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www.diploweb.com Histoire. A l’occasion du 70 ème anniversaire de la mort de Jozef Pilsudski, chef d’Etat polonais, le 12 mai 1935.

"Et si l'Europe avait écouté Jozef Pilsudski ?  

par Alexandra Viatteau, écrivain,

conférencière à l'Université de Marne-la-Vallée

 

Artisan de l’indépendance et de la souveraineté retrouvées de la Pologne libre, constitutionnelle et démocratique (Constitution  promulguée en 1921), Pilsudski  instaura le suffrage universel pour l’élection de la Diète dès le 28 novembre 1918, très en avance sur les démocraties occidentales et leurs droites d’alors au pouvoir. Mais, durant le chaos et les périls des premières années de l’indépendance, il fut  proclamé « dictateur » au sens romain, c’est à dire temporaire, pendant la durée du danger, et il défendit cet honneur sur le champ de bataille et  dans l’arène politique. Il le fit  même en se retirant de la vie publique en 1923,  puis en recourant, le 12 mai 1926, à un coup d’Etat  plébiscité par la nation.  

 

Assistant à la montée de deux totalitarismes criminels,  soviétique, puis nazi en Europe, Pilsudski a tenté dès 1933 de prévenir la catastrophe qu’il percevait clairement. Pragmatique,  préoccupé par son pays et par l’Europe,  l’homme d’Etat polonais avait essayé, dès Rapallo,  Locarno, la montée en puissance de la Russie et de l’Allemagne,  de prévenir les dirigeants des démocraties occidentales, ses alliés, et de les faire réagir.

 

En 1964, à Varsovie, le professeur Touchard a comparé le général de Gaulle au maréchal Pilsudski, et il a établi un parallèle  entre leurs idées stratégiques et politiques. Si audacieux et anticonformiste que fût ce discours, il reçut une ovation. On put même entendre sous cape qu’ « enfin, un Français contemporain avait compris quelque chose à la Pologne ». Les deux chefs d’Etat militaires et démocrates avaient, selon Touchard, un trait commun essentiel.  Ils étaient tous deux amoureux fous de leur patrie et circonspects à l’égard de leurs compatriotes. Mais finalement, de Gaulle et Pilsudski  plongeaient  leurs racines trop profondément dans la nation pour douter d’elle. Au soir de sa vie, Pilsudski disait encore à ses familiers : « J’ai beau chercher, je ne trouve rien qui puisse remplacer la démocratie ».

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Le Maréchal Jozef Pilsudski était Polonais de famille noble de Lituanie. Patriote,  il  fut le père du recouvrement de l’indépendance de la Pologne le 11 novembre 1918.  Il est mort il y a 70 ans, le 12 mai 1935. Son corps repose à la cathédrale du château royal de Wawel à Cracovie, et son cœur près de sa mère à Vilnius. 

Grand seigneur et socialiste, il fut combattu avec haine par l’extrême-droite chauvine et par le communisme international, tant stalinien que trotskiste.  Il avait été exilé en Sibérie par les Russes sous le tsar et prisonnier des Allemands à Magdebourg à la fin de la Première Guerre mondiale pour indépendantisme  polonais et opinions avancées. Il chercha toute sa vie à prévenir les démocraties occidentales, notamment la France,  du danger,  et à mettre la Pologne à l’abri de la connivence renaissante de la Russie bolchevique et de l’Allemagne, spartakiste communiste d’abord,  puis nazie, ainsi que d’Hitler autant que de Staline.

Etudiant en médecine à Kharkov, éditeur et journaliste en Russie de l’organe socialiste « Robotnik » (L’Ouvrier),  écrivain clandestin, il fut l’auteur de « Rok 1863 » (L’année 1863) sur l’Insurrection polonaise de cette année-là et de « Bibula »  (Ecrits clandestins) sur  ses années révolutionnaires en Russie.  Ensuite, en Pologne libérée, il a raconté ses années de combats, de victoires militaires et de pouvoir dans « Œuvres, discours et consignes » qui ont servi au général de Gaulle de livre de chevet.

Créateur de l’armée polonaise

Jozef Pilsudski  avait été un révolutionnaire socialiste indépendantiste. Il avait représenté  sa nation, la Pologne, au congrès de l’Internationale socialiste à Londres en 1896. Il y avait réclamé, contre Rosa Luxembourg,  le droit de la Pologne à l’indépendance, et non à l’intégration « socio-démocrate », c’est à dire en termes de l’époque communiste,  à la Russie et à l’Allemagne révolutionnaires. Pilsudski définira plus tard sa position : « Je suis un socialiste descendu à l’arrêt « Indépendance » ». Pour conquérir cette indépendance, il est essentiel, selon Pilsudski,  qu’il existe une armée polonaise pour appuyer toute politique et saisir toute occasion.

Pilsudski fut officier dans l’armée des Puissances centrales pendant la Première Guerre mondiale et initiateur des « Légions » polonaises résistantes à l’intérieur des armées germaniques. Ces Légions donnèrent dès lors un commandement, des cadres et des troupes  remarquables à la future armée polonaise indépendante. Avec celle-ci,  et avec la levée populaire,  il fut vainqueur de la guerre polono-soviétique de 1920.  Nommé Maréchal,  ministre de la Guerre,  honoré d’un titre de Chef de l’Etat, il fut l’artisan de la reconstruction de la Pologne.  Cependant, le pays retrouvait peu à peu puissance et relative prospérité,  mais il  devenait encerclé par deux puissances totalitaires en connivence politique malgré l’apparente opposition idéologique du communisme et du national-socialisme. Les puissances démocratiques occidentales cherchaient dans une « pactomanie » la force et la cohésion contre les systèmes qui les menaçaient, autant qu’ils menaçaient leur alliée la Pologne. Les droites et les gauches européennes refusaient  toutefois d’entendre et de suivre certaines idées politiques et stratégiques de Pilsudski qui étaient des idées d’avenir. 

Artisan du recouvrement  de l’indépendance de la Pologne démocratique

Artisan de l’indépendance et de la souveraineté retrouvées de la Pologne libre,  constitutionnelle et démocratique (Constitution  promulguée en 1921), Pilsudski  instaura le suffrage universel pour l’élection de la Diète dès le 28 novembre 1918, très en avance sur les démocraties occidentales et leurs droites d’alors au pouvoir. Mais, durant le chaos et les périls des premières années de l’indépendance, il fut  proclamé « dictateur » au sens romain, c’est à dire temporaire, pendant la durée du danger, et il défendit cet honneur sur le champ de bataille et  dans l’arène politique. Il le fit  même en se retirant de la vie publique en 1923,  puis en recourant, le 12 mai 1926,  à un coup d’Etat  plébiscité par la nation.  

Plus tard,  devant la montée du péril soviéto-allemand et devant les esquives de ses alliés occidentaux,  mais en cédant aussi à son propre tempérament sûr de soi et impatient,  il soumettra hélas la Pologne, majoritairement consentante, à un gouvernement paternaliste et autoritaire, contraire à la tradition  polonaise de démocratie anarchique. Une démocratie anarchique qui avait certes une fois déjà conduit le pays à perdre sa puissance et sa liberté face à l’attaque concertée d’empires despotiques, dont la première Constitution  démocratique européenne, votée par la Diète polonaise le 3 mai 1791, n’avait pas eu le temps de le défendre. 

C’est  Pilsudski qui a fait du 3 mai la Fête nationale de la Pologne, comme pour rappeler aux extrémistes de droite et de gauche que cette grande Constitution démocratique, qui avait précédé de quelques mois la Constitution française de la même année,  avait donné à la démocratie nobiliaire de la République royale polonaise l’assise et la garantie d’un pouvoir exécutif solide au sein du système des trois pouvoirs de Montesquieu . C’est cette nouvelle solidité du pouvoir polonais constitutionnel et royal qui avait été aussitôt attaquée par la Russie et la Prusse, menant aux partages de la Pologne entre Moscou, Potsdam et Vienne. 

Pilsudski, prisonnier de guerre de l’Allemagne dont la libération est « aussi utopique  que la demande par la France de restitution de l’Alsace-Lorraine »…

Revenons à 1918. Après l’incarcération de Joseph Pilsudski  par  les Allemands en juillet 1917 à la forteresse de Magdebourg, le Conseil de Régence Polonais, sous forte pression de l’opinion publique nationale, tenta de le faire libérer par le Général-Gouverneur prussien von Beseler. En effet, indépendantiste intransigeant,  manœuvrant contre tout appui réel de ses Légions polonaises aux armées des Puissances centrales auxquelles elles étaient intégrées de par les partages de la Pologne agréés par l’Europe – « le péché mortel de l’Europe », selon Talleyrand -, Pilsudski avait été emprisonné par le commandement allemand. Cela malgré sa fonction  de chef du département militaire du Conseil d’Etat Provisoire Polonais.  Cependant, le Conseil de Régence nomma Pilsudski, pendant sa détention à Magdebourg, ministre de la Guerre polonais tout en entreprenant une action pour le faire libérer.  

Le chef de la police allemande et du service de contre-espionnage à Varsovie, le Dr. Schultze,  répondit alors au Conseil de Régence : « La demande de libération de Pilsudski est aussi  utopique que la demande par la France de restitution de l’Alsace-Lorraine ». Et il ajouta : « Pilsudski est le symbole de tout ce qui constitue le plus grand danger pour l’Allemagne en Pologne ».  De fait, Pilsudski  obtiendra le désarmement de la garnison allemande à Varsovie et sera l’artisan de l’indépendance de son pays, avant de combattre et de vaincre également les Russes bolcheviques deux ans après la défaite des Empires centraux.

Si nous commençons par là, c’est parce que dans la perception et la connaissance communes, souvent partisanes et superficielles en France,  de Pilsudski et de ses orientations,  on  le présente comme un pro-Allemand et un anti-Russe. Or,  la vision , la stratégie et la politique de Pilsudski  ont varié selon les étapes de la lutte pour l’indépendance de la Pologne, puis selon les conjonctures de la politique de sécurité de son pays et de l’Europe, notamment de la France à laquelle il  a  toujours lié le sort polonais,  de l’époque de solidarité de 1920 à celle de la déception des années 1930.

« Autant et mieux que ses antagonistes nationaux-démocrates, il savait que,  pour que la Pologne vécût, il fallait que les Alliés l’emportassent sur les Puissances centrales. Mais il savait aussi que la victoire des Alliés serait stérile, au point de vue polonais, si la Russie tsariste participait à ce triomphe », écrivit avant 1939 Anatole Muhlstein, acteur et observateur attentif des années précédant le recouvrement de l’indépendance polonaise et des deux décennies de la  vie politique de la Pologne dans l’entre-deux-guerres. (Cf. Anatole Muhlstein, « Le Maréchal Pilsudski », éd. Plon,  Paris, 1939). 

Les trois orientations politiques en Pologne d’avant 1918

Il y avait à l’époque de la Première Guerre mondiale en Pologne, encore partagée, occupée et abandonnée à son sort par les puissances occidentales, trois grandes orientations politiques :

1) l’orientation russo-occidentale, ce que l’on appelait aussi les « ententophiles » ,  de culture française et anglaise, donc socialement élitaire, ayant en Europe les faveurs de la France et de l’Angleterre. Les tenants de cette orientation supportaient la domination russe qu’ils pensaient inéluctable, et en étaient récompensés par l’accueil chaleureux que leur faisaient la France et l’Angleterre, satisfaites du statu quo.

2) l’orientation austrophile d’une partie des élites appréciant les possibilités de développement national -  mais à l’échelle de la Mitteleuropa -, développement  politique, économique et culturel, avec des garanties d’ordre social de l’Empire des Habsbourgs;

3) l’orientation  de recouvrement de l’indépendance et de la puissance nationales polonaises,  avec une participation du peuple tout entier, c’est à dire l’orientation pilsudskiste. Celle-ci reposait avant tout sur une action polonaise, pour la Pologne, par les Polonais.  Elle allait donc forcément à l’encontre des intérêts des puissances occupantes, mais aussi des égoïsmes sacrés de traditionnels alliés,  tels la France et l’Angleterre. 

Les deux puissances étaient  récemment liées par l’Entente avec la Russie,  et  désireuses de développer leur influence et leurs intérêts sur d’anciens territoires de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie, avec une part de Biélorussie et d’Ukraine occidentales). Territoires que la Pologne allait récupérer en se libérant et en libérant ses « confins orientaux ». L’appartenance de Varsovie et de la Pologne orientale à la Russie était donc un fait accompli qui arrangeait, tout compte fait, Paris et Londres. Pilsudski allait déranger le statu quo. 

Le projet de Pilsudski excluait une action simple. Celle-ci exigeait une pensée et une pratique politiques quasi stratégiques, clairvoyantes, mobiles comme des tactiques militaires. Cette conception exigeait aussi une armée polonaise dont Pilsudski  fut le créateur avec l’appui  des patriotes,  non seulement de ceux d’orientation  indépendantiste. Ainsi, Pilsudski concilia  politique et stratégie : 

1) Il créa - avec amis et adversaires futurs- les Légions polonaises à l’intérieur des forces militaires des Puissances centrales. Ce fut l’embryon de l’Armée polonaise. Sur ce plan, Pilsudski  réalisa  l’unité  militaire des Polonais en dépit de divergences, voire de passions politiques opposées.

2) En ce qui concerne l’action politique proprement dite,  dès le début du siècle, pendant la Première Guerre mondiale et avant la Seconde Guerre,  Pilsudski semble avoir toujours eu un coup d’avance sur les politiques de son temps .  Citons l’appréciation d’Anatole Muhlstein : « Par la pensée, il est toujours au-delà de son temps, il  vit  dans l’avenir.  Son cerveau est, si l’on peut dire, une machine à fabriquer du nouveau, en quoi se reconnaît d’ailleurs le véritable créateur. D’où l’incompréhension générale qui accueille chacune de ses  grandes initiatives.  On n’admet qu’il avait eu raison que lorsque ses prévisions se sont vérifiées, lorsque le nouveau est devenu l’ancien ». (cf. ibidem)

En écrivant cela à la veille de 1939, Muhlstein pensait sans doute à l’effort de Pilsudski en 1933 de convaincre la France de procéder à une « action préventive » contre l’avènement du chancelier Hitler et de son parti national-socialiste NSDAP en Allemagne. En vain, comme nous le verrons.

Mésinformation sur Pilsudski à Paris et à Londres et désinformation de Moscou

Mais revenons en 1915-1918. Dès le recul russe (le 5 août 1915, les Russes quittent Varsovie),  on ne se rendit pas compte à Paris et à Londres du  rôle joué par Pilsudski dans la lutte de sape contre l’emprise allemande  en Pologne, et par conséquent dans l’affaiblissement des  forces allemandes sur le front occidental. Dans le  rare ouvrage en langue française écrit par un connaisseur de l’homme et des événements,  Muhlstein  estime que : « Au delà des frontières polonaises, la méconnaissance du génie politique de Pilsudski  était grande. Dans les capitales alliées,  à Paris et à Londres, on se plaisait à voir dans le chef des  Légions  polonaises un allié des puissances germaniques. Erreur totale que les faits contredisent à chaque instant. Pilsudski fut l’homme de la Pologne uniquement. Et c’est parce qu’il avait de l’intérêt national une claire vision  qu’il prit position successivement contre tous les ennemis de la patrie. Loin d’avoir été l’homme lige de l’Allemagne et de l’Autriche, il fut, au contraire, pendant la guerre (la Première - AV) le seul adversaire sérieux que ces puissances rencontrèrent sur leur route en Pologne ».  « Destin hors série »,  selon la forte expression de l’écrivain français Anatole de Monzie :  « Pilsudski subit le sort de tous les êtres exceptionnels : il resta longtemps incompris de ses amis aussi bien que de ses ennemis » ». (cf. ibidem)

Si nous insistons tant sur ces premières erreurs d’appréciation politique que Paris a faites concernant Pilsudski,  dans le domaine si sensible de classement en ami ou adversaire de nos amis ou de nos ennemis d’alors, c’est parce que la plupart d’erreurs qui suivirent ont pris leur source dans cette ignorance ou ces partis pris. Jusqu’à aujourd’hui , l’enseignement de l’Histoire en France est tributaire de cette mésinformation sur Pilsudski et la Pologne.  Le problème de la désinformation propagée dès 1920 (c’est à dire depuis la défaite infligée par Pilsudski  à Lénine)  par la puissante machine de propagande - agitation soviétique et communiste, y compris dans nos pays occidentaux,  et jusqu’à aujourd’hui,  est un autre facteur de confusion.    

Jozef Pilsudski, portrait officiel des années 1920. Coll. A. Viatteau

La propagande et l’historiographie communistes  ont introduit une confusion bien entretenue dans les esprits concernant le régime politique de la Pologne « pilsudskiste », c’est à dire de la Pologne d’entre-les-deux-guerres. « Dictature » au sens romain limité dans le temps, alors que la patrie était en danger pendant l’offensive bolchevique,  a pris chez nous un sens latino-américain ; « fascisme » (dont on a aussi affublé le Général de Gaulle en 1968 !) est employé concernant la Pologne d’alors, et se retrouve sous la plume de journalistes ou même d’enseignants, dans des extrapolations fantaisistes, mais inquiétantes par l’intoxication qu’elles entraînent en fondant sur des données fausses des raisonnements trompeurs. Voyons au moins quelques faits. « Dictateur » provisoire de la patrie en danger, Chef de l’Etat, mais jamais Président de la République (car Pilsudski estimait que seul un civil, un intellectuel de mérite, pouvait être investi de cette fonction), Pilsudski  est resté jusqu’à sa mort le Chef des forces armées et/ou ministre des Affaires militaires de la Pologne. Avec titre de Maréchal pour la victoire sur la Vistule en 1920 et celui de Chef de l’Etat pour avoir été le père du recouvrement de l’indépendance de l’Etat polonais en 1918.

Contrairement à la France, où on l’on croyait Pilsudski  pro-germanique, on savait en Pologne qu’il  ne l’était pas. Comme nous l’avons vu,  il avait forcé l’indépendance de la Pologne. Ceux qui  avaient préféré à l’époque opter pour l’allégeance à l’Autriche, ou à la Russie dans le cadre élargi de l’Entente, même ralliés plus tard politiquement, comme le général Wladyslaw Sikorski, en conservaient du dépit et de l’inquiétude devant  la formidable énergie, l’imperturbable assurance, les idées originales, le passé agité de révolutionnaire patriote et les grands projets  de leur chef. Aussi, Pilsudski compta-t-il d’emblée, avant  même ses mortels ennemis du Kremlin et leurs caisses de résonance occidentales,  de nombreux ennemis, ou des rivaux  à l’intérieur et à l’extérieur de la Pologne. Certains de ces rivaux avaient, en effet,  leurs entrées dans des chancelleries étrangères, notamment à Paris,  et ils avaient notre oreille.  

Réalisations et échecs de Pilsudski

Voyons quatre idées et réalisations - ou échecs - de Pilsudski dans l’ordre international européen qu’il faut étudier en cette date anniversaire de sa mort. Car, le sort de l’Europe eut peut-être été changé si ces idées avaient été suivies à temps. Elles sont, dans une certaine mesure, appliquées aujourd'hui. Mais, combien de millions de morts auraient peut-être pu être évités ?

I. La première réalisation fut réussie : l’indépendance de la Pologne

L’indépendance de la Pologne contre tout espoir rationnel, sans appui de l’Europe tout d’abord. Puis, avec l’aide de tous les Alliés, notamment de Clémenceau,  lorsque le Président des Etats Unis,  Woodrow Wilson,  inclura l’indépendance de l’Etat polonais dans ses « 14 points » de janvier  1918. Donc, une longue bataille demandant du génie stratégique en politique. Sikorski, entre autres, s’oppose à Pilsudski  jusqu’à ce que l’indépendance devienne une réalité possible, et que le combat devienne alors commun, où Sikorski  et maints adversaires de Pilsudski donneront toute leur mesure militaire et patriotique.

II. La seconde idée fut un échec : la fédération d’une Union européenne du Centre-Est tournée vers l’Occident 

Le fédéralisme, Fédération ou « Ligue », selon le terme en vogue à l’époque. Cette  idée de Pilsudski était destinée à créer une situation entièrement nouvelle dans l’Est de l’Europe. Un accord politique et militaire de la Pologne avec la Lituanie,  puis avec la Lettonie et l’Estonie aurait modifié l’équilibre des forces au Nord. Une Ukraine indépendante ou autonome, liée par une alliance,  non à la Russie,  mais à la Pologne,  donc à l’Europe occidentale, aurait écarté le danger de pénétration russe bolchevique et de colonisation allemande, protégé la Roumanie et ouvert de nouvelles possibilités politiques, démocratiques et économiques à l’Europe. Constatons l’actualité du projet en 2004-2005!

Ce que Pilsudski ne savait pas, c’est que son projet portait déjà ombrage, non seulement à la Russie et à l’Allemagne, mais aussi à la France et à la Grande Bretagne. Bien plus tard, en octobre 1943,  les Polonais en exil à Londres relanceront un projet d’ « Union centrale » (d’Europe centrale) pour s’opposer à la main mise  soviétique sur cette région, ainsi qu’à un projet tchèque de Benes de « pierre angulaire de l’édifice européen qui est une collaboration étroite et une alliance solide entre la Grande Bretagne, la France, les Etats Unis, l’URSS et la Chine » en vue d’une fédération des Etats d’Europe Centrale « en bons termes avec les démocraties occidentales, mais s’appuyant principalement sur la Russie Soviétique ».  Il y avait là un hiatus entre la vision fédéraliste pilsudskiste tournée vers l’Occident à travers la place dominante de la Pologne, et la vision panslaviste de Benes, organisant le fédéralisme centre-oriental sous la tutelle de l’URSS et dans le giron slave de la Russie.

En réponse aux Polonais, un rapport diplomatique français confidentiel d’Alger rejoint en 1943 les anciennes réserves de Paris concernant les projets fédéralistes de Pilsudski dans l’entre-deux-guerres : « Dans l’Europe actuelle, où l’Allemagne et la Russie ont acquis une force considérable, il n’y a plus de place à la fois pour une France puissante et pour un « Royaume des Jagellons » ». (cf. Archives du Quai d’Orsay, « Projet polonais d’Union Centrale », Alger, 29.10.1943 et Londres, 4.12.1943).  La crainte de la renaissance de la Pologne avec sa puissance de jadis, alors qu’il était - et qu’il est toujours, selon  certaines convictions politiques françaises - dans l’intérêt de Paris de réduire la Pologne à un « petit pays », a été un élément constant depuis 1918. 

Pilsudski avait une vision particulièrement claire de l’enjeu de la sécurité de son pays et de l’Europe, ainsi que de l’ensemble du problème des frontières avec ses voisins, dont tous n’avaient pas été libérés, comme la Pologne,  par le Traité de Versailles. En décembre 1919, Pilsudski a expliqué son projet à Leon Wasilewski , son envoyé à la Conférence d’Helsinki : « Sur les territoires ayant appartenu jadis à la Russie tsariste, des plébiscites doivent absolument être organisés pour décider du sort de l’ancien  Grand Duché de Lituanie,  y compris la Lituanie ethnique.   La Pologne et la Russie doivent obtenir la garantie d’accès aux ports de la Baltique. Il faut poser à la Conférence le problème de l’Ukraine et faire de la Biélorussie un Piémont, pour pouvoir soulever un jour la question de son autonomie.  Il faut que la Pologne obtienne de l’Entente la garantie de ses frontières occidentales, ce qui lui permettra d’en retirer une partie de ses forces armées. La clé de la situation se trouve au Nord. Là, il faut créer un front comprenant la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne. La paix avec la Russie doit être conclue en commun et simultanément par tous ces Etats ». (cf. Waclaw Jedrzejewicz, « Jozef Pilsudski »,  Lausanne, éd. L’Age d’Homme, 1986 ; cf. aussi Kamil Dziewanowski, « Joseph Pilsudski, A European Federalist, 1918-1922 », California, Hoover Institution Press, Stanford University, 1969)  

Une vision qui ne choquerait aujourd’hui plus personne en Europe. On se demande même pourquoi l’Europe n’a pas défendu les idées pilsudskistes plus tôt…Mais, à l’époque,  la propagande des Allemands et des Russes bolcheviques luttant contre l’anéantissement de leurs perspectives d’expansion, d’une part,  l’inquiétude compréhensible des Polonais conservateurs, notamment nationaux-démocrates,  devant ces audaces privant la Pologne de sa grandeur ancestrale, d’autre part ; la méfiance brutale de l’Ukraine et de la Biélorussie, et, en partie, de la Lituanie,  voulant une indépendance pleine et entière, et non une autonomie fédérale ; enfin, la prudence méfiante, dédaigneuse et intéressée des démocraties occidentales, ont rendu le projet de Pilsudski  impossible.

« Pilsudski avait une vision d’Etat fédéral avec des « cantons » : la Pologne, la Lituanie, la Biélorussie,  et l’Ukraine, à partir de 1920. Une grande fédération allant de la Roumanie à la Lettonie. Si cette idée avait pu se réaliser, cela aurait été une Union européenne du Centre-Est dont la Pologne aurait été le principal modérateur ». (Cf. Joanna Gierowska-Kallaur – spécialiste des archives lituaniennes et polonaises et auteur de plusieurs ouvrages -,  « Unia ktorej nie bylo » (l’Union qui n’aboutit pas)  in « Tygodnik Powszechny »,  30.5.2004, Cracovie).  Malheureusement, le camp  jadis « ententophile »,  fortement représenté dans le camp national-démocrate de Roman Dmowski à Paris, s’opposait à cette idée de Pilsudski avec autant de vigueur que Paris même. Les nationaux-démocrates polonais voulaient la réintégration pure et simple des confins orientaux, et Paris refusait la perspective de voir la Pologne redevenir le principal acteur face à la Russie à l’Est, dans une configuration politique nouvelle. 

« Une Union européenne du Centre-Est aurait porté atteinte aux intérêts de la Russie, quelle que fût sa couleur politique, et aux intérêts allemands. La Russie et l’Allemagne avaient besoin d’éveiller des sentiments anti-polonais en Lituanie. La Russie, l’Allemagne et la Lituanie avaient besoin de sentiments anti-polonais en Biélorussie. Les historiens de ces pays ont encore beaucoup à découvrir dans les archives de l’époque ». (Cf. ibidem) . C’est une vaste tache blanche dans l’historiographie française également.   

III. La troisième réalisation : la victoire dans la guerre polono-bolchevique de 1919-1920

Ce  fut une victoire qui sauva l’Europe, mais éveilla contre la Pologne la haine de l’Union soviétique totalitaire et de l’Allemagne qui allait le devenir bientôt.  Pilsudski, en tant que chef de guerre et concepteur du plan de bataille en août 1920 sur la Vistule,  mais aussi  les généraux Rozwadowski et Sikorski,  ainsi que les soldats polonais, auxquels le capitaine de Gaulle rendit hommage,  sauvèrent l’Europe du déferlement bolchevique russe et spartakiste allemand,  puis simplement de la volonté des deux pays de prendre leur revanche contre le Traité de Versailles. La campagne de 1919-1920 dévoila en effet une amorce de collusion germano-soviétique visant déjà la Pologne et les Pays Baltes, mais aussi le Traité de Versailles. (cf. Alexandra Viatteau, « Les deux batailles de Varsovie, celle de 1920 et celle de 1944 » in  «L’Insurrection de Varsovie, la bataille de l’été 1944 »,  dir. A. Viatteau,  coll. Mondes contemporains de G-H. Soutou,  Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2003) et « L’apport de la Pologne aux 20 ans de paix dans l’entre-deux-guerres, 1919-1939 »,  in « Les sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946 en dissertations corrigées pour le CAPES et l’Agrégation », dir. Gérard Berger, éd. Ellipses, Paris, 2003). 

Collusion germano-russe nationalbolchevique

Le 29 juillet 1920,  un officier de liaison  du Commandement suprême de l’Armée polonaise a envoyé de Dantzig/Gdansk un rapport sur les préparatifs allemands à l’offensive bolchevique contre la Pologne. On y voit expliciter, d’ailleurs,  par la partie allemande, la notion  de « Nationalbolschevism » et de « Deutsch-Sozialistisch-Bolschevistisch  Freundlichen Charakters » comme base de collusion germano-russe.  L’assistance allemande aux  bolcheviques russes contre la Pologne devait être « financière », « matérielle » et « active ». « Il y a 6 000 officiers allemands et 4 divisions purement allemandes qui luttent actuellement du côté russe. (…) Au dernier moment, notre agent de Krolewiec (Koenigsberg – AV) rapporte que le 27 juillet a eu lieu une réunion secrète de tous les commandants et officiers du Wehrkreiskommando I. Il a été décidé  que, lorsque les bolcheviques franchiraient la frontière de la Prusse orientale, les Allemands feraient semblant de s’y opposer, mais qu’ils les laisseraient passer, afin que les armées bolcheviques puissent prendre le chemin le plus court pour occuper Varsovie. La réunion était dirigée par le général von Dassel ». (Cf. ibidem).

Même après la défaite du spartakisme,  l’étiquette communiste révolutionnaire servait de paravent à l’entraide germano-soviétique contre la Pologne  et la  France : « Le spartakisme de ces détachements  est la firme derrière laquelle se dissimule une aide allemande active aux « libérateurs rouges » russes qui comptent forcer la Coalition à  réviser le Traité de Versailles »,  fait constater le 2ème Bureau polonais au colonel Spedding de la Mission militaire britannique auprès du Commandement polonais. « Un ancien officier allemand attaché à l’état-major général  de la XIIème armée bolchevique à Ostroleka, et travaillant pour la Russie en tant qu’intermédiaire entre communistes allemands, russes et anglais, a reconnu à Kovno que le plan de l’armée bolchevique est de conclure une alliance avec l’Allemagne pour déclarer la guerre à la France ». Voilà l’un des messages secrets de Berlin interceptés par le Renseignement de Pilsudski le 19 septembre 1920, après la défaite russe sur la Vistule. La guerre secrète s’est poursuivie bien après l’ultime victoire polonaise sur le Niémen qui aboutira au Traité polono-russe de Riga  du 17 mars 1921. (cf. « Sasiedzi wobec wojny 1920 roku » (Les voisins de la Pologne pendant la guerre de 1920), archives éditées par Janusz Cisek, Londres, Fondation Culturelle Polonaise, 1990).  

Carte postale des années 1920 représentant Jozef Pilsudski pendant la bataille de la Vistule (août 1920). Coll. A. Viatteau

Les archives du Renseignement polonais de l’époque sont une mine de connaissances, qui,  si elles n’ont pas  éclairé les alliés de la Pologne dans le temps,  peuvent au moins éclairer les historiens aujourd’hui. Par exemple, ce compte-rendu d’une conférence de généraux allemands sous la présidence du général von Seeckt, le 9 février 1920, envisageant la jonction de l’armée allemande et de l’armée russe bolchevique contre la Pologne et la Coalition.  Les Allemands évoquent clairement ce que l’Entente souhaite avec diplomatie :  « (il faut) arracher à la Pologne l’initiative orientale, pour ne laisser en aucun cas la Pologne réaliser des profits qu’elle pourrait tirer des succès militaires de l’armée polonaise sur la Russie soviétique ». L’Allemagne compte se redonner, ainsi qu’à la Russie, un statut de puissance égale aux autres puissances en Europe. « Elle ne permettra pas que la Pologne règle durablement ses relations à l’Est » (cf. ibidem, dos.IX, doc.1).  Moscou partage cette volonté avec Berlin, et les deux influencent assez efficacement Paris et Londres, même si cette politique est contraire aux intérêts occidentaux, comme le démontrera l’avenir.  

Le projet russe de « fédération européenne communiste d’une Union des républiques prolétaires d’Europe »

Car la Russie bolchevique avait aussi un projet européen à l’époque de la reconstitution de la Pologne. Pour Lénine et Trotsky, il était indispensable d’abolir les nouvelles barrières nationales à l’expansion internationaliste du communisme.  Allemagne et Russie voulaient devenir le cerveau et le pivot de la nouvelle organisation européenne, même si cette organisation devait être fondée sur des bases idéologiques différentes. On verrait cela plus tard. Dans l’immédiat,  Léon Trotsky précisait le caractère de la nouvelle Europe pour laquelle Moscou a déclenché la marche vers l’Ouest. Dès le 30 octobre 1918,  il proclama : « La Lettonie libre, la Pologne et la Lituanie libres, la Finlande libre et l’Ukraine libre seront le lien étroitement serré entre la Russie soviétique et les futures Allemagne et Autriche-Hongrie soviétiques. Ce sera une Fédération européenne communiste, - une Union des Républiques Prolétaires d’Europe ».  (Cf. Pawel Zaremba, « Historia Dwudziestolecia, 1918-1935 » (L’Histoire des 20 années de 1918-1935),  Paris , éd. Instytut Literacki, 1981).

L’objectif fut répété par Trotsky le 10 mai 1920,  alors que Toukhatchevsky, futur maréchal soviétique et nationaliste russe, plus tard victime de Staline, prononçait alors ce mot terrible : « Dans l’Ouest se joue le destin de la Révolution Universelle, et la  route de l’incendie mondial passe sur le cadavre de la Pologne ».

Nul doute alors que le projet fédéraliste européen de Pilsudski était infiniment plus dans l’intérêt de la démocratie et de la liberté de l’Europe que le projet russe, ou allemand.  Même Marx, à la fin du premier tome du « Capital »,  redoutait « le rajeunissement de l’Europe par le knout » révolutionnaire oriental russe, mais l’Allemagne, dans son arrogance de vieille puissance occidentale,  croyait toujours pouvoir diriger la Russie, de même que l’Ukraine, qu’elle appelait d’ailleurs  « Pologne russe »,  en y  voyant son « Hinterland » naturel !

Le 2 octobre 1920,  lorsque l’Armée rouge  battit en retraite devant les armées polonaises et dut se rendre, acceptant sa défaite, Lénine déclara : « Si la Pologne était devenue soviétique (…) la paix de Versailles aurait été pulvérisée et tout le système international établi grâce à la défaite  de l’Allemagne aurait succombé. (…) Si l’offensive de l’Armée rouge avait été victorieuse, non seulement Varsovie aurait été prise, mais la paix de Versailles aurait été détruite ».  (Cf. ibidem).

Voilà ce que l’Europe devait à Pilsudski.  Et ,  pour renforcer le « bouclier » polonais,  Paris et Londres appuyèrent le combat de leur allié,  tout en observant qu’il ne tourne pas trop au désavantage de la Russie. (Cf. A. Viatteau, « L’apport de la Pologne aux 20 ans de paix… », op. cit.).  Les plans germano-soviétiques auraient pourtant dû inciter la France et l’Angleterre à se ranger plus énergiquement  qu’elles ne l’ont fait du côté de Pilsudski et de ses plans de paix  constructive à l’Est et à l’Ouest de la Pologne, sans craindre pour elles de rivalité polonaise.  Il n’en a rien été. On aurait dit que le danger géopolitique réel échappait à nos chancelleries.

« Libérer et non occuper » Vilnius

C’est la raison pour laquelle,  après la terrible expérience de l’occupation bolchevique de Riga en 1919, et devant la volonté russe d’occuper Wilno, Grodno, Lida (portant à l’époque leurs noms polonais) « aussi longtemps que l’exigeront les nécessités stratégiques », c’est à dire à l’infini, quand on comprend le langage de Moscou, Pilsudski donnera l’ordre à ses troupes d’entrer dans Wilno : l’ordre de « libérer et non d’occuper Vilnius » , comme le précise aujourd’hui, devant la persistance de la désinformation héritée de l’URSS,  Joanna Gierowska-Kallaur (Cf . op. cit.) : Le 8 octobre 1920, sans attendre les décisions politiques de la Coalition qui traînent en longueur,  Pilsudski  donne, dans l’urgence, l’ordre au général Zeligowski ( et non Jelikowski, comme on le trouve parfois écrit à la russe en France) , à la tête de sa Division lituano-biélorusse qui venait de se couvrir de gloire  contre les bolcheviques, de s’« insurger », et de reprendre Vilnius,  malgré les protestations et les notes des gouvernements anglais et français. Pilsudski était décidé à mettre rapidement fin à cette guerre, où il avait l’impression que la France et l’Angleterre voulaient que la Pologne servît  de gendarmerie mobile à l’Entente,  parfois au détriment de ses propres intérêts.  Ainsi,  Pilsudski a  mené le combat à son terme, et il a pu imposer un armistice aux bolcheviques le 12 octobre 1920,  mettant  fin à la guerre, du moins aux opérations militaires. Car la propagande et la désinformation, tant de Moscou que de Berlin,  allaient bon train. Elles n’épargnaient ni Paris,  ni Londres. Le sujet mérite une étude approfondie à partir des archives disponibles, car des retombées de ces propagandes ont subsisté dans la diplomatie de tout l’entre-deux-guerres,  et subsistent dans l’historiographie jusqu’à aujourd’hui. (Cf. entre autres, les archives éditées par Janusz Cisek, op. cit. et les travaux de Joanna Gierowska-Kallaur, op. cit.).

C’est ainsi que la Pologne et Pilsudski sauvèrent pour vingt ans  le système international européen. Cependant,  l’Entente voulait reconstituer une Russie puissante au détriment de la puissance, ou de l’influence polonaise. L’émigration russe, notamment celle issue de la Révolution de Février 1917,  offrait aussi une alliance à la Pologne, dont elle attendait refuge et protection contre les bolcheviques d’Octobre . Mais elle prévenait Varsovie que « la Russie ne permettrait jamais l’existence d’une Lituanie, Estonie, Lettonie indépendantes, car elles n’étaient pas plus mûres que l’Ukraine pour l’indépendance »,  ainsi que le rapportait Savinkov à Pilsudski. (Cf. Stanislaw Kowalczyk, « Savinkov », éd. LNB,  1992, Varsovie) .

Ce qui frappe, c’est l’absence de compréhension d’une idée politique visionnaire et moderne, à laquelle le XXIème siècle donne raison.  « Pilsudski, visionnaire d’une rare puissance, était … bien plus réaliste que tous ses adversaires, car son regard embrassait le réel dans sa richesse inexprimable et dans sa variété infinie, alors que les autres ne voyaient du réel que sa surface en apparence immobile », constatait Anatole Muhlstein  dans les année 1930. (Cf. op.cit.)

La version russe soviétique des événements à Paris et à Londres

L’Ambassadeur de la République Polonaise, le Professeur Jerzy Lukaszewski,  expliquait le 17 mai 1995, dans l’amphithéâtre Guizot de la Sorbonne que « dans l’historiographie ouest-européenne,  la guerre polono-russe de 1920 avait toujours fait naître des controverses. Sa genèse et ses conséquences étaient l’objet d’interprétations éludant ou déformant la vérité historique. (…) C’est ainsi que les interprétations des faits par l’historiographie occidentale s’alignaient sur celles des historiens russes ».

Le professeur polonais, Andrzej Ajnenkiel, spécialiste de l’histoire militaire, est du même avis.  Il constate lui aussi que « des décennies durant, on a cherché à nous imposer la version de notre « impérialisme » polonais, alors que la réalité était autre ». Lancée par Lénine et Trotsky contre la Pologne pour porter la révolution bolchevique à  « l’Union européenne prolétaire », l’Armée rouge trouva en février 1919  face à elle, en arrivant déjà sur la rivière Bug,  à Brest-Litovsk,  les armées polonaises. La Pologne livra dès lors un combat, qui arrangeait bien l’Occident, pour empêcher la réalisation par les armes et par la terreur de la « Fédération communiste » de l’Europe.

Après la victoire de la Vistule, le 15 août 1920,  puis celle du Niemen en septembre, Pilsudski impose un armistice à Lénine, signé le 12 octobre 1920, suivi du Traité de Riga,  conclu le 17 mars 1921.  En signant la paix de Riga, la Pologne laissait hélas aux mains des Soviétiques des territoires peuplés de Polonais. Elle cessait la lutte armée contre la Russie soviétique, et progressivement tout appui aux organisations de résistance et aux armées étrangères,  russes – issues de la Révolution de février 1917 - de Kerensky, de Savinkov ou  ukrainiennes indépendantistes de Petlura. Varsovie intégrait seulement dans les rangs de l’Armée polonaise les officiers et soldats étrangers de ces formations exposées à la vindicte de Moscou, et leur donnait le droit d’asile.  Dans les dix jours suivant le 21 novembre 1920,  35 000 soldats ukrainiens  sont passés du côté polonais, ainsi que 15 000 soldats biélorusses.  La Pologne avait-elle raison de mettre fin à la guerre avec les bolcheviques, que la France et l’Angleterre voulaient encore lui faire combattre, tout en poursuivant elles-mêmes avec la Russie des relations fructueuses ? Pilsudski  a fait ce choix pour permettre à son pays de se reconstruire, le tourner vers l’Ouest et vers la France. Pour tenter de bâtir la paix.

Cependant,  en Lituanie, en Biélorussie, en Ukraine, à Prague, à Vienne, à Berlin, à Berne, à Paris ou à Londres, des agents bolcheviques – et allemands – continuaient à œuvrer  à la provocation de mouvements et d’incidents à l’Est, pouvant servir de prétexte à des « interventions de détachements rouges nationaux, mais créés par des bolcheviques » et à des « actions de propagande » . (Cf. Archives réunies par Janusz Cisek, op. cit.)

« La 18 ème bataille décisive du monde » devant Varsovie en 1920

« Les tentatives depuis 1918 de l’Armée rouge de porter à la pointe des baïonnettes la révolution à l’Ouest de l’Europe fut brisée, écrit l’historien Andrzej Ajnenkiel. La Pologne a sauvé plusieurs pays de la cruelle expérience qui, depuis 1917, était vécue par les Russes, les Ukrainiens, les Biélorusses, pour  ne parler que de ces nations-là. Le Traité de Riga,  bien qu’il apportait des décisions amères et décevantes aux Ukrainiens et aux Biélorusses,  fondait, en stabilisant la situation en Europe Centrale et Orientale, la garantie de l’existence étatique indépendante de nos voisins du Nord-Est : de la Lituanie, Lettonie, Estonie et Finlande. Le fait établi garantissait à la Roumanie ses frontières, mais aussi son indépendance. Il y a eu en effet peu de solutions militaires qui, en une seule fois, ont eu tant de poids historique que la bataille de la Vistule.

« Ce qui témoigne le mieux du rôle que la Pologne a joué grâce à l’issue de la bataille de Varsovie, c’est le fait que, lorsque l’on manqua de son influence stabilisante vingt ans plus tard, le pacte Ribbentrop-Molotov apporta aussi la chute aux Pays Baltes, ainsi que des épreuves aux nations de cette région – épreuves qu’avaient subies plut tôt , sous le bolchevisme, Russes, Ukrainiens et Biélorusses ». (Cf. Andrzej Ajnenkiel, Postface à « La dix huitième bataille décisive du monde devant Varsovie en 1920 » d’Edgar V. d’Abernon,  Varsovie, éd. PWN, 1990).

Et la chute du camp soviétique,  70 ans plus tard,  notamment grâce à la résistance sans trêve des Polonais, ainsi que le rétablissement de la Pologne dans le concert des nations démocratiques occidentales, ont redonné leur indépendance aux Pays Baltes voisins, ainsi qu’aux pays voisins de l’Est ,  et contribuent à stabiliser  la région. On vient d’en voir encore l’accomplissement démocratique en Ukraine, durant l’hiver 2004-2005.

Le rôle du général Maxime Weygand

Avant de passer à la quatrième idée de Pilsudski qui aurait pu transformer le sort de l’Europe en empêchant, peut-être, la résistible montée de l’hitlérisme en Allemagne en 1933,  disons deux mots sur un point qui a longtemps irrité Polonais et Français: quel fut le rôle du général Weygand pendant la bataille de la Vistule ?  Pendant cette bataille qui devint, selon le mot de Lord d’Abernon, la « 18 ème bataille décisive du monde » ,  Pilsudski imposa son plan et agit sans filet, bien servi par ses généraux et ses troupes, ainsi que par la présence d’observateurs alliés français et britanniques.

«La victoire a été remportée avant tout grâce au génie stratégique d’un seul homme,  et parce que celui-ci avait mené une action si périlleuse qu’elle demandait plus que du talent,  de l’héroïsme »,  témoigna Lord d’Abernon avec fair-play. (cf . Edgar V. d’Abernon,  « The Eighteenth Decisive Battle of the World : Warsaw 1920 »,  Londres, 1931, Varsovie, 1932 et 1990). Le général Weygand a joué un rôle primordial dans la préparation de la bataille du 6 au 14 août,  en assurant à la Pologne l’arrivée indispensable du matériel de guerre, principalement français, envers et contre les difficultés créées par les syndicalistes allemands dans les ports. Décoré par Pilsudski de la plus haute distinction militaire,  « Virtuti Militari »,  fêté par Varsovie reconnaissante, Veygand – qui n’appréciait pas la flagornerie -, a eu ce mot de retour à Paris: « La France a suffisamment de sa propre gloire militaire pour ne pas tenter de l’accroître aux dépens de la Pologne ». On ne peut que souhaiter à nos historiens la rigueur de la vérité du général Veygand.  Dans l’enseignement militaire, cela semble aujourd’hui acquis.  Le Larousse en 22 volumes écrit,  par ailleurs : « Pilsudski a remporté la bataille de la Vistule » (éd. de 1978). 

IV. La quatrième initiative du Maréchal Pilsudski se heurta au refus français de destituer Hitler en 1933

Précurseur du « droit d’ingérence » et de la « guerre préventive », Pilsudski aurait-il pu prévenir l’expansion nazie et la guerre  avec ses génocides?

Assistant à la montée de deux totalitarismes criminels,  soviétique, puis nazi en Europe, Pilsudski a tenté dès 1933 de prévenir la catastrophe qu’il percevait clairement. Pragmatique,  préoccupé par son pays et par l’Europe,  l’homme d’Etat polonais avait essayé, dès Rapallo,  Locarno, la montée en puissance de la Russie et de l’Allemagne,  de prévenir les dirigeants des démocraties occidentales, ses alliés, et de les faire réagir. Ce fut sa quatrième grande idée, qui ne put être réalisée,  de « guerre préventive » contre Hitler et le parti nazi à leur avènement au pouvoir à Berlin. Si Paris avait suivi Varsovie, cela aurait-il épargné la tragédie de la guerre, et donc de la Shoah.  

Lorsque Paris et Londres  firent la sourde oreille,  alors seulement Pilsudski décida de mettre la Pologne à l’abri en concluant des accords de non-agression avec l’URSS et l’Allemagne. A l’époque, Pilsudski était déchiré, car il ne voyait pour la Pologne de bonne alliance qu’avec la France. Mais, celle-ci avait refusé l’action préventive et s’affaiblissait dans l’arène internationale, dominée par la diplomatie allemande de la force et celle de la SDN, toute tournée vers la « conciliation ».  Une conciliation impossible avec l’idéologue du « Mein Kampf » aux visées agressives, destructrices et criminogènes.

Cela générait des incohérences : « Il faut que les Etats soient substantiellement désarmés pour que les sentences arbitrales s’imposent, pour que les sanctions politiques contraignent… »,  dira Léon Blum à la SDN en  juillet 1935,  mais  Yvon Delbos avait dit en juin que les sanctions militaires en cas d’agression ne seraient obligatoires « que pour les Etats directement intéressés au conflit en vertu de leur situation politique, ou géographique, les autres Etats sociétaires n’étant tenus qu’aux sanctions d’ordre économique ou financier ».  (cf. Pierre Brossolette, « Conception française du « règlement général » de la paix en Europe » in  Politique étrangère, n°1, février 1937, Paris).  Belle assurance pour les pays agressés, au préalable désarmés ! Belle assurance pour la Pologne !  Les Français, dans des entretiens officieux,  expliquaient aux Polonais que leurs armées ne se battraient pas pour « je ne sais quel couloir  polonais », avis partagé par plusieurs éminents politiques et hommes d’Etat de la France. (Cf. Piotr Wandycz, « Trzy dokumenty » (Trois documents), in Zeszyty Historyczne, Paris, 1963)

Voilà pourquoi Pilsudski craignait tant ,  avant sa mort, le 12  mai 1935,  l’inaction de la France. Il craignait, non seulement pour la Pologne, mais aussi  pour la France une guerre avec l’Allemagne. Car, disait-il,  « la France ne gagnera pas cette guerre », puisqu’elle avait permis la montée d’un régime fou qui réarma l’Allemagne et, déjà après la mort de Pilsudski, occupa la zone démilitarisée de la Rhénanie, sans que la France ne bougeât, en dépit, une fois de plus, de l’assurance officielle de l’appui polonais.  (cf. Alexandra Viatteau, « L’Apport de la Pologne aux 20 ans de paix entre les deux guerres, 1919-1939 » , op. cit.).

Léon Blum donne raison à Pilsudski après la guerre

On juge les grands esprits  politiques sur leur capacité de prévision  et de décision au moment opportun. Pilsudski avait sans doute eu raison de proposer en 1933 la « guerre préventive » contre Hitler.  Après la Seconde Guerre mondiale  des Français lui donnèrent raison : « Il semble qu’il (Pilsudski) ait compris qu’il fallait étouffer ce danger (nazi), l’écraser dans l’œuf  avant qu’il ne devînt trop redoutable, et qu’il ait voulu , en créant de toutes pièces un incident (le 13 mars 1933 à Gdansk - AV) éprouver l’esprit politique et la résolution des alliés » ( Cf. Ibidem et  A. François-Poncet, « Souvenirs d’une ambassade à Berlin, septembre 1931-octobre 1938 »,  Paris, 1946).

On retrouve le même hommage dans la déposition de Léon Blum :  « A mon avis, il existait un moyen peut-être unique de prévenir la guerre de 1939. Ce moyen consistait à pratiquer, dès la prise de pouvoir par Hitler,  une opération préventive… Je pense aujourd’hui, en mon âme et conscience,  que l’Angleterre et la France, la Pologne se joignant à elles,  auraient pu et dû  pratiquer une opération dès 1933… Si  nous avions, à cette époque,  les autres partis socialistes et nous,  que l’on traitait chaque jour comme des pacifistes bêlants et parfois comme les avocats de l’Allemagne, si nous avions proposé d’interdire par la force l’installation en Allemagne du gouvernement nazi, je crois que nous aurions pu entraîner avec nous l’opinion publique de la majorité des Parlements » (Cf. A. Viatteau, ibidem et « la déposition de Léon Blum devant la Commission sur les événements de 1933 à 1945 »,  « Le Figaro », 27.12.1951, Paris) . 

La proposition d’une opération préventive franco-polonaise avait été faite secrètement par plusieurs canaux officieux et officiels à la fois. La réponse de la France fut que la convention franco-polonaise était défensive et non offensive, et que la société française ne tolérerait pas d’action franco-polonaise contre Monsieur Hitler. En quoi devait consister l’action ? Pilsudski prend trois initiatives simultanées :

. 1) il concentre des troupes polonaises en Poméranie et autour de la Prusse orientale ;

2)  . 2) il demande qu’une commission internationale examine l’état des armements secrets  allemands, réalisés en infraction au Traité de Versailles ;

3)  . 3) il suggère qu’en cas de refus de l’Allemagne d’autoriser l’examen de son potentiel  militaire, l’armée française occupe la Rhénanie et l’armée polonaise la Prusse orientale et la Silésie.

     C’est cela que l’on appelle la « guerre préventive ».  (cf. Alexandra Viatteau, « 1933 – 2003 : La « guerre préventive selon Varsovie et Washington »,  7.12.2003,  www. diploweb.com  Classiques de Science politique (rubrique de A.Viatteau) ; cf. aussi  Waclaw Jedrzejewicz,  « The Polish Plan for a « Preventive War » against Germany in 1933 », New York , éd. The Polish Review, 1966).

Les raisons françaises du refus de l’action préventive contre Hitler et les raisons polonaises de sécurité nationale

C’est lorsque le gouvernement français ne donna même pas de réponse à la proposition polonaise de former une commission de contrôle des armements allemands, et qu’il ignora le danger potentiel d’agression de la part d’une Allemagne dirigée par un  psychopathe, que Pilsudski fit volte-face. Il ordonna que l’on sonde les possibilités de détente avec l’Allemagne pour reculer le « court-circuit » jusqu’au jour où le conflit germano-polonais prendrait une signification internationale concernant « politiquement et géographiquement » des alliés , qui respecteraient alors leur alliance et leurs engagements pour leur propre sécurité. Jusque-là, une analyse du Quai d’Orsay de 1930,  mais toujours suivie par Paris au moment de la signature de l’accord germano-polonais du 26 janvier 1934,  fixait la marche à suivre :  une note confidentielle française établissait que:   « Tant que la notion de l’agression n’aura pas été exactement définie en droit international, et pour peu que les conditions dans lesquelles le conflit armé se sera déclaré, prêtent à discussion, il faut s’attendre à ce que certains Etats se dérobent aux obligations assumées par eux en vertu de l’article 16 du pacte de la Société des Nations, ou en profitent même pour intervenir dans le conflit au mieux de leur intérêt politique.

L’Allemagne elle-même ne manquerait pas, si la France se portait au secours de la Pologne et si la majorité du Conseil s’était prononcée, ou se prononçait après coup, en sa faveur, d’invoquer à son profit le pacte de Locarno, en accusant à son tour la France d’agression, et en demandant contre elle l’intervention des puissances garantes du pacte. La France pourrait alors se trouver dans une situation délicate, dont la perspective est de nature à influer sur les décisions de son gouvernement lorsqu’il aura à INTERPRETER (souligné dans le texte - AV) et à exécuter les engagements contractés vis à vis de la Pologne » (cf. Note intitulée à la main  « EMA 2 » du 9.10.1930, annotée à la  main : « de l’éventualité d’un conflit armé germano-polonais in A. Viatteau, « L’apport de la Pologne aux 20 ans de paix… » , op. cit.). 

Miné par tout cela, Pilsudski parlait jusque sur son lit de mort de la France qui le décevait. Il craignait pour la Pologne,  pour l’épreuve qui attendait ses successeurs dans une conjoncture politique et diplomatique défavorable. Il craignait  pour la déconsidération de la Pologne que finiraient par provoquer ses adversaires, de droite et de gauche, à force de le haïr et de le déconsidérer, lui,  notamment à Paris. Mais, déconsidération que provoqueraient aussi  ses partisans, s’ils n’étaient pas à la hauteur d’une situation impossible.

La Constitution polonaise de 1935

La Constitution du 23 avril 1935, signée par Pilsudski en tant que ministre des Affaires militaires,  à la veille de sa mort,  n’est pas une Constitution « pilsudskiste ». Le Maréchal s’y opposait depuis 1930, la repoussant pour « immaturité » démocratique encore en 1934. Cependant,  en 1935,  mortellement malade du cancer,  il n’avait plus le temps de discuter de démocratie idéale pour la Pologne menacée. Il devait assurer autre chose : la sécurité et la subsistance même de l’Etat.  En effet,  cette Constitution a permis à la Pologne indépendante de durer en exil malgré l’invasion nazie et soviétique de 1939, l’occupation allemande, puis la libération-occupation  russe du territoire national jusqu’en 1945, l’assujettissement du  pays à l’URSS  et au communisme après la victoire sur les nazis.

Car, la Constitution de 1935 ne pouvait être modifiée qu’en Pologne, par les représentants de la nation tout entière, donc incluant l’émigration politique opposée à un quelconque assujettissement de la Pologne. Les Polonais devaient pouvoir s’exprimer par un vote libre et démocratique. C’est pour cela que cette Constitution  a été la cible d’attaques en règle de la propagande communiste soviétique - et occidentale -, souvent relayées par nos intellectuels et nos chancelleries. On en trouve témoignage dans les archives du Quai d’Orsay, pour justifier, dès 1944, l’abandon de la Pologne à Staline (Cf. Alexandra Viatteau, « Staline assassine la Pologne, 1939-1947 », éd. Seuil, Paris, 1999 ; cf. aussi A. Viatteau, « Jozef Pilsudski, dictateur ou patriote polonais ? » in L’Histoire,  n°197, pp. 64-69).

De 1945 à 1956,  le directeur communiste de la « Prison du Progrès », maison de redressement stalinienne de Jaworzno pour « jeunes délinquants politiques » patriotes anti-soviétiques polonais, inventa un châtiment, parmi d’autres plus douloureux,  pour ses « élèves ».  Copier mille fois : « je hais Pilsudski » (cf. ibidem). Car, pour  les résistants polonais, Pilsudski était le symbole de la liberté nationale. Le régime communiste tombé en 1989, la Place de la Victoire à Varsovie retrouva aussitôt le nom de Place Pilsudski. 

A la chute du communisme, c’est la Constitution de 1935,  modifiée par le Parlement librement élu de la République Polonaise anno 1991,  qui a été aux fondements de la IIIème République inaugurée par la Présidence de Lech Walesa, à qui le Président de la IIème  République en exil  à Londres,  héritée de Pilsudski,  a solennellement remis les insignes du pouvoir.  Le Président de la République à l’époque de la mort de Pilsudski, Ignacy Moscicki,  avait dit en une phrase ce que la nation devait à cet homme : « Il a donné à la Pologne la liberté, des frontières, la puissance et le respect… ».

La Constitution polonaise de 1921

 

Le 17 mars 1921, avait été promulguée par le Parlement  la « Petite Constitution » provisoire démocratique, sur le modèle de la séparation des pouvoirs. Cependant, la Diète, omnipotente et agitée par  des idées, des ambitions et des rivalités politiques et personnelles exacerbées, avait instauré un gouvernement faible. Elle limitait  avec un soin particulier les compétences et les prérogatives du Président de la République, car elle était persuadée que Pilsudski obtiendrait la Présidence.  Or, Pilsudski  tenait à ce que le Président fût un civil et un intellectuel éminent. Lui-même avait reçu, comme on l’a vu, le titre de « Chef de l’Etat » (Naczelnik Panstwa). Il accueillit avec approbation l’élection de Gabriel Narutowicz, rentré de Suisse,  polytechnicien, ministre des Travaux publics, puis des Affaires étrangères, « patriote polonais et démocrate occidental ».  L’assassinat de Narutowicz en décembre 1922 par un illuminé d’extrême-droite incita Pilsudski à réagir.

 

Mais, ce qui le décida à agir, ce fut la tentative du Parlement en 1923 de lui  retirer  l’autorité sur l’armée. Pilsudski  y  vit un danger pour la sécurité de la Pologne. En effet,  la Pologne avait encore besoin de la protection des armes pour ses frontières, et d’une armée cohérente,  en phase avec son chef . Le maréchal Pilsudski connaissait les périls, et les capacités de son armée, comme personne d’autre. En ce temps trouble,  l’armée était essentielle. La désorganisation qu’il entrevoyait le poussa à l’action.

L’exil intérieur de Pilsudski

« Pilsudski passa à l’attaque au milieu de l’année 1923. Comme à son accoutumée, il livra le combat - révolte d’une personnalité historique d’exception contre la dispersion des forces et des valeurs de l’Etat abaissant sa dignité – ouvertement, heaume relevé. Il renonça à tous ses postes officiels, quitta les rangs de son armée polonaise bien aimée, quitta Varsovie pour Sulejowek (sa maison de campagne - AV),  et s’expliqua devant ses anciens des Légions : je quitte le service actif dans l’armée, car l’armée doit être une « grande muette », et la situation politique de l’Etat exige que je parle. » (Cf. Eugeniusz Kwiatkowski, « W takim zylismy swiecie »  (Le monde tel que nous l’avons vécu), Cracovie, éd. Znak, 1990).

Pilsudski  resta en exil intérieur trois ans, donnant interviews et conseils,   en contact avec les opinions publiques à travers la presse. Observateur bien informé, il assistait avec passion,  mais aussi avec impuissance aux événements intérieurs et extérieurs qui n’avaient rien de réjouissant pour la Pologne. La France tendait vers une alliance « panslave » chère à Masaryk et à Benes,  dont Staline était, et sera toujours le plus fervent partisan dans l’intérêt évident de l’URSS en Europe. Dès juillet 1922,  le chef du 2 ème Bureau français, le colonel Fournier, avait adressé au Président du Conseil un rapport insistant sur « la nécessité d’une coalition avec la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie contre l’Allemagne » écartant quelque peu la Pologne.  Le Traité de Locarno restreignait les possibilités de la France de respecter ses engagements militaires envers la Pologne,  en cas d’agression.

La signature en avril 1926 d’un accord soviéto-allemand  concernant la collaboration militaire renforçait, quatre ans après, le Traité germano-soviétique de Rapallo. Des incidents germano-polonais à Dantzig/Gdansk et des attentats communistes de plus en plus nombreux ne laissaient pas Pilsudski en repos. Le verre d’eau qui fit déborder le vase, ce fut la formation d’un gouvernement dit « de main forte » par Wincenty Witos du Parti Paysan (auquel Pilsudski avait déjà confié un gouvernement en 1920). Celui-ci nomma un ministre des Affaires militaires décidé à chambouler les structures de commandement de l’armée polonaise. Pilsudski  critiqua ces mesures dans la presse (« Kurier Poranny »), mais son intervention fut confisquée par le Commissariat du gouvernement de la ville de Varsovie.  

Le coup d’Etat de Pilsudski en 1926

 

Pilsudski  et l’armée réagirent par un bref coup d’Etat, le 12 mai 1926. Vainqueur absolu, plébiscité par la nation, Pilsudski refusa une fois de plus toute forme constitutionnelle d’une dictature militaire ou d’un régime populaire sur le modèle fasciste, comme il l’a expliqué au journal français « Le Matin »,  le 25 mai 1926. Dans les années à venir  en  Pologne,  des partisans de mouvements fascistes ou phalangistes étrangers seront étroitement surveillés, et quelquefois arrêtés. Quant au parti communiste,  il sera déclaré illégal  pour intelligence avec l’ennemi bolchevique en 1919-1920 dans l’intention de prendre le pouvoir sous occupation étrangère.

 

Notons que le parti communiste a été déclaré illégal en Pologne de Pilsudski  avec un demi siècle d’avance sur la Tchécoslovaquie de Vaclav Havel… En effet, selon la loi votée par le Parlement  tchécoslovaque en 1991,  l’article 260 du code pénal interdit l’activité et l’idéologie porteuses de haine du fascisme et du communisme. Action et propagande étant passibles de un à cinq ans de prison.

 

A l’issue du coup d’Etat militaire,  le maréchal Pilsudski prit le porte feuille de ministre des Affaires militaires qu’il garda jusqu’à sa mort, tout en influant en Chef d’Etat sur la vie politique de son pays, en jouissant d’une incroyable confiance populaire. Cela,  malgré le coup d’Etat,  malgré des arrestations provisoires d’anciens députés à la veille d’élections perturbées par leurs partisans, et aboutissant à des exils politiques en Tchécoslovaquie et en Suisse, où  fleurit l’opposition. Malgré un procès d’opposants politiques à Brest-Litovsk et des internements à la suite de l’assassinat politique du ministre de l’Intérieur Pieracki par un nationaliste ukrainien aux accointances étrangères encore obscures.

Des atteintes aux droits de l’Homme en Pologne pilsudskiste

Pilsudski  resta aux yeux du peuple le garant de la liberté nationale malgré la création en 1934 du camp d’isolement de Bereza Kartuska , qui devait fonctionner un an pendant la période trouble de la « nuit des longs couteaux » en Allemagne, de l’assassinat de Kirov en URSS, et du déchaînement par le Kremlin de l’action anti-polonaise du NKVD, dite « Opération POW »,  mais qui  resta, hélas,  ouvert jusqu’en 1939.  C’était, il faut le dire aussi,  toute une période d’infiltration en Pologne de « cinquièmes colonnes » tant nazies que soviétiques, comme on le découvre dans les archives russes .  Le camp de Bereza Kartuska a généré des abus flagrants des droits de l’Homme,  mais ne fut en rien comparable à ce qu’évoque le mot « camp »  sous le régime et l’occupation nazis allemands et communistes soviétiques. Les détenus à Bereza Kartuska furent environ  cinq cents : « des spéculateurs, mais aussi des prisonniers politiques », selon la constatation d’un juriste critique à l’égard du pouvoir. Ceux des communistes qui y furent détenus  ont tous survécu à la liquidation physique de leurs camarades du KPP à Moscou. (Cf. A. Viatteau, « Staline assassine la Pologne, 1939-1947 », op. cit.).

L’autorité posthume de Pilsudski

L’Ambassadeur de France à Varsovie, Jules Laroche, notait le 15 mai 1935, à l’intention de son ministre à Paris : « On se soumettait à ses actes politiques, même à ceux qui étaient difficilement acceptables, avec la profonde conviction que le Maréchal Pilsudski avait des raisons supérieures pour les commettre ». Léon Noël , ambassadeur nommé au moment de la mort de Pilsudski,  exprimait son étonnement, dans une note du 22 mai 1935,  de voir des opposants fervents « Paderewski, Sikorski, Haller – rendre hommage au patriote,  prouvant qu’ils n’avaient cessé de subir l’autorité de Pilsudski, en dépit de leurs attaques contre lui… » (Cf. Archives du Quai d’Orsay et A. Viatteau  « Jozef Pilsudski … » , op. cit.).

« Eravamo amici », aurait dit le Pape Pie XI à la mort du maréchal Pilsudski.  Le Pape, alors qu’il était Nonce apostolique à Varsovie en 1920,  avait été le seul diplomate étranger à n’avoir pas fui la capitale  menacée par les armées bolcheviques. Il avait alors rassuré le Saint-Siège : « Tant que Pilsudski est aux commandes, l’Eglise catholique en Pologne n’a rien à craindre ».  Et Pilsudski avait vaincu. Dans les années 1930, Pie XI et  Pilsudski avaient discerné clairement la menace totalitaire et criminelle de l’hitlérisme et du stalinisme.  Le Pape avait promulgué à Pâques 1937 deux encycliques, « Mit brenender sorge » contre le nazisme et « Divini redemptoris » contre le communisme.  Il  mettait en garde contre le caractère génocidaire des deux idéologies. Pilsudski  avait tenté de mobiliser les puissances démocratiques pour le combat inévitable. 

« Une messe fut célébrée au Vatican, à l’église du Vicariat. (On ne voulait pas de précédent qu’eut fourni une messe à la Basilique Saint-Pierre à laquelle on prétendrait ensuite à la mort de chaque Chef d’Etat). Tous les cardinaux étaient là, tous les ambassadeurs.  L’Europe était à un tournant (…) Pie XI demanda à Jean Rosen de peindre deux fresques dans sa chapelle de Castelgandolfo : la défense de Czestochowa et la bataille de Varsovie. Au dessus de la porte deux cartes : sur l’une d’elles les armoiries des Pilsudski.  (Cf. Mgr. Walerian Meysztowicz, « Gawedy o czasach i ludziach » (Des époques et des gens…), Londres, éd. Polska Fundacja Kulturalna, 1986).

Pilsudski, protestant et catholique, protecteur des juifs

Jozef  Pilsudski est né et mort catholique, après une conversion au protestantisme pour épouser sa première femme, divorcée. Il a été socialiste, sceptique kantien,  mais jamais athée. Il  a rétabli, selon la Constitution du 3 mai 1791,  le statut du catholicisme, religion d’Etat en Pologne,  tout en  reconnaissant l’égalité des droits à toutes les religions et à toutes les minorités religieuses et nationales.  Il  instaura dans l’armée des aumôniers de tous les cultes. Ce sont eux  qui furent exterminés les premiers par le NKVD, à Noël 1939,  après l’agression germano-soviétique contre la Pologne. A  la mort du Maréchal,  des témoignages de reconnaissance lui furent donnés par les minorités nationales et religieuses, qui perdaient un défenseur, ainsi que le signalait l’Ambassadeur de France dans son rapport du 15 mai 1935 : « Les organisations des minorités s’associent au deuil en proclamant des appels et des résolutions. C’est ainsi qu’hier, à Varsovie,  au cours d’une réunion d’organisations ukrainiennes,  fut prononcé un discours émouvant et votée une résolution. La communauté juive de Varsovie convoqua une réunion où furent prises une série de décisions ; un télégramme de circonstance au Président de la République fut rédigé,  le mot d’ordre fut donné  de participer massivement aux funérailles, des cérémonies funèbres furent annoncées dans les synagogues et la décision fut prise d’éditer une monographie consacrée à Pilsudski et à la question juive. Les organisations de la minorité allemande ont également voté des résolutions de circonstance et leurs journaux en berne célébraient chaleureusement la mémoire du Maréchal ». (Cf. Archives du Quai d’Orsay,  rapport n° 300  du 15.5.1935 de l’Ambassadeur de France sur les funérailles du Maréchal Pilsudski).

Le « New York Times » rapportait, d’après la Jewish Telegraph Agency de Varsovie,  que tous les garçons juifs nés le jour de la mort de Pilsudski à Rovno s’appelleraient Jozef, sur décision du Rabbinat,  car le Maréchal avait accordé la nationalité polonaise à 600 000 Juifs russes  fuyant les pogroms de la guerre civile entre « rouges » et « blancs ».  Joseph Rothschild  de Columbia University concluait que les Juifs polonais avaient « un grand respect pour Pilsudski ». Le président de l’American Jewish Committee écrivait : « Nous reconnaissons tout particulièrement la ferme opposition de Pilsudski à tous les mouvements chauvins semant la discorde  entre les divers éléments composant la population polonaise ».  Le « New York Times » concluait en ces termes : « Les libertés civiques n’ont pas été supprimées en Pologne, comme elles l’ont été dans d’autres Etats autoritaires. (…) Le traitement des minorités par Pilsudski a été juste et bienveillant ». (Cf. « The New York Times », 14, 15, 17, 20 mai 1935).

Pilsudski et la franc-maçonnerie

« Pilsudski se comportait bien à l’égard de la franc-maçonnerie, mais refusait d’y appartenir. Les Français du « Grand Orient » lui en voulaient parce qu’il préférait la maçonnerie anglaise de rite écossais », nous a raconté en 1992 le Grand maître de la Loge nationale polonaise, Tadeusz Gliwic.  Pilsudski a parfois utilisé les influences maçonniques polonaises dans la diplomatie. Mais il a voulu refuser tout poste au pouvoir à son frère Jan, qui était franc-maçon,  et il a interdit aux  militaires l’appartenance maçonnique, car il ne pouvait tolérer dans l’armée deux sources de commandement et d’intérêt, notamment supranationaux.

Lorsque le général Wladyslaw Sikorski, devenu chef de l’Etat-major général, créa  en 1922 une organisation semi-maçonnique « Honneur et Patrie », dont il  prit la tête et à laquelle adhérèrent des officiers supérieurs – y compris pilsudskistes -, il dut choisir entre la carrière et la maçonnerie. La loge cessa d’exister en 1923.  D’autres loges furent « endormies » par les maçons eux-mêmes, y compris par des amis du Maréchal, comme Andrzej Strug,  car Pilsudski y avait placé des hommes à lui  pour vérifier qu’il ne s’y tramait rien contre les intérêts de la Pologne.  Pilsudski disait : « Fondez, si vous voulez, des sociétés de faveurs mutuelles, mais n’appartenez pas à des sociétés internationales telles qu’il vous faudrait un jour couvrir pour elles des agents nuisibles seulement parce qu’ils auraient réussi à y pénétrer ». (Cf. Aleksandra Pilsudska, « Wspomnienia » (Mémoires), Varsovie, éd. Novum, 1989).

Selon Tadeusz Gliwic, calviniste, dont ce fut le dernier mot de notre entretien (il est mort l’année suivante), Pilsudski était proche de ceux des francs-maçons qui considéraient la religion comme un droit fondamental de l’Homme, car « à  force de refuser de servir Dieu,  on finit toujours par servir le diable ».

Témoignage de Witold Gombrowicz sur Pilsudski

Dans l’atmosphère générale de deuil national et de catastrophe à l’approche des années d’épreuves, auxquelles « l’homme providentiel » qu’apparaissait être  Pilsudski  aurait seul fait face dans l’esprit  des gens en Pologne,  une voix  particulière est à noter : celle de l’écrivain polonais de renommée mondiale, Witold Gombrowicz. Auteur peu suspect de tendances autoritaires,  humoriste et anti-conformiste,  il souleva des critiques pour une remarque ironique sur la pompe des cérémonies de funérailles du Maréchal. Il écrivit alors : « Pilsudski sur son catafalque n’a pas dû du se sentir aussi offensé par mon insubordination. (…) lui qui aimait à être obéi,  mais qui appréciait la dignité, la liberté et la fierté chez les Polonais ». Gombrowicz, qui était enchanté par la grandeur et la « manière d’être somptueuse » propre à Pilsudski,  poursuivait : « Pilsudski ! il ne m’appartient pas de juger sa politique. J’ai  tendance à croire, il est vrai, que  s’il y avait à l’époque  à la tête de la Pologne Churchill,  Mussolini ou même Napoléon avec Talleyrand, ils n’auraient pu faire davantage, car les possibilités politiques de la Pologne étaient infiniment limitées par la situation géographique de cet Etat au cœur des convulsions d’une Europe malade de tous les maux qui allaient bientôt éclater. Pilsudski faisait ce qu’il pouvait et comme il le pouvait. Son réalisme, son audace et son courage resplendissaient sur le fond des pacifismes couards des prétentieux bourgeois français et anglais avec leurs Briand, leur Ligue des Nations ou leur Locarno. (…) Nous, les écrivains,  discutions parfois des heures de cette figure étonnante, qui nous réjouissait et dont nous essayions de percer les secrets. Cependant, nos conversations étaient dominées par les sentiments – parfois le respect rendait l’analyse impossible. Mais, pour ce qui est de la grandeur de Pilsudski, elle restait presque toujours hors discussion, comme un fait établi ». (Cf. Witold Gombrowicz, « Wspomnienia polskie » (Souvenirs de Pologne), Paris, éd. Instytut Literacki).

Pilsudski : « Etre vaincu et se soumettre,  voilà la défaite »

Après la défaite de la Pologne en septembre 1939 par l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, à l’issue d’un mois entier de combats vaillants,  mais restés solitaires,  la Pologne ne représenta  plus pour l’Europe le « rempart » et l’artisan de la victoire  européenne de 1920 sur le communisme soviétique,  mais  l’Allié de la première heure et sur tous les fronts du combat contre le nazisme. Le maréchal Jozef Pilsudski avait été  le père de la Victoire  de 1918 à 1921. C’est lui qui avait inculqué aux Polonais,  au cours des deux décennies de liberté et d’épanouissement,  un esprit de lutte et de résistance à l’épreuve de tout. « Etre vaincu et se soumettre, voilà la  défaite », ce mot de Pilsudski fut inscrit au monastère de Czestochowa en 1979, pendant la première visite du Pape Jean Paul II en Pologne, à la veille du combat de Solidarnosc et de la Pologne contre l’intégration soviétique communiste. Pilsudski  était haï par le tardif, quoique héroïque, Allié soviétique de 1941, après la connivence de Staline et d’Hitler qu’il n’avait cessé de dénoncer.

L’homme qui  marqua la Seconde Guerre mondiale et la Résistance polonaise fut le général Wladyslaw Sikorski.  Il représenta à la fois la grandeur de la Pologne en lutte et la petitesse d’une politique,  polonaise et étrangère,  de revanche anti-pilsudskiste, d’orientation ancienne « russo-occidentale »,  parfois devenue pro-russe-soviétique  dictée par la conjoncture. Jusqu’à ce qu’il apparût  avec clarté que la Pologne et l’Europe étaient à nouveau menacées de l’Est. Mais, cela n’était pas encore clair pour les Alliés occidentaux, pas même en 1944-1945. (Cf. Alexandra Viatteau, « Pilsudski et Sikorski dans le contexte franco-polonais et européen avant et pendant la Seconde Guerre mondiale », in Actes du colloque « La Pologne dans le système européen du partage à l’élargissement (XVIII ème – XXI ème siècles) », 14-16 octobre 2004 en Sorbonne, dir. Georges-Henri Soutou, à paraître ; cf. aussi Jan Nowak-Jezioranski, « L’Insurrection de Varsovie, essai d’analyse de la bataille » et  Alexandra Viatteau,  « La bataille de Varsovie dans le plan stratégique « Tempête » in « L’Insurrection de Varsovie, la bataille de l’été 1944 », op. cit.).

Une conférence française sur Pilsudski ovationnée à Varsovie en 1964

En 1964, en pleine période communiste, mais ouverte déjà à certains contacts dans le cadre de la  « détente », le professeur Jean Touchard, spécialiste des idées politiques aux Science-Po de Paris, est allé faire une conférence sur Charles de Gaulle à Varsovie. Cela se passait à une époque où la propagande soviétique et l’historiographie communiste avaient réussi à imposer, y compris dans l’enseignement occidental de l’Histoire qui en porte encore de nombreuses traces en France, la vision déformée d’un « Pilsudski fasciste ».  En 1968,  de Gaulle sera, lui aussi, qualifié de fasciste par les marxistes-léninistes  et trotskistes parisiens. Mais l’homme nous était trop connu pour que la désinformation fut efficace. Il faut de l’ignorance pour que la désinformation intoxique.

Jean Touchard a donc rappelé à Varsovie combien le général de Gaulle avait eu de respect pour le maréchal Pilsudski, qu’il avait connu en 1920 en Pologne, et dont il avait attentivement lu et relu les « Œuvres, discours et consignes ».  Touchard avait consulté spécialistes et témoins,  dont Georges Mond,  créateur à l’Institut Français de Presse de l’enseignement, à l’époque unique en France, sur le système d’information et de propagande en URSS et dans les Pays de l’Est. Enseignement que j’ai repris après lui en 1987. 

Le professeur Touchard a comparé le général de Gaulle au maréchal Pilsudski, et il a établi un parallèle  entre leurs idées stratégiques et politiques. Si audacieux et anticonformiste que fût ce discours, il reçut une ovation. On put même entendre sous cape qu’ « enfin, un Français contemporain avait compris quelque chose à la Pologne ».

Les deux chefs d’Etat militaires et démocrates avaient, selon Touchard, un trait commun essentiel.  Ils étaient tous deux amoureux fous de leur patrie et circonspects à l’égard de leurs compatriotes. Mais finalement, de Gaulle et Pilsudski  plongeaient  leurs racines trop profondément dans la nation pour douter d’elle. « Je suis un homme fort, écrivait Pilsudski en 1926, j’aime décider seul.  Mais, lorsque je considère l’histoire de ma patrie,  je ne crois pas – vraiment pas – qu’on puisse la mener à la baguette ».  (Cf. Jozef Pilsudski, « Pisma zebrane » (Morceaux choisis),  Varsovie, 1937).

Au soir de sa vie, Pilsudski disait encore à ses familiers : « J’ai beau chercher, je ne trouve rien qui puisse remplacer la démocratie ».  Anatole Muhlstein, dont nous recommandons chaleureusement l’ouvrage,  ou sa réédition, était frappé par le contraste de cet homme rigoureux, autoritaire, né pour le commandement, et qui n’admettait pas la dictature. « Sur ce point, il n’a jamais varié. La dictature, en tant que régime définitif de gouvernement, lui paraissait incompatible avec la vie moderne ». 

« Pascal  n’admirait jamais l’excès d’une vertu dans un homme, s’il ne trouvait pas en lui en même temps l’excès de la vertu opposée.  Si le grand moraliste a entendu donner ainsi une définition du génie, il faut dire qu’elle s’applique, avec une grande précision,  au cas de Pilsudski. Rarement un homme fut doté de tant de vertus opposées. (…) Il avait au suprême degré, selon le mot profond de Bergson,  « le discernement prophétique du possible et de l’impossible ». (Cf. Anatole Muhlstein, op. cit.).  

Ce qui nous amène à nous demander : Et si l’Europe avait écouté Jozef Pilsudski à temps ?…

Alexandra Viatteau

Voir une collection de photographies du maréchal Jozef Pilsudski

Ecrire à l'auteur: Alexandra Viatteau, cours sur la Désinformation (Journalisme européen), Université de Marne-la-Vallée, Département des Aires culturelles et politiques, Cité Descartes, 5 boulevard Descartes, Champs sur Marne, 77454, Marne-la-Vallée, Cedex 2, France.

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Date de la mise en ligne: avril  2005

 

 

 

   

 

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