Auteur de Les Grandes Questions internationales, Paris, éd. Economica, 2e éd., 2009. Maître de conférences à HEC et chercheur associé à Paris V. Conférencier, il est producteur délégué sur France Culture de l’émission quotidienne « Les Enjeux internationaux ». Thierry Garcin publie Géopolitique de l’Arctique, aux éditions Economica.
Géopolitique de l’Arctique. Les rapports de force interétatiques seront ici la règle, annonce Thierry Garcin. La grande géopolitique est de retour. Les Etats-Unis ne sont plus l’acteur central du monde… et on ne va pas tarder à le constater ici aussi. L’Arctique restera un monde à part. Voici pourquoi.
L’OCEAN Arctique a tenu un rôle non négligeable durant la Seconde Guerre mondiale. Puis, il a été oublié durant les rapports Est-Ouest, alors qu’il représentait un théâtre clé de la dissuasion nucléaire : en effet, les sous-marins nucléaires atomiques, porteurs de l’apocalypse, se tapissaient sous la banquise. On a retrouvé l’Arctique dans les années 2000, au point qu’il connut son époque de gloire vers 2007-2009. Où en est-on aujourd’hui ?
On pourrait presque dater la période de grande curiosité que suscita l’Arctique, à la fois dans les médias et dans les opinions publiques européennes : les années 2007-2009, tant le retentissement de certains événements était grand.
De fait, on assista presque successivement à la tenue de la quatrième année polaire internationale (se déroulant sur deux ans, 2007-2008) ; à la pose en 2007 d’un drapeau russe en titane par plus de 4 000 mètres de profondeur, revendication littéralement plantée à la verticale du pôle Nord ; à la déclaration d’Ilulissat (Groenland danois) de 2008, entre les cinq pays riverains qui s’engageaient à coopérer en respectant le droit de la mer, afin d’éviter toute internationalisation des dossiers arctiques ; à la publication du United States Geological Survey, qui annonça en 2008 que l’Arctique recelait 22 % des ressources énergétiques « non découvertes mais techniquement exploitables », même si ces réserves n’étaient que possibles, mais non probables, encore moins exploitables ; à l’instauration en 2009, de l’autonomie renforcée du Groenland, avant une indépendance acquise et programmée ; etc. (Cf. Arctique, la France prend position)
L’intérêt pour le bassin arctique était à son apogée.
On imaginait volontiers l’ouverture saisonnière de la route maritime du Nord, au nord de tout le littoral arctique russe, qui s’étend de la péninsule de Kola à l’ouest au détroit de Béring à l’est, sur 140° de longitude (près de 40 % du cercle arctique). Le réchauffement de la planète réduisant inexorablement la banquise, en superficie et en épaisseur, jusqu’à faire disparaître celle-ci en été, un boulevard marchand permettrait des économies appréciables de distances, de temps, d’argent. L’océan Atlantique et l’océan Pacifique seraient directement reliés pour la première fois de l’humanité via la Russie, sans passer par l’océan Indien, le cap Horn ou le canal de Panama. Certes, la mythique route du Nord-Ouest, au nord du Canada, serait beaucoup plus complexe et dangereuse à emprunter, mais on pensait la rendre praticable à la fois à terme et en période estivale.
Quant aux ressources naturelles (hydrocarbures, minerais, terres rares….), elles seraient légion, le futur Groenland indépendant (57 000 âmes…) devenant une sorte de micro-État pétrolier (bien que sa superficie représente quatre fois celle de la France), la Norvège et la Russie alimentant aisément toute l’Europe en gaz et en pétrole de la mer de Barents, partagée par les deux pays.
Cette période d’euphorie doit être recadrée.
Pour une raison simple : la géographie a vite repris ses droits. Et dans la foulée, la géopolitique, à savoir la politique de puissance des États dans un cadre géographique déterminé.
Malgré l’ouverture incontestable du bassin arctique à l’ensemble des relations internationales (même la Chine a annoncé en 2012 la construction d’un second un brise-glace), même si l’océan Arctique finira en été par bien porter son nom, même si le tourisme international de masse commence à y exercer ses méfaits irréversibles, cette région restera d’abord un milieu très spécifique.
Si l’Arctique peut devenir à très long terme une Méditerranée (mer au milieu des terres) de l’hémisphère nord, les contraintes naturelles resteront prégnantes : éloignement des grands centres de peuplement, pauvreté des lignes de communication, climat, longue nuit hivernale, glaces dérivantes si redoutables pour les bateaux, conditions de vie si hostiles à l’homme. Signe des temps : la compagnie pétrolière française Total a renoncé à forer à hautes latitudes et à grande profondeur, fort inquiète de toute atteinte à sa réputation d’excellence en cas de marée noire. La catastrophe de BP dans le golfe du Mexique (Deepwater, 2010) et, surtout, les immenses difficultés à colmater la fuite dans une mer pourtant chaude, ont rappelé les esprits à la raison. Bref, si l’Arctique se rapproche de nous, ce n’est pas un terrain de jeu comme les autres, ni pour les États ni pour les activités commerciales. L’appétit de conquête et les convoitises multiples s’évaluent à l’aune de la nature, imprévisible. Il s’agit bien d’un nouveau théâtre des relations internationales, mais qui gardera son pouvoir de mystère. Le temps y est différent et le travail des hommes s’inscrit dans une durée particulière. On ne banalisera pas l’océan Arctique.
Cela est d’autant plus prévisible que les rapports de force interétatiques seront la règle. Non seulement, tout projet de traité international sur l’Arctique (à l’instar de celui sur l’Antarctique) était illusoire ou utopique, voire naïf, mais les différentes nations voudront y peser de tout leur poids. Ce qui, somme toute, renvoie à la grande géopolitique classique, d’autant plus que la relation entre la mer et la terre y sera première, quand bien même la banquise estivale aurait définitivement disparu. Le Conseil arctique, si encensé et supposé convivial, de plus en plus élargi pour flatter l’air du temps, demeurera une coquille creuse.
Trois constatations à dimension prospective.
1) En Arctique, on retrouve le triptyque ancestral : présence, influence, puissance.
Présence ? Les États les plus modestes (Islande…), les plus éloignés (Japon, Corée du Sud…) ou les moins bien dotés en moyens (Singapour…) voudront émarger aux grands enjeux de l’Arctique.
Influence ? Les États les plus ambitieux (Chine…), qui importeront dans le bassin arctique leurs rivalités asiatiques.
Puissance ? Quatre des cinq pays riverains (Russie, États-Unis, Canada, Norvège) resteront éminents ou essentiels. Le Groenland, lui aussi riverain, devenu indépendant, redeviendra le porte-avions américain qu’il a toujours été depuis la guerre ou, au pire, sera mangé tout cru par les appétits étrangers (en fait, les 57 000 Groenlandais, géopolitiquement, n’existent pas).
2) On retrouve aussi le vieil antagonisme Est-Ouest, ou plutôt américano-russe.
Les États-Unis sont les seuls à pouvoir nourrir une vision mondiale de l’Arctique, tant ils sont ou se sentent propriétaires des mers, ou plutôt de l’universelle circulation de leurs intérêts sur les mers. Aujourd’hui (mais jusqu’à quand ?), c’est l’acteur essentiel du bassin arctique. Cela dit, ils ne pourront jamais rivaliser avec les Russes dans cette région, tant que les Russes resteront les Russes. De fait, l’Alaska est marginal ; Washington est en confrontation directe avec Ottawa sur le statut juridique de la route du Nord-Ouest ; les pays asiatiques investissent l’Arctique ; surtout, les États-Unis, s’ils demeureront l’unique superpuissance mondiale pour de longues décennies (puissance militaire, R&D, etc.), sont profondément et durablement affaiblis. Les États-Unis ne sont plus l’acteur central du monde ; d’ailleurs, ils le savent. Et on le constatera en Arctique.
La Russie, elle, a pour elle la géographie, l’histoire, la volonté impériale et les moyens. Moscou ne jouera ni le jeu collégial en Arctique (le club des Cinq pays riverains) ni le jeu de la coopération internationale (sinon en surface, pour plaire et le moment venu). On a tort de croire que la Russie (d’ailleurs puissante de sa seule trésorerie, due aux hydrocarbures et aux minerais) se comportera comme un acteur « normal » : son intérêt pérenne est d’être « anormale », et de mauvaise humeur.
3) On retrouve enfin l’impéritie de l’Union européenne (UE). Quand on épluche la pauvre prose communautaire sur l’Arctique, à la fois tardive et vague, dans le meilleur des cas velléitaire, on est frappé par l’absence du Vieux Continent en Arctique. L’Union européenne n’a encore moins de politique arctique qu’elle n’a de politique méditerranéenne. Or, le modèle de l’Union européenne est en train de s’effondrer : rivalités durables entre l’Allemagne et la France, revendications indépendantistes des régions (Catalogne, Écosse, avant l’Europe centrale et orientale), faillite de la supposée autorité bruxelloise. Si l’on souscrit à cette vision, l’Europe en tant que telle n’existera tout simplement pas en Arctique. En fait, en Arctique, « les Européens » n’existent pas. Notre « Vieux Continent », de plus en plus vieux, et qui se « détricote » inéluctablement, ira au-devant de grandes déceptions. Bref, les intérêts nationaux éclatés seront la règle.
En Arctique, la grande géopolitique est de retour.
Les États resteront premiers. Les organisations régionales, si prétentieuses ou bureaucratiques, n’existeront que par elles-mêmes. L’ONU continuera à ressembler à son ombre. En un mot, l’Arctique est un nouvel espace de compétition. On pourrait conclure : rien de nouveau sous le soleil. Certes. Mais, dans l’ordre des relations internationales, l’Arctique restera un monde à part.
Copyright Février 2013-Garcin/Diploweb.com
Mise en ligne initiale février 2013
Plus
. Thierry Garcin, Géopolitique de l’Arctique, éd. Economica, mai 2013
L’Arctique est devenu un véritable enjeu des relations internationales. C’est un théâtre qui s’ouvre et un nouvel objet de convoitise. Mais c’est aussi un monde complexe, que la grande presse a beaucoup simplifié. Raison de plus pour identifier les grands dossiers et évaluer les logiques de puissance à l’œuvre, à moyen et à long termes.
Dix chapitres, clairement subdivisés, identifient les questions clés. Vingt encadrés précisent des points essentiels. Un cahier en couleurs central de seize cartes familiarise le lecteur avec cette nouvelle problématique.
Voir le livre de T. Garcin, Géopolitique de l’Arctique, sur le site des éditions Economica
. Voir un point de vue canadien présenté par Peter Harrison, "Le Canada, pays nordique, pays arctique"
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