France en Bosnie (1992-1995). Il y a vingt ans… L’exceptionnelle implication de la France dans le conflit bosniaque

Par Jean-François SOULET, le 16 septembre 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-le Mirail. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique auquel est adossé le Diploweb.com.

Géopolitique des Balkans. S’appuyant sur une large documentation, le Pr. émérite J-F Soulet présente d’abord les facteurs d’implication de la France en Bosnie et l’activisme humanitaire de F. Mitterrand. Puis il explique l’évolution engagée à partir de 1995 et met en perspective la création de la Force de réaction rapide par J. Chirac. L’auteur brosse enfin un bref bilan.

LA FORTE implication de la France, il y a vingt ans, dans le conflit mettant aux prises les populations de Bosnie-Herzegovine a justement surpris. Premier Etat à déployer des forces dans Sarajevo assiégée durant l’été 1992, et à y ouvrir une Ambassade en janvier 1993, contributeur lourdement pénalisé (85 morts) de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), catalyseur efficace des accords de Paris entérinés à Dayton, la France, non sans hésitations et quelques palinodies, a manifesté, tant dans la guerre que dans la paix qui a suivi, un intérêt constant pour le sort des populations de Bosnie-Herzegovine. Par la suite, en revanche, l’action française s’est révélée beaucoup plus modeste.

Disposant d’une large documentation, dont notamment le volumineux rapport parlementaire de la commission François Loncle sur les événements de Srebrenica – fondé sur l’audition de témoins essentiels [1], et pouvant s’appuyer sur de premiers travaux universitaires [2], l’historien peut, d’ores et déjà, vingt ans seulement après les événements, faire le point sur cet épisode exceptionnel des relations franco-bosniaques.

Plusieurs facteurs d’implication

Ce serait faire fausse route que de chercher une cause unique à l’implication française en Bosnie. Plusieurs facteurs s’interpénètrent. Même s’il n’a pas été décisif, on ne peut négliger le facteur historique, fondé sur l’intérêt pour les Balkans de la partie la plus âgée de la population française. Que le Premier conflit mondial ait éclaté à la suite d’un attentat commis à Sarajevo ; que, durant ce conflit, la France ait manifesté envers la Serbie, écrasée par les troupes autrichiennes et bulgares, aide et sollicitude ; et qu’à l’issue de la guerre, elle ait fortement soutenu la création, autour de la même Serbie, d’un royaume indépendant, ne sont pas des faits effacés de toutes les mémoires françaises, et certainement pas de celles d’un François Mitterrand ou d’un Jacques Chirac. Ce poids du contexte historique rappelé, il est évident qu’il n’a pas été pour autant le principal ressort de l’implication française en Bosnie à compter de 1992, et qu’il faut invoquer d’autres causes de nature beaucoup plus conjoncturelle.

N’écartons surtout pas les facteurs liés à la situation politique française. Les années 1990 voient s’exacerber la rivalité traditionnelle entre Gauche et Droite. Même si la politique étrangère n’a jamais constitué un argument électoral très puissant dans l’opinion française, il est tentant pour les leaders des deux grands groupes politiques français de se distinguer sur ce nouveau champ conflictuel que deviennent alors les Balkans par des prises de position, voire même des actions singulières. L’écho médiatique du voyage de François Mitterrand à Sarajevo en juin 1992, ou de la création de la Force de Réaction Rapide en juin 1995 par Jacques Chirac (événements sur lesquels nous reviendrons plus longuement par la suite) témoigne du fort impact dans l’opinion des actions extérieures de ce type. En Europe, la France n’est évidemment pas le seul pays à être tenté de se positionner avantageusement dans la nouvelle donne balkanique. A quelques heures d’avion de Paris, Londres ou Berlin, les Balkans en feu deviennent alors des zones d’influence et de rivalité entre les grandes puissances européennes d’Europe occidentale, chacune s’efforçant, en fonction de son passé et de ses intérêts propres, de peser sur l’avenir de l’ex-Yougoslavie. « Il n’a pas été facile, au sein de l’Union européenne, se souvient Alain Juppé [3], de définir des positions communes. A l’origine, et je formulerai les choses de manière prudente, l’Allemagne était plutôt sensible aux thèses croates et la France plutôt sensible aux thèses serbes. Lors de mes premières réunions de ministre des Affaires étrangères en avril 1993, il était très difficile de définir une position commune ». Dès le 23 décembre 1991, l’Allemagne avait reconnu unilatéralement l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie, alors que la France et la Grande-Bretagne se montraient partisans du maintien de l’intégrité territoriale de la Yougoslavie. Ces divergences, provisoirement estompées par la reconnaissance de l’indépendance des deux nouveaux Etats par l’ensemble de la Communauté européenne le 15 janvier 1992, ainsi que par un certain nombre d’initiatives franco-anglaises communes sur lesquelles nous reviendrons, confirment que les prises de position sur les questions balkaniques jouaient alors un rôle non négligeable dans le jeu des rivalités entre puissances occidentales. La France, tant pendant la présidence de François Mitterrand que durant celle de Jacques Chirac, trouva dans sa forte implication en Bosnie, un bon moyen de s’affirmer par rapport aux autres pays de l’Union européenne ; d’autant plus facilement que les Etats-Unis, peu désireux d’intervenir, sont restés à l’écart jusqu’au jour où, en 1995, prenant en compte tout à la fois, l’échec des Européens et l’émotion croissante de l’opinion américaine, le président Clinton, soucieux de sa réélection, s’empara du dossier et entreprit de régler la question bosniaque avec quasiment le seul concours de l’assistant de son Secrétaire d’Etat, Richard Holbrooke.

Ces réalités rappelées, il serait cependant réducteur d’expliquer l’implication française dans le conflit bosniaque par le seul souci d’augmenter le prestige national et européen du pays. Des arguments stratégiques et humanitaires ont évidemment pesé lourd dans les décisions d’intervention. Pour tout chef d’Etat conscient et responsable, il était très dangereux de laisser se développer en Bosnie des affrontements qui non seulement étaient susceptibles de déstabiliser l’ensemble balkanique mais aussi l’espace de sécurité européen. Intervenir était donc d’abord une nécessité politique. A cela s’ajoutait une dimension humanitaire, surtout depuis qu’en août 1992, un journaliste américain avait révélé l’existence de camps d’internement de civils dans le nord-ouest de la Bosnie tenus par des nationalistes serbes désireux d’opérer une « purification ethnique [4] ».

En outre, la nouvelle configuration internationale encourageait l’implication des grandes et moyennes puissances dans la politique mondiale. L’écroulement de l’empire soviétique ayant mis un terme au « duopole » de la Guerre froide, et les Etats-Unis étant dans l’incapacité d’être sur tous les terrains conflictuels, il revenait aux grands Etats, notamment européens, de participer à la gestion des conflits. Le nouveau président des Etats-Unis, Bill Clinton, élu à la fin de 1992, devait abandonner volontiers aux Européens la tâche de pacifier la zone balkanique, à la seule condition que leurs interventions s’appuient sur l’ONU, redevenue un instrument central de coopération et d’action des Etats. Au total, les Etats-Unis refusant de s’en charger, le traitement de l’affaire bosniaque s’est imposé aux Européens, tout comme s’est imposé le recours à l’ONU, redevenu « agent/acteur jouant un rôle premier dans l’énonciation de norme, dans la résolution de conflits, et dans le domaine opérationnel du maintien de la paix [5] ».

L’activisme humanitaire de François Mitterrand

A vrai dire, l’ONU ne fut pas le premier cadre dans lequel la France pensa inscrire son intervention. Une concertation s’ouvrit d’abord au sein de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) mais le consensus n’ayant pas pu être trouvé, ce fut vers les Nations Unies que se tourna la France [6].

Quels étaient, à ce moment précis, les objectifs avoués de la France ou, plutôt de l’homme qui décidait de la politique étrangère de la France, le président François Mitterrand ? Compte tenu de l’aptitude de ce dernier à dissimuler ses desseins, il n’est pas aisé de répondre dans le détail, mais il est possible de dégager des traits généraux.

Au lendemain de l’implosion du système soviétique (8 décembre 1991), François Mitterrand voit avec crainte et regret se défaire des Etats : d’abord, la RDA, ensuite la Yougoslavie. Il refuse notamment les « sécessions unilatérales » de la Slovénie et de la Croatie, et exige ensuite pour les reconnaître que soient au préalable réglés « les problèmes de frontières et de minorités ». Il dit ne pas vouloir entrer dans les conflits nés des partitions et ne pas vouloir faire de distinction entre agresseurs et agressés. A ses yeux, toute intervention doit être rigoureusement neutre et pacifique. Il est surtout soucieux de « ne pas ajouter la guerre à la guerre ». Dans une telle optique, le recours à l’ONU –et non pas à l’OTAN- s’impose naturellement. Seule l’organisation mondiale rigoureusement neutre peut mettre sur pied une force –la FORPRONU- susceptible d’exercer des actions humanitaires de protection des populations civiles. La France s’active à mettre en place une telle force et, ce résultat obtenu, s’investit pleinement en déployant un bataillon d’infanterie à Sarajevo dès l’été 1992 et en constituant le contingent le plus nombreux.

La déception produite par la visite de François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin 1992 s’explique par une mauvaise perception des objectifs du président. Celui-ci souhaite s’en tenir strictement au seul domaine humanitaire. Contrairement à ce qu’espèrent les Bosniaques et leurs partisans occidentaux, il ne vient pas dans la capitale assiégée par les Serbes depuis plusieurs mois, pour promettre de faire lever l’embargo sur les armes qui pénalise lourdement les assiégés. Il n’est d’ailleurs pas accompagné de son ministre des Affaires étrangères ou de son ministre de la Défense mais de Bernard Kouchner, secrétaire d’Etat à l’action humanitaire. Et, au final, le principal résultat de la visite sera la réouverture de l’aéroport, ce qui devait permettre une action plus aisée de l’aide humanitaire. Comme l’observe avec justesse le biographe de Bernard-Henri Lévy, ce dernier, en organisant le voyage surprise à Sarajevo a cru « mouiller le président et l’entraîner là où il ne veut surtout pas aller ». François Mitterrand n’est nullement tombé dans le piège et, quelques mois plus tard, au cours d’une conversation avec Bernard-Henri Lévi, il réaffirme son hostilité à alimenter le conflit, tout en dévoilant des attaches avec le peuple serbe : « Moi vivant, jamais, vous m’entendez bien, jamais, la France ne fera la guerre à la Serbie » [7].

Plusieurs éléments –propres au problème bosniaque ou inhérents à la situation politique française- allaient contribuer à infléchir la position de F. Mitterrand. Durant le premier semestre 1993, il est, en effet, nécessaire, d’une part de trouver une parade à l’échec du Plan Vance-Owen, et de marquer la volonté de s’opposer aux bombardements aériens proposés par les Etats-Unis. Par ailleurs, la seconde cohabitation modifie la donne en imposant en mars 1993 au Président socialiste un gouvernement de droite conduit par Edouard Balladur avec Alain Juppé comme ministre des Affaires Etrangères. Ce dernier n’hésite pas, dès le mois d’avril, en réponse à une question d’actualité à l’Assemblée nationale, à affirmer qu’en Bosnie les agresseurs sont les Serbes. Quelque temps après, sur proposition d’un général français, le général Morillon, commandant de la FORPRONU en Bosnie-Herzegovine, le Conseil de Sécurité décide la création de zones de sécurité en Bosnie. En donnant son accord à Alain Juppé pour soutenir cette initiative, François Mitterrand lui aurait déclaré : « Vous êtes bien conscient que nous prenons une orientation différente et que nous nous engageons dans une stratégie qui peut conduire à l’affrontement. Cela dit, allez-y » [8].

Néanmoins, si l’agresseur principal en Bosnie commence à être clairement dénoncé par la France, et si l’option d’une riposte militaire n’est plus systématiquement écartée, l’état d’esprit du pouvoir français demeure nettement pacifiste. « Mon général, nous ne voulons surtout pas de cercueils dans la cour des Invalides » : telle est la consigne qu’aurait donnée, alors, Edouard Balladur à un général en partance pour la Bosnie.

Les révélations, d’abord dans la presse américaine en août 1992, puis dans la presse européenne, de l’atrocité d’actes commis en Bosnie constituent un autre puissant facteur d’infléchissement des positions françaises. Le tir sur le marché de Markale, à Sarajevo, le 5 février 1994, qui fait 68 morts, bouleverse particulièrement l’opinion française. Au lendemain de ce drame, Alain Juppé soumet à François Mitterrand un projet d’ultimatum selon lequel « si les troupes serbes n’avaient pas retiré leurs armes lourdes à une certaine distance de la ville avant une certaine date, des frappes aériennes (de l’OTAN) interviendraient ». Le président Mitterrand donne aussitôt son accord, ce qui confirme que sa position de base est en train d’évoluer. Un autre signe d’évolution des esprits est la décision du général français, commandant de la FORPRONU à compter de mars 1994, Bertrand de La Presle, de lancer une frappe aérienne réalisée par l’OTAN, à l’occasion de la crise de Gorazde.

L’implication militaire de la France durant toute la période reste forte. Les effectifs français au sein de la FORPRONU sont alors à leur maximum (7 100 sur 45 000 hommes en septembre 1995) et des généraux français y occupent des postes éminents. Mais l’état d’esprit des forces françaises est différemment apprécié. Gilles Hertzog, auteur du documentaire Srebrenica, une chute sur ordonnance, interrogé par la commission parlementaire Loncle [9] émet à ce sujet un jugement très négatif : « Hélas, l’appareil militaire français, à Paris comme sur le terrain –à l’exception du général Morillon qui avait d’ailleurs été rappelé après avoir, de son propre fait, institué Srebrenica en zone de sécurité et du général Cot qui rua courageusement dans les brancards- continuait (au printemps et à l’été 1995) à être à l’heure mitterrandiennes. Il était neutre, voire, pour certains de ses membres, pro-serbe, renvoyait les belligérants dos à dos, suspectait les Bosniaques de mauvais coups pour forcer la main de la FORPRONU et intervenir à leurs côtés (…). La préoccupation première de cet appareil militaire n’était pas, a priori, l’application du mandat de la FORPRONU, à savoir préserver les populations civiles et maintenir la paix, mais surtout préserver nos hommes et le précieux matériel ». Il est certain que la plupart des militaires français vivent mal, tout à la fois, le flou de leur mission (le « maintien de la paix »), leur impuissance (ne pas faire usage de leurs armes) et l’humiliation d’être pris tantôt comme cibles tantôt comme alliés objectifs par les différents protagonistes. A ces contraintes, s’ajoutent la lourdeur de l’organisation onusienne et la difficulté de collaborer avec des troupes étrangères parfois peu disciplinées et aux motivations contestables.

Sur le plan diplomatique, l’action de la France ne faiblit pas durant la dernière année de la présidence Mitterrand tant au sein du Conseil de Sécurité qu’au sein d’une nouvelle structure, le Groupe de contact, dont Paris a été l’un des membres initiateurs. Mis en place en avril 1994, ce groupe composé de cinq membres (Etats-Unis, Russie, Allemagne, France, Grande-Bretagne) a pour objectif d’impliquer davantage les Etats-Unis dans le règlement du conflit bosniaque, les Européens s’étant persuadés qu’ils n’y parviendraient pas seuls.

Mai 1995 : un tournant ?

Y-a-t-il eu, au printemps 1995, une réorientation radicale de la politique française en Bosnie ? La question est souvent posée ; elle l’est systématiquement à la plupart des témoins auditionnés par la Commission parlementaire Loncle.

En fait, personne ne nie qu’il y ait eu à l’époque un changement dans la politique française en ex-Yougoslavie, mais les avis divergent sur la force de ce changement et sur ses causes. A propos de ces dernières, il nous semble que c’est moins le départ de François Mitterrand et l’arrivée de Jacques Chirac à la présidence de la République que les événements survenus en Bosnie au cours du printemps 1995, qui constituent l’élément déclencheur. En outre, davantage qu’un tournant radical, il est préférable de parler de réorientation de la politique. Comme il a été, en effet, rappelé précédemment, les positions initiales de François Mitterrand neutralistes et hostiles à toute intervention militaire s’étaient déjà quelque peu modifiées au gré des circonstances et surtout, avec la nomination d’Alain Juppé au ministère des Affaires étrangères. L’arrivée de la Droite au pouvoir en mai 1995, avec l’élection de Jacques Chirac à la présidence, ne pouvait qu’accentuer ces nouvelles tendances. Durant la campagne présidentielle, en effet, Jacques Chirac avait « fermement critiqué les tergiversations de François Mitterrand dans les conflits yougoslaves » [10].

Toutefois, la réorientation de la politique française ne fut pas directement suscitée par l’arrivée de Jacques Chirac à l’Elysée mais par la prise en otages, en mai 1995, de 367 Casques bleus dont 174 français par des Serbes désireux de s’en servir comme boucliers humains pour se protéger d’éventuelles frappes aériennes. L’événement très médiatisé bouleversa l’opinion. Jacques Chirac réagit aussitôt avec beaucoup de fermeté, tançant le chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Lanxade, et donnant l’ordre aux forces françaises de riposter à toute attaque. « Une semaine après sa prise de fonction, explique Jean-David Levitte, conseiller diplomatique de J. Chirac, le Président a été amené à réagir vite et fait face à ce qu’il a ressenti comme une humiliation inacceptable. Le Président de la République qui a une longue expérience des affaires militaires, a toujours considéré que l’on pouvait tuer ou blesser un soldat au combat, mais qu’on ne pouvait pas humilier l’armée française. Il fallait donc réagir et réfléchir très vite à ce que pouvait être cette réaction française face à une provocation massive des Bosno-Serbes. Le Président a été d’emblée convaincu qu’il était absolument nécessaire de changer la donne militaire [11] ».

Dès le 27 mai 1995, les militaires français reprennent le pont de Vrbanja dont s’étaient emparées les forces serbes. Pour la première fois, les troupes françaises, sur instruction du Président de la République, adoptaient une tactique offensive. Une telle réorientation supposait que les casques bleus français soient désormais dotés de moyens lourds, notamment d’une artillerie adaptée, ce que décida le Président. Il était indispensable pour faire corroborer de telles décisions que le mandat de la FORPRONU soit modifié, et Jacques Chirac s’y employa avec une énergie rare durant tout le mois de juin 1995.

Jacques Chirac et la création de la Force de réaction rapide

Pour le nouveau président français, il s’agissait de trouver rapidement un moyen de modifier le rapport des forces sur le terrain afin d’éviter, d’une part que les contingents de l’ONU soient pris en otage, et d’autre part d’obliger les belligérants à conclure un accord de paix. L’idée de créer une Force de Réaction Rapide terrestre, dotée de pièces d’artillerie lourde, capable de riposter efficacement à toute menace ou attaque contre les Casques bleus se dessina lors d’une rencontre entre Jacques Chirac et le Premier ministre britannique John Major au tout début juin. Elle fut adoptée, quelques jours plus tard, à une réunion des ministres de la Défense des pays de l’Union européenne et de l’OTAN (3 juin 1995). Les semaines suivantes, Jacques Chirac profita du sommet Union Européenne-Etats-Unis à Washington pour convaincre le président Clinton et les leaders du Congrès américain, puis rencontra Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations unies, et fit, peu après, rédiger à Halifax, au sommet du G7, un texte à présenter au Conseil de Sécurité. Le 15 juin, la Force de Réaction Rapide (FRR) est officiellement créée par la résolution 998 du Conseil de Sécurité avec pour mission “d’assurer des actions ou réactions d’urgence en appui à des unités des Nations unies isolées ou menacées, d’aider au redéploiement d’éléments de la FORPRONU et de contribuer au maintien de la liberté de mouvement” [12]. Relevant directement des commandants militaires des Nations unies dans l’ex-Yougoslavie (notamment le général Janvier), elle exclut les personnalités civiles (M. Boutros-Ghali et M. Akashi, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en ex-Yougoslavie depuis janvier 1994). Dès les 21 et 25 juin débarquent à Ploce, sous les ordres du général André Soubirou, les premiers éléments d’une brigade multinationale (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas) qui comptera environ 4 200 hommes.

L’ensemble du matériel et des hommes ne put atteindre Sarajevo qu’à la fin du mois de juillet 1995, tant furent nombreux les obstacles de tous ordre placés par les belligérants (les Croates, les Bosniaques musulmans et les Serbes) persuadés que l’arrivée de la FRR allait troubler leurs plans. Il fallut « plusieurs fois employer la force » pour permettre le passage au sol et près du sol [13] mais la Brigade multinationale parvint au final à remplir sa mission en désenclavant Sarajevo et en détruisant des sites des forces serbes autour de la capitale bosniaque : « (La Brigade), rappelle le général Janvier, va défendre le mont Igman et préparer les accès libres à Sarajevo selon le plan By Pass (…) et, surtout, elle va riposter aux agressions serbes. C’est très important ; pour la première fois, les Serbes vont subir des pertes significatives. Ceci grâce à nos mortiers de 120 et, plus tard, grâce à notre artillerie [14] ».

Si, donc, il n’y a guère de doute quant à l’efficacité de la nouvelle force d’intervention, et pas davantage sur l’implication décisive de la France dans sa création et dans son action, il serait néanmoins excessif de considérer qu’elle a marqué une volonté de modifier en profondeur l’approche de la gestion des conflits en Bosnie. Comme l’observe Thierry Tardy, la France conçoit avant tout la Force de Réaction Rapide « comme une force d’appui, en quelque sorte une force de protection de la FORPRONU, et non comme un moyen visant à influer, de façon coercitive, sur le comportement des parties en vue d’un règlement de fond. Encore une fois, l’objectif visé est la sécurité de la FORPRONU, et non celle des populations. Il ne s’agit toujours pas d’imposer un règlement à quelque partie que ce soit. S’inscrivant dans le cadre de la politique définie par la France depuis 1992 et ne souhaitant finalement qu’améliorer l’action de la FORPRONU, la France ne remet pas en cause, par la création de la FRR, son engagement consensuel non coercitif au sein de la FORPRONU, ou alors très marginalement [15] ».

Le pas décisif vers la paix en Bosnie ne fut pas finalement accompli par la France même si Jacques Chirac joua un rôle non négligeable en contribuant à alerter le président Clinton sur l’urgence de mettre un terme au conflit. Ayant pris acte de l’incapacité des pays européens à imposer seuls l’arrêt des armes, le président français parvint à convaincre les Américains de s’investir dans la question bosniaque, mais, dès lors, la France comme les autres pays Européens se trouvèrent presque totalement dessaisis du dossier car, « quand les Etats-Unis viennent, en général, ils prennent »… (Jean-David Levitte). Il revint au très brillant diplomate Richard Holbrooke [16] de mener les négociations et de proposer un règlement politique consistant à un partage du territoire bosniaque. Ce résultat étant conforme aux vœux de la France, cette dernière ne manifesta aucune amertume de s’être trouvé marginalisée alors qu’elle s’était fortement impliquée jusque-là dans le dossier. Néanmoins, les Etats-Unis, soucieux de ménager la susceptibilité française, acceptèrent que l’accord mis au point à Dayton, soit signé à Paris. « C’était, si l’on en croit Jean-David Levitte, une façon de rendre hommage à la République française pour le rôle décisif qu’elle a joué dans cette affaire [17] ».

Bref bilan

Même une vingtaine d’années après, l’implication française en Bosnie n’est pas sans étonner. D’abord, parce qu’elle a rompu avec les habituels théâtres d’intervention française liées le plus souvent au contexte post-colonial (Afrique notamment). En outre, loin d’être une simple posture, elle s’est traduite par un engagement massif de plusieurs milliers de soldats -dont 85 perdirent la vie [18]- ainsi que par la mobilisation intense du nouveau président de la République a partir du printemps 1995.

Cette implication coûteuse, généreuse –même si elle ne fut jamais totalement désintéressée- se révéla néanmoins bien peu fructueuse pour la France. Du point de vue international, ce furent les Etats-Unis, en dépit de leur intervention tardive, qui raflèrent la mise, Bill Clinton étant proclamé l’homme de la paix en Bosnie. Sur le plan national, l’opinion, bien que troublée par les exactions, ne fut jamais totalement acquise à une intervention onéreuse en vies humaines, sur un territoire sans liens directs avec des intérêts français.

Pour l’armée française, les séquelles de l’intervention en Bosnie furent lourdes. Placées sous l’autorité de l’ONU, avec pour objectifs exclusifs de s’interposer entre les belligérants, de faciliter l’aide humanitaire et de créer les conditions d’un dialogue politique, les contingents français constatèrent très tôt les limites d’une telle mission. Ligotés par les consignes de neutralité, paralysés par la mauvaise coordination entre ONU, OTAN et Etats participants, gênés par l’ambigüité de certains partenaires (Britanniques notamment), ils ne purent ni éviter les humiliations imposées par les belligérants, ni protéger les populations civiles. Le massacre de plus de huit mille musulmans par les forces serbes à Srebrenica, en juillet 1995, sous les yeux d’un détachement de casques bleus néerlandais, au moment où la FORPRONU est dirigée par un général français –le général Janvier- devait entacher durablement le bilan de l’implication française. Une telle appréciation ne paraît pas juste [19] car d’une part, le drame de Srebrenica s’inscrit dans un contexte général – dans lequel s’inscrivent notamment l’attentisme de Yasushi Akashi, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU dans l’ex-Yougoslavie, et la légèreté du général britannique Rupert Smith, commandant la FORPRONU en Bosnie - et ne s’explique pas uniquement par la responsabilité de l’homme placé au sommet de la pyramide du commandement ; d’autre part, l’inexcusable défaillance de la FORPRONU à Srebrenica ne doit pas occulter les actions positives de celle-ci sur les autres terrains conflictuels de Bosnie.

Ainsi, il est incontestable que l’intervention des troupes françaises a été opportune et utile à un endroit-clef comme Sarajevo, où elle a permis la suspension des bombardements de février 1994 à avril 1995, ce qui s’est traduit pour les habitants assiégés par le retour de l’eau et de l’électricité, l’ouverture des routes dites bleues, et la reprise du trafic des tramways. De même, l’installation de canons sur les monts Igman en juillet 1995 par la brigade multinationale a maintenu une pression continue sur les Serbes et a concouru au succès de l’opération Deliberate force (bombardements de la Bosnie en septembre 1995). Si le bilan esquissé par le général Jovan Divjak, numéro deux de l’armée de Bosnie-Herzegovine, est sévère envers la FORPRONU qu’il définit comme « un arbitre qui comptait les points en évitant de prendre parti », un éloge appuyé est réservé à certains officiers supérieurs dont un des généraux français qui commandait à Sarajevo la brigade multinationale : « Clair, précis, le général Soubirou a très bien compris la situation sur le terrain (…) Cet officier tranchait sur ses homologues qui attendaient dans leur bureau que les choses se calment et ne faisaient rien sans autorisation de leur supérieur. Il se fâchait et réagissait tout de suite. Il appelait un chat un chat. Il est peut-être sorti du cadre de sa fonction au sens strict du terme, mais comment rester « neutre » quand on voit une souffrance pareille, des enfants déchiquetés par les obus, des gens qui n’ont plus rien, ni eau, ni gaz, ni nourriture [20]… »

Sans doute en raison de ces déconvenues, la France ne marqua plus, après 1995, le même fort intérêt pour la Bosnie. « Il y a un grand décalage, observe dès 1998 Srdjan Dizdarevic, président du Comité Helsinki Bosniaque, entre l’investissement, les pertes de la France pendant toute la guerre et l’influence qu’elle pourrait avoir aujourd’hui. On a l’impression que la France ne fait que suivre [21] ». Certes, depuis 1995, la France a continué de fournir d’importants contingents militaires d’abord dans le cadre de l’IFOR (environ 7 500 h.) puis de la SFOR et de l’EUFOR (470) et à offrir une aide à la Bosnie (8,5% depuis 2001 de l’aide totale). Mais les échanges commerciaux restent modestes ; la Bosnie n’est que le 121ème client de la France et son 107ème fournisseur. La coopération culturelle s’appuie sur plusieurs noyaux de l’Institut français de Bosnie, à Mostar, Tuzla et Banya Luka, ainsi que sur le Centre André Malraux de Sarajevo, mais l’enseignement du français, autrefois langue des élites, connaît une baisse continue. La langue française ne serait plus apprise que par 2,45 % des élèves contre 63% pour l’anglais et 31% pour l’allemand. En dépit de ce contexte, la France suit de près l’évolution de la situation de la Bosnie et, notamment, dans le cadre du Conseil de Sécurité, y affirme son opposition « à toute initiative qui contreviendrait aux accords de Dayton, et constituerait une menace pour la stabilité du pays » (9 mai 2011).

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Plus

. Voir la présentation du livre de Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes. Elargir, jusqu’où ?", 20 cartes en couleur, éd. Argos 2013, diff. Puf

. Voir un article de Georges-Marie Chenu, "Balkans occidentaux : espace géopolitique convoité" publié sur le Diploweb.com le 9 décembre 2012.

. Voir un autre article de Jean-François Soulet « Vie et mort du "rideau de fer" » publié sur le Diploweb.com le 10 avril 2009.

. Voir un article d’Odile Perrot, "UE-OTAN Balkans occidentaux : la ressource euro-atlantique" publié sur le Diploweb.com le 17 octobre 2012.

. Voir un article de Xavier Guilhou, "« Devoir de protéger » : pourquoi le repenser ?" publié sur le Diploweb.com le 28 juillet 2011.


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[1Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information de MM. René André et François Lamy, n°3413, déposé le 22 novembre 2001 en application de l’article 145 du règlement. Documents d’information de l’Assemblée Nationale, 1 210 pages.

[2Nous nous bornerons à citer seulement ici deux travaux de recherche : Thierry TARDY, La France et la gestion des conflits yougoslaves (1991-1995). Enjeux et leçons d’une opération de maintien de la paix de l’ONU, Editions Bruylant, Bruxelles, 1999, Coll. Organisations Internationales et Relations Internationales, 504 pages ; Arthur MIQUEU, La Communauté internationale et la fin de la guerre de Bosnie : politique du contre-temps et prédominance américaine (mai-décembre 1995), Mémoire de Master 2 d’histoire contemporaine, Université de Toulouse-Le Mirail, 2010.

[3Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[4Isabelle WESSELINGH, Arnaud VAULERIN, Bosnie, la Mémoire à vif. Prijedor, laboratoire de la purification ethnique, Buchet Chastel, 2003.

[5Thierry TARDY, op. cit.

[6Déclaration de l’Amiral Lanxade, Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[7Philippe Cohen, BHL, Fayard, 2005.

[8Déclaration d’Alain Juppé, Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[9Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[10Laurent LOMBART, « La politique extérieure du président Jacques Chirac dans un monde américano-centré », diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/24_Lombart.pdf

[11Déclaration de Jean-David Levitte, Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[12Lettre datée du 9 juin 1995 adressée au président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général.

[13Témoignage du général A. Soubirou, Doctrine, numéro spécial, décembre 2006.

[14Déclaration du Général Janvier, Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[15Thierry TARDY, op. cit.

[16Richard Holbrooke, To End a War, New York, Random House, 1998.

[17Déclaration de Jean-David Levitte, Evénements de Srebrenica (1995), 11 décembre 2001, Rapport d’information, op. cit.

[18Entre juillet 1992 et septembre 2004.

[19Louis Gautier, Mitterrand et son armée, 1990-1995, Grasset, 1999, p. 182.

[20Jovan Divjak, Sarajevo, mon amour, Buchet Chastel, 2004, pp. 221-222.

[21Général Jean Cot, Demain la Bosnie, L’Harmattan, 1998, p. 81.

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