Crise libanaise. Le MV RHOSUS ou le retour en force de la thalassopolitique ?

Par Florian MANET, le 10 août 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Expert des questions de sûreté maritime, Florian Manet a publié « Crime en bleu, essai de thalassopolitique » aux éditions Nuvis

La crise libanaise, suite à l’explosion du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, nous invite à reconsidérer les équilibres internationaux sous le prisme de la relation aux espaces océaniques. Cette approche singulière démontre l’importance du fait maritime aussi bien dans le dynamisme de la vie économique, dans le rayonnement international d’une puissance mais aussi dans la souveraineté d’un État.

LE 4 août 2020, l’explosion d’un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium entreposé depuis 6 ans dans le port maritime de Beyrouth (Liban) génère un sinistre industriel hors norme doublé d’une catastrophe humaine. L’attention du monde entier se focalise alors sur les mécanismes d’approvisionnement internationaux en matières premières ou en produits transformés effectués par voie maritime. Le MV RHOSUS, battant pavillon moldave, est identifié comme le cargo porteur de ce fret explosif, abandonné dans un entrepôt, en attente d’une décision.

Par sa gravité et par son ampleur exceptionnelle, le cas d’école libanais illustre les enjeux de la maritimisation à la fois du point de vue socio-économique mais, aussi, plus largement sur les équilibres internationaux. La crise libanaise actuelle générée par cette explosion n’est pas seulement « libanaise » dans ses conséquences mais affecte l’ensemble de la communauté internationale. Cet effet globalisant replace, au cœur des analyses, la thalassopolitique, c’est-à-dire une perception des relations internationales centrée sur les espaces océaniques et leur exploitation par l’homme.

Par cette réflexion personnelle, il ne s’agit pas de chercher à comprendre l’enchaînement dramatique des faits qui a conduit à cette funeste explosion du 4 août 2020, des enquêtes judiciaires comme administratives y pourvoiront chacune à leur manière. Au contraire, et de manière provisoire, efforçons-nous d’en tirer à chaud quelques enseignements facilitant la compréhension de cette crise et de dessiner les contours du « monde d’après ». Découvrons comme une banale mise en œuvre des mécanismes du droit international de la mer (I) démontre combien la thalassopolitique peut perturber les relations internationales (II).

Crise libanaise. Le MV RHOSUS ou le retour en force de la thalassopolitique ?
Florian Manet
Florian Manet auteur de "Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique", ed. Nuvis
Manet/Diploweb

I. Une banale mise en œuvre des mécanismes du droit international de la mer

Le MV RHOSUS est un cargo de type vraquier long de 86 mètres, lancé en 1986 dans un chantier naval japonais. Après plusieurs propriétaires asiatiques, il fait l’objet d’une acquisition par un homme d’affaire russe en 2012. Battant dès lors pavillon moldave, le MV RHOSUS appareille le 27 septembre 2013 de Batoumi, en Géorgie, pour Matola au Mozambique. Il devait livrer 2750 tonnes de nitrate ammonium à la Fabrica explosivos. Pour diverses raisons, il modifie sa route et fait escale, le 21 novembre 2013, à Beyrouth.

Comme le prévoient les conventions internationales, ce navire fait l’objet d’un contrôle par l’État du port, en l’espèce les autorités portuaires libanaises. En sus des responsabilités propres à l’État du pavillon ( ici la Moldavie), il s’agit de s’assurer, auprès des navires étrangers naviguant dans les eaux territoriales d’un État côtier, de la conformité aux normes issues des différentes conventions internationales édictées, notamment, par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) applicables en matière de protection de l’environnement marin, de sauvegarde de la vie humaine en mer et des conditions de travail des gens de mer. La dimension internationale du transport maritime a rendu indispensable une coordination régionale, notamment, pour réduire des distorsions de concurrence entre États. Aussi, de multiples accords régionaux ont vu le jour à l’image du Mémorandum d’entente de la Méditerranée ( Med Memorandum of Understanding) - dont le Liban est signataire – est signé à la Valette ( Malte) le 11 juillet 1997. Les résultats positifs enregistrés par cette procédure internationale de sécurité maritime se mesurent, notamment, à la diminution du nombre de sinistres graves ainsi qu’à la physionomie de la flotte mondiale.

A l’issue de leurs opérations de contrôle, les autorités portuaires libanaises prononcent une immobilisation du navire et, au vu de la dangerosité de la cargaison, décident la mise en sécurité du fret. A cet effet, elles transfèrent le nitrate des cales du navire vers un entrepôt situé sur le port.

Mis en demeure par les autorités portuaires, l’armateur se montre défaillant tout autant que le ou les propriétaire (s) de la cargaison qui ne donne (nt) pas signe de vie. Le sort réservé ensuite à ce produit hautement dangereux relève d’une procédure civile propre aux institutions libanaises. Toutefois, la défaillance de l’armateur se traduit aussi par l’abandon de l’équipage responsable du navire mouillant dans le port de Beyrouth.

II. La thalassopolitique, perturbatrice des relations internationales ?

Pays de tradition commerçante, le Liban est, par construction, ouvert sur le monde, exploitant avec brio les espaces océaniques pour accroître son rayonnement international et développer son économie. Par cette crise, il constitue, à cet égard, un cas d’école riche d’enseignements pour illustrer les enjeux de la maritimisation des économies et des modes de vie contemporains.

Une économie fragilisée car tributaire du fait maritime ?

Pays montagneux du Proche-Orient, le Liban possède, néanmoins, plus de 220 kilomètres de frontières avec le bassin levantin, partie orientale de la Méditerranée. Dès l’Antiquité, le lien avec la mer a constitué un fil conducteur de son développement économique, politique et culturel. Les Phéniciens, ce peuple de marins aventureux, ont, depuis ses côtes, établi des comptoirs dynamiques à travers toute la Méditerranée, de Carthage à Palerme, d’Ibiza à Chypre, de Tanger à la Sardaigne. Les cités de Phénicie devinrent alors un carrefour culturel comme commercial, confirmé par la suite. Toutefois, les soubresauts récents d’une histoire nationale marquée par les guerres civiles et les crises économiques ont entaché la réputation florissante de cet État jadis décrit dans la Bible comme « la terre du lait et du miel » ou, plus proche de nous, comme « la Suisse du Moyen Orient ».

En 2020, l’économie libanaise est très largement tributaire de la mer. Les quinze années de la guerre civile (1975-1990), les effets de la guerre de 2006 et de la crise économique ont durablement pénalisé le développement d’un tissu commercial et industriel ainsi que la construction d’infrastructures de transport. De fait, près de 80 % des biens de première nécessité sont ainsi importés. De fait, en 2018 [1], sa balance commerciale est très fortement déséquilibrée avec des importations s’élevant à 19,2 milliards de dollars tandis que les exportations représentent 3,8 milliards de dollars. 73 % des importations transitent par voie maritime contre 18 % par voie aérienne. Les tendances sont inversées pour les exportations avec 48 % par voie aérienne contre 37 % par voie maritime.

Au-delà de ses propres besoins nationaux, le Liban demeure un point d’entrée essentiel pour l’ensemble de la région. Les pays du Levant à l’image de la Jordanie, de la Syrie ou de l’Irak ou encore des Pays du Golfe dépendent aussi de leurs relations commerciales avec le Liban. Réduire voire supprimer ces flux commerciaux, c’est assurément asphyxier le pays et, dans une moindre mesure, l’ensemble de la région. C’est aussi créer les ferments d’instabilité et de troubles dans une région à la géopolitique des plus sensibles dans laquelle les grandes puissances sont très impliquées. Ce lien à la mer est essentiel. Il repose sur le dynamisme d’une infrastructure clé, le port maritime.

L’ « infrastructuration » des relations internationales ?

Blotti au pied de montagne, au cœur de la capitale, le port maritime de Beyrouth est le poumon de la vie socio-économique libanaise. En complément de l’aéroport international Rafic Hariri, il ouvre ce pays au reste du monde dont il dépend pour la fourniture des matières premières comme des biens manufacturés.

Le port maritime de Beyrouth est un port en plein développement suite à la reconstruction des années 1990. S’étalant sur plus de 120 hectares, il présente seize quais de déchargement et quatre bassins. Le quai 16 dédié à un terminal à conteneurs peut recevoir les plus grands porte-conteneurs en service. Disposant d’installations facilitant la rapidité des opérations logistiques, il échangeait en 2019 1,22 million d’équivalent vingt pieds (EVP). Faisant l’objet d’une concession accordée à un consortium privé, le BCTC ( Beirut Container Terminal Consortium), un appel d’offre devait mettre en concurrence le tandem CMA CGM – MSC, l’émirati Gulftainer et le hongkongais China Merchants Port. Cet attrait singulier exprimé par des géants mondiaux de la logistique portuaire suggère la valeur de la place libanaise dans le commerce international. Il laisse aussi supposer les jeux d’influence affichées ou dissimulées derrière ces investisseurs. Contrôler un port n’est pas anodin : il constitue un message envoyé à des acteurs internationaux privés comme étatiques. Ainsi, les efforts « sonnants et trébuchants » déployés par les opérateurs chinois à l’égard du port grec du Pirée (Grèce, Union européenne) explicitent une politique commerciale offensive au cœur de l’Europe, parfaitement intégrée dans le projet de la nouvelle route de la Soie. Beyrouth sera-t-il une nouvelle pépite du collier de perle chinois ?

Le port maritime cristallise une infrastructure d’importance vitale rayonnant au-delà d’un simple périmètre national. C’est en lui-même un écosystème stratégique dont le dynamisme repose sur sa connexion avec l’hinterland et les autres destinations. Plaque-tournante multimodale des échanges de biens et de personnes, poumon économique national ou régional, baromètre capitalistique d’une place dans le commerce mondial, générateur de développement, telles sont les fonctions assurées par un port maritime. Selon Yann Alix, expert français de l’économie maritime et portuaire, trois critères définissent la valeur de cette installation essentielle. Tout d’abord, la centralité désigne le point de convergence des flux logistiques d’intérêt national, régional voire international. Ensuite, la nodalité détermine la réalité de la fonction de carrefour et l’intensité des nœuds de communication, physiques comme numériques qui y convergent. En l’espèce, le tissu libanais pêche par un défaut d’infrastructure de mobilité terrestre à l’image d’un réseau de chemin de fer délaissé. Enfin, la réticularité d’un port se mesure à son degré d’insertion ou d’interconnexion dans les flux logistiques internationaux. A ce titre, le port de Beyrouth relie 56 autres destinations internationales et possède des représentations permanentes des plus grands opérateurs maritimes au cœur du port. Ainsi, par exemple, l’étude des services proposés par le géant français CMA CGM démontre l’usage de cette plate-forme logistique dans les liaisons intra-méditerranéennes, Asie-Mer noire, la ligne « Bosphore express » ou encore celle North Europe – mediterranean. Au-delà de sa fonction première d’approvisionnement du pays et de sa sous-région, sa position stratégique en Méditerranée orientale le désigne comme un hub de redistribution et de reconfiguration de fret en fonction des liaisons opérées par les grands acteurs de la logistique internationale. Le développement du quai numéro 16 illustre cette fonction avec un bassin susceptible d’accueillir des navires à fort tirant d’eau comme des quais de chargement dotés de grues imposantes et d’entrepôts facilitant la reconfiguration des cargaisons. Le fret transporté par ces lignes régulières peut ensuite être réacheminé par des flux secondaires sous forme massifiée comme le permet le transport maritime [2] ou sous forme de colis distribués par voie routière ou, dans une moindre mesure au Liban, par le chemin de fer. La mise hors circuit à moyen terme du port de Beyrouth et l’actuelle impossibilité du port de Tripoli, deuxième place portuaire libanaise, à prendre le relais à très court terme imposent une reconfiguration des équilibres logistiques des chaînes d’approvisionnement internationales. Beyrouth retrouvera-t-il sa place d’avant la crise ? Ou bien sera-t-il durablement détrôné par un autre port méditerranéen ?

*

La crise libanaise nous invite à reconsidérer les équilibres internationaux sous le prisme de la relation aux espaces océaniques. Cette approche singulière démontre l’importance du fait maritime aussi bien dans le dynamisme de la vie économique, dans le rayonnement international d’une puissance mais aussi dans la souveraineté d’un État. Un Liban sans infrastructure portuaire ne peut survivre de manière autonome. Ni économiquement. Ni politiquement. Dans sa chute, il est susceptible d’entraîner une partie du Levant, malgré lui, à des degrés divers. Ce cas d’école ouvre aussi des pistes de réflexion sur la résilience des organisations humaines tributaires d’infrastructures à juste titre qualifiées d’importance vitale. La capacité à exploiter en sécurité de telles infrastructures de dimension internationale ne s’impose-t-il pas, désormais, comme un critère d’évaluation d’un État ? Car son incapacité constatée est facteur de déstabilisation interne et de dérèglement des relations internationales.

Dans un monde globalisé, interdépendant, les océans assurent véritablement le lien entre les États, fluidifiant, ainsi, les rapports interétatiques. Durant cette dernière décennie, la globalisation économique et financière s’est accélérée grâce aux progrès techniques, technologiques et organisationnels dont témoigne une logistique internationale symbolisée par des géants des mers comme des porte-conteneurs ou des pétroliers longs de 400 mètres. Au travers de ces opérateurs de logistiques omniprésents, elle a, aussi, fait émerger des géants financiers de dimension internationale qui jouent un rôle et une influence déterminante dans le concert des nations.

Copyright 10 août 2020-Manet/Diploweb.com


Plus

. Florian Manet, "Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique", Préfaces du général d’armée Richard Lizurey et de l’amiral Christophe Prazuck, ed. Nuvis. Sur Amazon

Et si les terroristes préparaient un Bataclan sur mer ? Cette perspective redoutable illustre l’actualité des menaces maritimes pesant sur nos économies globalisées, plus que jamais tributaires de la maritimisation des échanges et de nos modes de vie. Terrorisme, piraterie, cybercrime, trafic organisé d’êtres humains, narco trafic international, trafic illicite de déchets, d’armes ou encore de biens contrefaits, fraudes, pêche illégale, pollution expriment les multiples facettes d une activité criminelle organisée transnationale qui met en risque les équilibres socio-économiques et géopolitiques, jusqu’au coeur des territoires. L’auteur souligne dans ce livre l’importance des enjeux attachés à la lutte contre cette « thalassocratie criminelle » qui prospère dans les mécanismes spécifiques de l’écosystème maritime. Acteur économique et géopolitique à part entière, la criminalité organisée exploite insidieusement les lacunes du droit international de la mer et démultiplie ainsi sa capacité de déstabilisation des territoires. La police judiciaire maritime et portuaire est à la fois un outil de souveraineté sur les eaux territoriales et un levier de performance et d’anticipation en sécurité intérieure. Pour mieux lutter contre la criminalité organisée, l’auteur invite à une convergence des stratégies de défense et de sécurité intérieure ainsi qu’à une meilleure synergie internationale.

Se procurer sur Amazon le livre de Florian Manet, "Le crime en bleu. Essai de thalassopolitique", Préfaces du général d’armée Richard Lizurey et de l’amiral Christophe Prazuck, ed. Nuvis.

. Voir aussi Yan Giron, "Les espaces maritimes, lieux d’une mondialisation… criminelle hybride ?" sur Diploweb.com


Bonus

Vidéo. Le port, ville de l’ouverture au monde

Frédéric Sanoner, Capitaine de Vaisseau (R) de la Marine nationale française sait trouver les mots et les images pour donner à comprendre pourquoi les ports sont des villes stratégiques. Cette conférence a été organisée dans le cadre du Festival de Géopolitique de Grenoble (2017) organisé à Grenoble Ecole de Management (GEM).

Les ports sont naturellement ouverts sur la mer et donc le monde. Chance pour leurs pays, mais non dénués de vulnérabilités stratégiques, ils ont toujours été l’opportunité de développement de villes éminentes. Le port, une ville de la planète mer !


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[1Données publiées par les douanes du Liban.

[2Ou tramping , c’est à dire mode d’exploitation d’un cargo qui relie les ports où se trouve du fret sans itinéraire régulier.


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