait urbain est saillant, la grande majorité de la population se concentre dans des villes situées sur une étroite bande littorale qui se retrouve saturée. Le Liban est un petit pays (10 452km2, soit l’équivalent d’à peine deux départements français et le plus petit pays du bassin méditerranéen), où la densité de population est forte (+ de 500 habitants au km2) et l’occupation des sols destinée pour un quart aux espaces urbains (les espaces urbains et agricoles occupent globalement la même superficie au Liban, 24 contre 27%). On retrouve donc un continuum urbain sur le littoral libanais s’étirant sur une cinquantaine de kilomètres entre Beyrouth et Jbeil. Les autres principales villes du pays sont toutes aussi situées sur le littoral : Tripoli, Saïda, Tyr.
Le pays est donc marqué par un caractère urbain très fort mais aussi très déséquilibré, ce qui ne va pas sans contraintes en terme d’aménagement.
Ce qui frappe le regard du visiteur extérieur d’un point de vue urbain c’est l’apparent chaos, l’anarchie de façade qui règne dans cette bande littorale libanaise. Les espaces donnent l’impression de s’être agencés par à coup et opportunités, superposant les constructions et les équipements au fil du temps et des destructions sans cohérence clairement identifiable. On peut évoquer quelques-uns des dysfonctionnements d’aménagement majeurs du pays :
. La plupart des infrastructures dites de réseaux sont défaillantes du fait de leur sur-sollicitation et surtout d’un désengagement massif de l’État libanais. Ainsi la distribution d’électricité publique n’atteint plus que les foyers au mieux quelques heures par jour en raison de problèmes de production électrique. Le ramassage des ordures est quant à lui géré de manière informelle et il n’est pas rare de voir des poubelles être ’’incinérées’’ directement dans les bacs à ordures en bord de route. Ces défaillances entraînent des problèmes majeurs de pollution (rejets liés à ces incinérations sauvages, mais surtout quantité innombrable d’ordures souillant le bord des routes libanaises) et de dégradation des milieux.
. Le domaine des transports souffre lui aussi d’un abandon de la part de l’État libanais. Les infrastructures routières sont entretenues de manière aléatoire, et il existe une seule autoroute reliant le pays du nord au sud, autoroute bien souvent congestionnée, où la notion de sécurité routière est toute relative (pas de bretelles d’accès, commerçants ambulants sur le bas-côté etc...). De plus le pays ne compte aucun système de transports en commun, qu’ils soient urbains (pas de métro ni de tramway à Beyrouth) ou inter-urbains (aucune liaison ferroviaire dans le pays). Cette situation engendre une dépendance absolue à la voiture (même les plus modestes possèdent une voiture, parfois vieille de plus de 50 ans...) éminemment néfaste en terme de pollution et d’accidents (900 morts et plus de 6000 blessés par an en 2014, soit un taux quatre fois supérieur à celui de la France).
. D’un point de vue strictement urbanistique le fait le plus marquant concerne le nombre de chantiers abandonnés avant achèvement des travaux. Le nombre de carcasses des bâtiments inachevés qui peuple le paysage libanais est stupéfiant, pas une rue quasiment n’est épargnée ! Et toutes les régions sont touchées, mêmes les villages de montagne de l’arrière-pays n’y échappent pas. On peut attribuer cela au fait que le secteur de la promotion immobilière est un acteur majeur de l’économie et de la politique libanaise. Les autorités locales ont bien du mal à peser face aux promoteurs achetant du foncier à tout va pour construire sans cesse de nouveaux programmes immobiliers. Mais dans un contexte d’incertitude économique et de dégradation constante du niveau de vie des libanais, l’augmentation des coûts en cours de chantier ainsi que l’absence de débouchés pour vendre ces programmes immobiliers entraîne bien souvent l’arrêt brutal des travaux, laissant ainsi d’innombrables friches, abandonnées avant même d’avoir pu être habitées.
. Enfin au niveau architectural on peut noter que cet abandon de l’État et la dégradation qui en résulte touche aussi le patrimoine libanais. Il en va ainsi pour deux sites emblématiques du pays : d’une part le site historique de la vallée de Nahr el Kalb où des stèles retraçant plus de trois millénaires d’histoire du pays sont livrées à la pollution de la route qui passe parfois à quelques centimètres, et aux dégradations du temps et de quelques graffeurs mal inspirés... De l’autre, le site de la foire internationale à Tripoli, un des plus beaux exemples du travail de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer est laissé à l’abandon et aux outrages du temps... Rappelons que la quasi-totalité des travaux de restauration et de mise en valeur du magnifique patrimoine libanais est le fruit de pays étrangers ou d’ONG. Et le désengagement de l’État dans ce secteur ainsi que son inaction en matière d’aménagement et d’urbanisme menacent chaque jour un peu plus la conservation de ces trésors.
Il apparaît donc que l’absence de l’État libanais en terme d’aménagement du territoire crée une situation de laisser faire total, où les intérêts privés guident largement le développement urbain, son organisation son fonctionnement. Cette situation, qui s’inscrit dans une configuration géographique contrainte, est génératrice de nombreuses conséquences négatives telles qu’inégalités, pollutions, dégradation de l’environnement et du patrimoine, difficultés du quotidien pour la population (déplacements, cadre de vie, services etc...). Pour autant cette situation n’est pas une fatalité et des solutions existent pour changer la donne.
Les Libanais ont su faire preuve d’une résilience étonnante face aux épreuves qu’ils ont traversé et l’envie d’améliorer la situation de leur pays ne manque pas.
En terme d’aménagement il est primordial que cette volonté de changer les choses soit accompagnée, impulsée et conduite par l’État. L’État et les pouvoirs publics ont dans ce domaine un rôle essentiel à jouer car ce sont eux qui fixent les règles et les font appliquer, ils tracent les grandes orientations de développement du pays et financent les infrastructures structurantes sur lesquelles celui-ci va s’appuyer.
Sur la question des infrastructures de transport, nous avons vu précédemment que le pays est sous-doté en la matière, carences exacerbées par la destruction du port de Beyrouth à l’été 2020. Or des infrastructures de transports efficaces qui permettent des déplacements fiables, rapides et peu chers sont essentielles à la mobilité de la population et au développement économique.
Le pays a bénéficié d’une desserte ferroviaire nord-sud jusqu’au déclenchement de la guerre civile en 1975, mais depuis le réseau est à l’abandon malgré l’existence d’un Office des chemins de fer et des transports en commun (OCFTC) toujours actif. Ce réseau a été inauguré dès 1895 et comptait 200 kms de voies jalonnés d’une quarantaine de gares. Plusieurs projets de réactivation ont vu le jour, s’appuyant sur l’infrastructure passée, mais jusqu’ici bloqués faute de financements. Un des projets actuels s’appuie sur un partenariat avec Alstom qui doit mener une étude de faisabilité sur la réactivation du réseau ferroviaire libanais, en partenariat avec le ministère des Transports français qui doit faire don de bus pour le transport collectif au Liban. Tout récemment, début février 2023, un autre projet a émergé, en partenariat avec l’Espagne qui financerait lesdites études avant de s’engager sur une reconstruction du réseau. Affaire à suivre donc, d’autant qu’elle est devenue un enjeu crucial pour de nombreux libanais qui voient leurs déplacements automobiles de plus en plus contraints par l’envolée des prix des carburants.
De manière plus générique sur la question de l’urbanisme au Liban, ce sont les pouvoirs publics qui doivent reprendre la main pour conduire un aménagement raisonné et équilibré du territoire afin d’en finir avec les développements par à coup opportunistes qui donnent cette forme d’urbanisme anarchique et non maîtrisé. L’État doit fixer des règles d’occupation des sols et de construction plus strictes et surtout, plus difficile, les faire respecter. A ce titre il est assez parlant que suite à l’explosion de l’été 2020 à Beyrouth les autorités aient dû faire voter une loi sur le gel des transactions immobilières et foncières concernant le secteur dévasté pour une durée de deux ans pour freiner les appétits des promoteurs et ainsi éviter une reconstruction chaotique et évinçant les habitants d’avant la catastrophe.
Comme remarqué précédemment le Liban est constellé de programmes immobiliers inachevés laissés à l’abandon. Les pouvoirs publics devraient essayer de valoriser ce gisement (dans la mesure où l’état du bâti le permet) en incitant financièrement à la reprise de travaux pour permettre leur achèvement. Ce serait un moyen de produire du logement rapidement à un coût amoindri tout en évitant l’artificialisation de nouvelles terres.
Les solutions tendant vers un aménagement et un urbanisme plus équilibré et efficient tout en respectant l’environnement sont donc nombreuses. La volonté de la population libanaise pour y parvenir ne manque pas, c’est surtout à l’État d’en prendre la mesure et de s’y atteler car l’aménagement du territoire est un acte éminemment politique, qui doit permettre la réduction des fractures sociales et territoriales. Les autorités libanaises doivent donc cesser la politique du laisser-faire qui a conduit à toujours plus de fractionnement et de dysfonctionnement de la société. Pour cela il faudrait investir massivement dans le champ de l’aménagement du territoire, ambition ô combien incertaine tant l’État libanais paraît défaillir un peu plus chaque jour.
Chacun ne peut que souhaiter que le Liban se sorte de ces multiples crises et connaisse un développement qui profite à l’ensemble de la population. Le pays a tant à offrir à ses habitants et aux visiteurs. La partition confessionnelle, voire clanique, du pays doit cesser pour qu’un État solide voit le jour et reprenne en main l’aménagement du territoire. Une vraie politique publique doit être mise en place pour stopper des décennies d’abandon aux promoteurs et autres investisseurs privés qui n’ont qu’une vision individualiste et à court terme de l’aménagement de cet incroyable pays. Les inégalités abyssales doivent s’estomper et un développement cohérent doit voir le jour pour que les Libanais ne se contentent plus d’être résilients mais puissent enfin vivre sereinement.
Copyright Juillet 2023-Abbas- Gandon-Vallier/Diploweb.com
Bonus vidéo. G.-F. Dumont, I. Therwath, P. Vermeren. Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ?
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