Recherche par sujet

www.diploweb.com Géopolitique de l'Ukraine, de la Pologne et de la Russie

Deux « prétendants » historiques

à la domination de l’Ukraine,

Pr. Daniel Beauvois, Historien, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne

 

Au vu de l’attitude séculaire de la Russie et de la Pologne - les deux principaux « prétendants » à la domination des Ukrainiens - on retiendra surtout la permanence de leur mauvaise foi. Peu de peuples offrent tant d’exemples de constructions légitimatrices extérieures. Depuis quinze ans, l’Ukraine essaie de développer sa propre souveraineté. Elle a, pour cela, des bases solides, édifiées par les nouvelles élites qui se sont multipliées au cours des derniers siècles, notamment dans son émigration américaine, et dont elle tire une légitimité qui paraît de plus en plus sûre. Encore faudrait-il que les « voisins prétendants » cessent leurs jérémiades déploratoires et leurs publications pro domo, et que l’Union européenne s’interroge beaucoup plus sérieusement sur le besoin de reconnaissance identitaire qui n’est pas suffisamment reconnue à ce pays.

 

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente  sur Internet un article du Professeur Daniel Beauvois publié dans le n°10 de la revue Transitions & Sociétés, en juillet 2006. Nous remercions la direction de la revue Transitions & Sociétés et vous invitons à découvrir son projet éditorial et les sommaires des numéros déjà parus.  

Mots clés - Key words: histoire de l’ukraine, daniel beauvois, historien, université paris 1 panthéon- sorbonne, revue transitions et sociétés, hélène blanc, géopolitique de l’ukraine, pologne, russie, union soviétique, urss, kiev, identité, pays de la marge, pays des confins, union européenne, politique européenne de voisinage, candidature informelle à l’union européenne, élargissements futurs de l’union européenne, histoire des slaves, baltes, lituaniens, polonais, russes, autrichiens, allemands, hongrois, russophilie française, nationalisme russe, nationalisme polonais, eurasisme, euro-asiatisme, rapports russo-ukrainiens, galicie, grande russie, rous’, mythographie, revue kultura, identité ukrainienne, captation de l’histoire, catholicisme, démocratie nobiliaire polonaise, polonais d’ukraine, confins polonais. 

 

*

 

 

L’Ukraine est sans doute le seul pays du monde dont le nom même traduit une ambiguïté, qui érige sa marginalité en identité. Elle semble avoir intériorisé les interventions de ses voisins à un point tel qu’elle se dit U-kraïna, c’est à dire le pays de la marge, des confins. Les strates de ces interventions sont si nombreuses que l’histoire de ce pays se lit comme un palimpseste. Chaque intervenant prétend souvent que sa marque est plus profonde que celle des autres. Depuis peu, l’Union européenne est, à son tour, à la frontière de cet Etat. Cela nous impose le devoir de mieux connaître ce nouveau voisin qui ne manque pas de revendiquer son appartenance à notre communauté, mais aussi les « droits de protection » que s’arrogent les voisins plus anciens, au nom d’un long passé souvent arrangé dans cette perspective. 

Comment Kiev, capitale d’une immense principauté rassemblant tous les Slaves de l’Est, du IXe au XIIe siècles, déjà marche septentrionale de l’empire byzantin qui la marqua d’une copie – un peu réduite, mais non moins somptueuse – de sa Sainte Sophie, devint-elle la marche de l’empire mongol, de la Horde d’or de Crimée, alors que des Normands scandinaves (les Varègues) la gouvernaient ?  Comment des Baltes, les Lituaniens, la dominèrent-ils aux XIII-XIVe siècles ? Comment se laissa-t-elle ravir, par Moscou, le titre de Troisième Rome qui lui revenait ? Comment, par le biais lituanien, entra-t-elle pour quatre siècles dans la sphère polonaise, non sans éprouver des influences hongroise, allemande et surtout latine ? Comment, enfin, tomba-t-elle dans l’orbite russe et, plus partiellement, dans celle de l’empire d’Autriche, avant d’être rattachée à l’U.R.S.S. et à la Pologne, puis, après 1945, devint-elle totalement dépendante de Moscou ? 

Des réponses complètes à ces questions peuvent se trouver dans les deux Histoires de l’Ukraine publiées en ukrainien en 1997 par Natalia Jakovenko (des origines à 1772) et par Iaroslav Hrytsak (de 1772 à nos jours), qui constituent les synthèses les plus neuves, encore non traduites en français. 

Nous nous contenterons ici d’analyser brièvement les deux visions les plus nettement manifestées chez les voisins après la déclaration d’indépendance de 1991 : l’attitude russe qui se veut dans la ligne byzantine et l’attitude polonaise qui se veut dans la ligne occidentale. Ces deux revendications/nostalgies se retrouvent en Ukraine même et ont été finement étudiées dans un livre récent de Mikola Riabtchouk, intitulé Les deux Ukraines. Nous voudrions seulement poser, en quelques pages et quelques lointains retours en arrière, des jalons destinés à fixer les idées, à renverser des lieux communs non fondés, à expliquer des mythes tenaces pour inviter l’Européen moyen – peut-être même quelque décideur – à se forger une vision propre et adéquate de ce pays.

 

« L’amour qui embrasse tout » des Russes 1 

La mode en France, où l’on aime beaucoup la grandeur russe, est de répéter après M. Gorbatchev (à moins que ce ne soit après Z. Brzezinski) que « la Russie sans l’Ukraine cesse d’être un empire ». Double erreur. Les immenses territoires non russes inclus dans l’actuelle République Fédérative de Russie restent bien un empire (demandez aux Tchétchènes ou aux Tatars). Et surtout cette idée semble accréditer celle que les Russes, après deux siècles d’annexions progressives, n’ont cessé d’imposer à l’Europe : l’Ukraine serait une province russe. 

Depuis la montée de russophilie liée à l’alliance franco-russe de 1892, qui permit les vastes investissements irrémédiablement perdus en 1917, des générations d’historiens français ont martelé la vision d’une identité ukrainienne assimilée à un régionalisme folklorique. Le livre d’Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, édité en 1898 et reproduit jusqu’à nos jours (Laffont, collection « Bouquins »), est clair : « Peu importe que l’idiome petit russien mérite le titre de langue au lieu du nom de dialecte – il en était bien ainsi de notre provençal – peu importe même que le peuple malo-russe ou ukrainien ait droit à être considéré comme une nation ou une nationalité distincte... Ce qui ne souffre pas de doute, c’est que vis-à-vis de l’Occident, le Petit Russe est aussi russe que le Grand Russe ». Ce refus d’entrer dans les « détails » (une communauté distincte de quand même 50 millions d’habitants !) existait dès le XVIIIe siècle et les distorsions interprétatives occidentales ont été excellemment montrées dans la thèse de Lortholary, Le Mirage russe. Il était si bien intégré à la vision française de l’empire russe qu’au lendemain de l’indépendance ukrainienne, V. Giscard d’Estaing comparait cette séparation à l’éventuel arrachement de la région Rhône-Alpes à la France. 

Aujourd’hui encore les théoriciens du nationalisme russe présentent l’indépendance ukrainienne comme une amputation inadmissible. Igor Tchoubaïs crie : « On nous a coupé la jambe, coupé le bras, on a démembré un seul et même être » et son ami Alexandre Prokhanov, rédacteur de Zavtra (Demain) l’organe des « rouges-bruns », ajoute : « pour moi l’Ukraine et les Ukrainiens, c’est une partie de la Grande Russie qui devra être restaurée, c’est inévitable, c’est la logique de l’histoire. L’Ukraine et les Ukrainiens sont une partie du grand peuple russe et soviétique » 2. Le « grand frère » ayant conservé toutes les régions gazières et pétrolières peut, quand il le voudra, réimposer sa « fraternité », aux applaudissements de prophètes comme Soljénitsyne qui dénonce, lui aussi, les menées hostiles de « l’étranger » et prône le retour à « l’activité créatrice originale du peuple », aux « traditions multiséculaires de la Russie », pour sortir de cette « préagonie de la Russie ». 

Depuis plus de vingt ans, une théorie néo-coloniale ou néo-impériale russe fait florès dans les sciences humaines russes : l’eurasisme (l’euro-asiatisme). Née autour de 1920 chez des historiens émigrés, alors que les liens avec l’Occident étaient affaiblis par la Révolution, cette théorie prétend édifier une entité commune avec les lointains espaces asiatiques conquis par la Russie – nouvelle Scythie – et créer avec les Slaves de l’Est un « ethnos » – mot très à la mode – commun. Remise en honneur  par Lev Gumilev (fils du célébre poète) dans les années 1980, elle est aujourd’hui propagée par les écrits racistes et impérialistes de Dugin. Une excellente étude française récente en retrace les origines et l’impact au XIXe siècle 3. Poutine n’est pas loin de ces idées. Sa nostalgie impériale n’est dénoncée que par une frange courageuse et ouverte sur l’Occident qui ne craint pas de pointer la tendance fondamentale séculaire de l’État russe, mais parvient à peine à se faire entendre 4. Il s’agit pour ces observateurs lucides de dénoncer la renaissance d’une xénophobie officielle, basée sur l’intégrisme orthodoxe qui a fondé, depuis l’émergence de l’idée d’une « Moscou  troisième Rome », l’alliance de l’armée et de l’Église comme fers de lance d’un panslavisme expansionniste. 

La bibliographie des rapports russo-ukrainiens est abondante 5. Il suffira ici de rappeler la manière dont les historiens russes ont longtemps, et encore récemment, imposé la vision « moscocentrique » de leur empire aux naïfs historiens du monde entier qui, en général, ne se sont presque jamais donné la peine de lire autre chose que ces Russes, fuyant les archives ou s’abritant derrière leur prétendue fermeture, et ont donc enseigné les mêmes théories et publié des livres allant toujours dans le sens russocentrique. En France, les piliers les plus sûrs de cette tendance furent, à l’époque soviétique, Roger Portal et, dès avant la « transition » (qui n’en finit pas et serait plutôt une continuité), Hélène Carrère d’Encausse. J’ai déjà largement expliqué combien ces positions étaient insuffisantes 6, mais, avant de montrer quelles autres constructions doivent être prises en compte pour esquisser le passé ukrainien, revenons encore sur le monumental détournement d’héritage opéré par les Russes pour se légitimer en tant qu’État inscrit dans la longue durée. 

Déjà la date officielle du rattachement de l’Ukraine à la Russie, 1654, retenue par l’historiographie tsariste, puis soviétique, est une duperie. L’hetman (chef) cosaque Bohdan Khmelnitski ne conclut alors qu’une alliance conjoncturelle avec le tsar Alexis Mikhaïlovitch, qui fut vite remise en question par ses successeurs. Elle ne concernait que la petite communauté cosaque sous ses ordres, le long du Dniepr. La pénétration russe de l’Ukraine rive gauche (à l’est du Dniepr) devint une réalité, fin XVIIe-début XVIIIe siècle, sous Pierre le Grand, mais ne fut officialisée qu’après 1780 par la suppression, sous Catherine II, des franchises et de l’autonomie locale, par l’abolition de l’hetmanat. Pendant cette période, la république lituano-polonaise renonça à la domination de cette rive gauche en acceptant, en 1667 (trêve d’Androussovo), que le Dniepr devînt sa frontière avec la Moscovie, mais les Russes ne prirent un petit pied sur la rive droite, en annexant Kiev, qu’en 1686 (paix dite de Grzymultowski, du nom de son négociateur polonais). Ainsi la « capitale » de l’Ukraine (alors bourgade ne dépassant pas 10 000 habitants) devint-elle russe fin XVIIe siècle, tout en restant enclavée dans les 250 000 km2 de la rive droite qui, eux, restèrent rattachés à la République jusqu’au second partage dit de la Pologne, en 1793. Au-delà, et jusqu’en 1917, la prédominance économique et culturelle polonaise resta néanmoins nette à l’ouest du Dniepr, autant qu’au sud-ouest, en Galicie (autour de Lwow-Lviv) tombée, à la même date de 1793, dans l’orbite autrichienne. Seul Staline « rassemblera les terres ukrainiennes », en 1945, en annexant ce tronçon autrichien (redevenu polonais entre 1919 et 1939). 

Mais par quel miracle Kiev a-t-elle pu devenir la « mère des villes russes » dans l’imaginaire collectif, malgré ce rattachement tardif à la Moscovie ? Car, de plus, il n’existe pas de Russie avant la fin du XVe siècle. L’appellation Rossiïa, qui sera longue à s’imposer autour de Moscou, n’est attestée pour la première fois dans les textes qu’en 1485. Voilà où la religion orthodoxe se révèle l’auxiliaire le plus précieux dans la construction du schéma légitimateur de la russité dans sa durée millénaire. 

Les moines moscovites des XVIe-XVIIe siècles savaient bien que Moscou n’existait pas avant la fin du XIIe siècle. Ils commençaient eux-mêmes à peine à se penser comme Russes, mais ils avaient besoin de racines et les trouvèrent. Il suffisait de s’approprier au figuré la zone du sud par laquelle la religion chrétienne s’était propagée de Byzance vers le nord depuis le IXe siècle et de prétendre voir une continuité politique là où il n’y avait que continuité religieuse. La construction était plus ou moins plausible car l’ensemble des territoires de l’Europe de l’Est était peuplé de Slaves qui avaient tous suivi le Grand Schisme de 1054. Cet immense ensemble s’appelait la Rous’ et avait été sous la domination de Vladimir (Volodymyr), prince de Kiev, à partir de son baptême, en 988. Cette ville devenait dès lors, avec sa cathédrale construite de 1017 à 1037, la métropole du rite byzantin de la Rous’. Cette Slavia orthodoxa fut vite divisée politiquement et éclata, après le déclin de Kiev, en 1125, en diverses principautés rivales : Souzdal et Vladimir à l’Est (avant l’apparition de Moscou), Novgorod, Polotsk et Smolensk au Nord-Ouest, Halytch au Sud Ouest. Après l’occupation de Kiev par les Mongols (Tatars) entre 1223 et 1240, le métropolite s’enfuit, en 1300, vers Souzdal, puis, peu après, à Moscou, où naissait une nouvelle principauté. Les princes de Moscou ne songèrent à utiliser le clergé pour s’inventer une filiation kiévienne que deux siècles plus tard. En 1448, cinq ans avant la prise de Byzance-Constantinople par les Turcs, l’Église « russe » se proclama autocéphale et Ivan III, qui annexait successivement à la Moscovie tous ses voisins, Iaroslav en 1463, Rostov en 1474, Novgorod en 1478, Pskov en 1521, couronna cette volonté de puissance en épousant, en 1472, Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin. Ses thuriféraires dirent que Moscou était désormais la « Troisième Rome ». Ivan le Terrible trouva ensuite normal de s’emparer du titre de César (Csar, tsar) et, peu après sa mort, sous la régence de Boris Godounov, en 1589, fut instauré à Moscou un patriarcat de l’orthodoxie qui reprit la prérogative de l’ancien métropolite de Kiev consistant à contrôler « toute la Rous’ », ce qui fut vite traduit abusivement par « toutes les Russies ». 

Cette substitution de métropole permettait d’affirmer la suprématie de la Moscovie qui devenait la « Grande Russie ». L’habitude fut prise d’appeler aussi « Russies » les autres parties de la Rous’. La Bela Rous’ devint la Russie Blanche et l’actuelle Ukraine fut appelée par Moscou la « Petite Russie ». Ces parties occidentales de la Rous’ n’adoptèrent cependant jamais elles-mêmes le nom de Rossiïa et gardèrent l’appellation de Rous’ que les sources occidentales traduisirent, pour faire la distinction, par Ruthenia. Les Roussiens (Rusyny) étant dès lors appelés ruthènes. 

La mythographie ainsi lancée n’allait plus s’arrêter, mais enfler sans cesse. Pierre le Grand trouvant sans doute « tsar » trop flou, se proclama clairement « empereur de toutes les Russies » et Catherine II donna un contenu à ce titre : en annexant presque tous les territoires ruthènes qui appartenaient à la République lituano-polonaise (en trois étapes : 1772, 1793 et 1795), elle eut des thuriféraires qui proclamèrent qu’il s’agissait en fait d’un retour de « terres de toute éternité russes ». En langue russe, les adjectifs rousskiï et rossijskiï (propre à la Rous et propre à la Russie), devinrent totalement interchangeables. La vulgate de l’histoire russe telle que devaient la recueillir, fin XIXe siècle, nos historiens russophiles était déjà prête. Quittant les grimoires des monastères, elle se précisa dans les dithyrambes de Derjavine à la Grande Catherine, se magnifia dans l’Histoire de l’État Russe de Karamzine, sous Alexandre I, puis tourna au vertige impérialiste à travers les écrits de Pogodine, Klioutchevski et Soloviev, illustrant désormais la formule du ministre S. S. Ouvarov, en 1833, « autocratie, orthodoxie, génie national » qui fondait mieux encore le régime. 

L’appropriation de l’héritage de Kiev (dès Catherine II, on trouve « princesse de Kiev » dans sa titulature) permit aux slavophiles, puis aux panslavistes du XIXe siècle, de cimenter les parties hétérogènes du socle slave qui ne pouvait plus souffrir de félure. De A. Khomiakov à N. Danilevski, en passant par D. Valouev, F. Tiouttchev, I. Aksakov, on retrouve la glorification de ce noyau ternaire où la Grande Russie est toujours assimilée à une « Russie Blanche » et une « Petite Russie ». L’ensemble de cette prétendue niédiélimaïa Rous’ (la Rous’ indivisible) est présenté comme la vserossiïskaïa imperïa (l’empire pan-russe). Les Soviétiques, après une brève hésitation dans les années vingt, reprirent vite cette tendance intégratrice, modèle idéal d’un nouveau mythe : la fraternité. L’eurasisme des bolcho-nationalistes conserve cette illusion et il n’est pas rare de la voir répétée, en Occident, mécaniquement, sans même qu’on prenne conscience de sa grave connotation impérialiste. Les magazines adorent parer Eltsine ou Poutine du titre de « tsar de toutes les Russies », sans songer un instant que les Russies autres que la Moscovie sont des Ruthénies. 

Ainsi un pays privé de tradition ancienne s’est-il approprié celle d’un voisin beaucoup plus vieux qui n’avait pas, il est vrai, pendant longtemps, les moyens de revendiquer sa primauté. « Kiev, mère des ville russes » a autant de valeur qu’en aurait Tournai, mère des ville françaises (Clovis y a eu sa capitale, mais la France peut-elle, à ce titre, revendiquer la Belgique ?) ou même qu’Aix-la-Chapelle, capitale de Charlemagne, qui nous donnerait des droits sur l’Allemagne ! Cette absurdité ne gêne pas les historiens qui, en Russie comme chez nous, parlent de « Russes » avant le XVe siècle et décrivent la principauté de Kiev des IXe au XIIe siècles en prétendant y voir la Russie ancienne 7. On voit ainsi apparaître à cette époque une « culture russe », des « marchands russes », un « pouvoir russe », des « villes russes », etc... Le plus grave est que cette façon de voir fut imposée et enseignée dans toutes les écoles d’Ukraine tsariste et soviétique, en langue russe, jusqu’en 1991. Dans le monde aussi. Elle inspirait encore récemment une histoire française de l’Ukraine 8.

 

Le masque civilisateur des Polonais 

La présence et le poids social, économique et culturel des Polonais en Ukraine dura beaucoup plus que celui des Russes. Les Occidentaux l’ignorent généralement. Cette présence fut plus souvent motif de discorde, voire de conflits inexpiables que de coexistence harmonieuse. Toutefois, il se trouva tardivement, à Paris, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un petit groupe de rénovateurs de la question, autour de la revue Kultura, rédigée par Jerzy Giedroyc (mort en 2000), qui prônèrent patiemment la nécessité de reconnaître enfin sans réticence une identité ukrainienne indépendante. Ces idées se concrétisèrent en Pologne après 1989 et aboutirent à la révolution copernicienne dans les relations polono-ukrainiennes des quinze dernières années. Ce changement, auquel la « révolution orange » doit beaucoup, est comparable à la réconciliation franco-allemande. Il est à souhaiter que le virage polonais vers une droite ultra, fin 2005, ne remette pas ce beau mouvement en cause. Cette inquiétude est pourtant justifiée. 

Ce succès, qui pourrait s’avérer très précieux pour l’Union européenne, tient à la manière nouvelle dont, par la Pologne, l’Occident s’est présenté à l’Ukraine. Mais il ne faut pas perdre de vue que pendant près d’un millénaire, le masque occidental des Polonais n’a su éveiller, malgré des moments de grande réussite, que méfiance et suspicion. Au moins aussi suspect que l’usurpation russe, ce passé doit être appréhendé afin d’inviter à la circonspection et d’éviter les faux pas. 

Les poussées occidentales vers l’Ukraine furent, très tôt, perçues sur place comme un prosélytisme religieux cachant un impérialisme politique. Dès l’époque de la principauté de Kiev, son souverain, Vladimir, ne supportait pas – avant même le schisme de 1054 donc – les tentatives de pénétration romaines. Il n’hésita pas à faire emprisonner son fils Sviatopolk, qu’il avait marié avec la fille de Boleslas le Vaillant, prince de Pologne, lorsqu’il constata que cette épouse, avec son chapelain, un évêque influent, voulaient refouler le christianisme byzantin. Il y a encore, cependant, dans l’imagerie historique polonaise d’aujourd’hui, une fierté au souvenir de Boleslas allant, en 1018, délivrer son gendre et ébrécher son épée – sorte de Durandal polonaise – en un geste rageur de victoire,  sur la Porte d’Or de Kiev, s’empressant ensuite de faire savoir son succès au pape de Rome. L’un de ses successeurs, Boleslas II, eut aussi l’appui du pape pour soutenir Iziaslav, autre prince de Kiev, également marié à une polonaise, plusieurs fois chassé entre 1069 et 1077. L’expansion monastique romaine incluait la Ruthénie dans ses visées. On vit des bénédictins à Kiev, et Bernard de Clervaux songeait aussi à s’y étendre au moment où son ordre gagnait la Pologne. 

Les Polonais ont tendance à opérer, symétriquement aux Russes, une captation de l’histoire des principautés de Halicz et de Volhynie, débris très vivaces de celle de Kiev (future Galicie) pour prouver que l’Ukraine entière (le reste étant déjà menacé par les Mongols) avait, dès 1199, choisi une orientation occidentale. Roman, prince de Halicz, petit-fils par sa mère de Boleslas-Bouche-Torse, avait été élevé à Cracovie et à Sandomir, dans un esprit latin. Il introduisit, dans sa part de Ruthénie, des colons allemands et l’architecture romane. Le prince Daniel, son fils, bien qu’inféodé aux Mongols après 1240, chercha auprès du pape à s’émanciper et se fit pour cela couronner ( sans suite durable) rex Russiae, c’est à dire roi de Ruthénie (1253). Cette pénétration latino-germano-polonaise fut encore plus forte sous le règne du troisième prince, fils du précédent, Lev (Léon), pour qui fut créée, en 1272, une nouvelle capitale destinée à devenir une plaque tournante de l’Europe du Centre Est : Lviv (Lwow, Lvov, Leopol, Lemberg). 

Lorsqu’en 1323 cette dynastie s’éteignit, le roi de Pologne Wladyslas le Bref trouva naturel de pousser sur le trône ruthène un prince polonais, Georges II, qui se convertit pour cela à l’orthodoxie. Empoisonné, celui-ci laissa une succession compliquée dont Casimir le Grand s’empara personnellement, en quelques étapes, de 1349 à 1366. La Pologne entrait ainsi dans la voie de l’expansion vers le Sud-Est et de la domination de territoires ukrainiens, ethniquement, religieusement et linguistiquement différents des siens. Cette annexion partielle, opérée trois siècles avant que les Russes ne commencent la leur par l’autre bout, donne encore aujourd’hui, à certains Polonais, le sentiment d’un « droit d’ancienneté ». 

Concomitamment, une nouvelle puissance qui s’était levée au Nord-Est, celle de Giedymin de Lituanie, s’empara de l’Ukraine centrale et de Kiev en repoussant les Mongols, mais, comme cette puissance allait, quelques décennies plus tard, en 1386, s’associer à la Pologne par une union dynastique (baptême catholique et mariage de Wladyslas Jagellon avec Edwige d’Anjou, héritière de Pologne), puis, en 1569, par une union politique très précise signée à Lublin, formant une sorte de Commonwealth appelé République des Deux Nations, il se trouva que les deux tiers occidentaux de l’Ukraine actuelle tombèrent sous influence polonaise. Plus même, la partie d’Ukraine qu’apportait la Lituanie réclama, en cette occasion, d’être au préalable (quelques semaines avant) nominalement rattachée à la couronne de Pologne. La Rous’ de Halicz se trouva ainsi rattachée, pour la première fois depuis le XIe siècle, à celle de Kiev et le roi de Pologne pût, dans sa titulature, se déclarer « roi de Pologne, grand duc de Lituanie et de Ruthénie (« ruski », de la Rous’) sans trouver le moindre rival car les idées annexionnistes de Moscou n’allaient pas encore dans cette direction. Organisée en voïévodies de Podolie, de Braclaw et de Kiev, cette Ruthénie centrale devenait l’U-kraine de la République. Ces confins enjambaient le Dniepr loin vers l’Est. Ces kresy (confins, en polonais) dont les élites n’allaient plus cesser de se poloniser volontairement, sont restés, jusqu’à aujourd’hui, dans la vision mythique de la grandeur polonaise, l’une des composantes les plus tenaces, l’un des motifs les plus obsédants de la mégalomanie nationale. Et pourtant, que de drames et d’erreurs (et d’horreurs) cette expansion allait causer qui ne sont toujours pas reconnus comme tels par l’historiographie, ni par l’opinion de la Pologne récente et actuelle ! 

Une tendance apparue chez certains historiens de l’après 1989 persuade les Polonais que l’énorme État ainsi constitué au XVIe siècle était harmonieusement multinational, multiculturel et fondait ses composantes dans un idéal civique de liberté, d’égalité, de fraternité et de tolérance, valeurs dont était soi-disant porteuse la noblesse de l’époque, qu’elle fût polonaise, lituanienne ou ruthène 9. Or ces valeurs –  qui furent effectivement prônées et jouèrent un rôle énorme dans la fusion des élites – n’étaient qu’une logomachie et ne concernaient – au mieux – qu’une mince oligarchie. Elles servaient essentiellement l’arbitraire des grands et, malgré la mise en place d’un système qui avait les apparences d’un parlementarisme (une diète, un sénat, des assemblées électorales locales), ne permettaient pas l’expression politique de toute la noblesse, étouffaient celle de la bourgeoisie et maintenait toute la paysannerie (90 % de la population) dans le servage. L’attrait de ce système auprès des grands de Ruthénie, et même, dans une certaine mesure, auprès des cadres de la cosaquerie – force militaire et identificatrice grandissante – fit que les conversions aux catholicisme ou l’adoption, dans ces milieux, de la culture polono-latine creusèrent vite un abîme entre le peuple paysan – resté de culture byzantine, non acculturé – et ses maîtres, vite assimilés à des Polonais. 

Certes, les historiens partisans du mythe multiculturel et du « rôle civilisateur » polono-occidental 10 ne manquent pas de souligner, à raison, des cas frappants d’osmose artistique, comme les fresques d’inspiration byzantine de Lublin, Sandomir, Cracovie (en territoire bien polonais) ou comme l’adoption, en 1382, d’une Vierge Noire de même style qui deviendra un symbole national. Ils rappellent aussi que les premiers livres en caractères cyrilliques furent édités à Cracovie, chez l’Allemand Schweitpold Fiol. Mais la latinisation religieuse fut loin de répondre à l’idéal d’harmonieuse tolérance dont aime se draper une historiographie partisane. Lorsqu’en 1596 fut adoptée, à la demande de quelques évêques orthodoxes tentés par les mêmes avantages de rang social que les autres aristocrates ruthènes, une autre Union, religieuse cette fois, qui rattachait purement et simplement les orthodoxes de la République à l’autorité du pape, la paysannerie ne comprit pas cette application radicale du principe ejus regio, cujus religio et un long chapelet de révoltes commença, qui devait donner à l’orthodoxie un caractère identitaire que Moscou ne cessa d’exploiter à son profit. Lorsqu’en 1632 l’erreur fut corrigée par le rétablissement d’une hiérarchie orthodoxe propre à la République, dirigée par un métropolite ayant, comme jadis, son siège à Kiev – toujours pas russe – tout semblait encore possible. Ce métropolite, Piotr Mohyla, créa un collège, plus tard académie, où la culture slavonne cohabita bien avec la latinité et la polonité. Son prestige et sa réussite inspirèrent même, jusqu’au début du XVIIIe siècle des établissements analogues en Russie où la connaissance et l’usage du polonais connurent un essor. En ce sens, on peu dire que la première « fenêtre sur l’Occident » en Russie ne fut pas ouverte par Saint-Petersbourg (1703), mais par la Ruthénie en cours de polonisation. 

Cela ne saurait toutefois pas effacer le refus profond et définitif de la culture polonaise et du catholicisme toujours offensif qui se manifesta en 1648, dans le bas-peuple et la petite noblesse, par l’immense rébellion de Bohdan Khmelnitski. Les seigneurs polonais ou polonisés traitaient trop leurs serfs en schismatiques méprisables. La cassure fondamentale était là et persista d’autant plus, malgré des tentatives contraires et fréquentes des chefs cosaques (en 1658, une nouvelle alliance pro-polonaise, signée à Hadziatch, promettait fallacieusement l’érection d’un duché autonome de Ruthénie) que la volonté de rallier tous les chrétiens à Rome ne faiblissait pas. Cet « uniatisme » fut si fort, dans le cours du XVIIIe siècle, qu’à la veille du premier partage de la République (1772), il n’y avait, de nouveau, plus de hiérarchie orthodoxe en Ukraine « polonaise » et que, partout, les propriétaires terriens avaient réussi à imposer l’uniatisme au clergé. La haine des Polonais s’était déjà manifestée de nouveau, en 1768, par un terrible massacre de nobles (et de Juifs, considérés comme à leurs ordres), à Human. Le clergé catholicisé et les fidèles retournèrent majoritairement (pas totalement) à l’orthodoxie dès l’annexion par la Russie (deuxième partage, 1793). Ce retour fut facilité par le mépris des catholiques romains pour les uniates, presque aussi fort que pour les orthodoxes. 

Il est donc très abusif de prétendre, comme on le lit ça et là, que le système de l’oligarchie de la République fit à l’Ukraine le don inestimable de son modèle d’égalité et de tolérance, valeurs de la prétendue « démocratie nobiliaire ». L’occidentalisation, de même, ne toucha qu’une infime frange nobiliaire et, dans une certaine mesure, l’art religieux (beaucoup d’églises ou monastères uniates adoptèrent une facture baroque). Il en alla différemment en Galicie après 1795. Là, le fragment d’Ukraine tombé aux mains des Autrichiens fut traité autrement et plus habilement sur le plan religieux. Le mépris pour les uniates y cessa de la part de l’État et ce groupe religieux fut protégé. L’Autriche réussit, en un siècle, à convaincre ses Ukrainiens que l’uniatisme pouvait devenir leur signe identitaire, ce qui se produisit effectivement et donna, jusqu’à nos jours, une coloration très austro-occidentale à ce Piémont de l’Ukraine autour de Lviv. 

Cela n’empêcha pas les Polonais, restés dominants quant à la surface des domaines ruraux et à l’influence économique, culturelle, intellectuelle, dans les tronçons russe et autrichien (bien qu’en très nette minorité numérique ) de continuer à considérer les terres ukrainiennes comme leurs. Perdues politiquement, ces régions acquirent aux yeux des nobles terriens qui se considéraient encore, et restaient en effet, les maîtres de tous les serfs (jusqu’en 1848 côté autrichien et 1863 côté russe) – le statut de plus en plus glorifié de Confins de l’ancienne République, sacralisés par leur perte même. Même lorsqu’il devint évident, au milieu du XIXe siècle, que l’identité ukrainienne se structurait par de remarquables productions intellectuelles et s’organisait socialement, le monde possédant polonais resta aussi sourd à ces aspirations nouvelles que les Russes. À de rares exceptions près (citons celle du général Jaroslaw Dabrowski, mort pour la Commune de Paris) aucun parti politique polonais de la fin du XIXe siècle n’envisagea la reconnaissance d’une quelconque indépendance ou même d’une autonomie de l’Ukraine. Jusqu’au Congrès de Versailles, la pensée politique polonaise fut tournée vers la reconstitution d’une grande Pologne dans les frontières de la République d’avant 1772. 

J’ai consacré deux volumes et 912 pages, en 1977, à démontrer la pérennité et l’emprise profonde de la culture polonaise dans ces régions, au début du XIXe siècle, malgré leur rattachement politico-administratif à l’empire russe 11, puis j’ai passé vingt ans à étudier le comportement des Polonais d’Ukraine, sur la rive droite du Dniepr, en analysant les archives les plus diverses en Pologne, à Saint-Petersbourg et à Kiev. Cela a donné trois volumes consacrés à la période 1793-1914 qui laissent peu de doutes sur l’aspect conflictuel de la cohabitation 12. La noblesse polonaise, elle-même en butte à de très nombreuses et douloureuses atteintes du tsarisme, attaquée dans sa foi, dans sa langue, dans ses propriétés, ne parvint jamais à se départir de son immense sentiment de supériorité, ni de sa conviction que les belles résidences des vastes domaines terriens étaient les seuls vecteurs de la civilisation, face à une administration russe brutale ou à une masse paysanne ignare et barbare. Avant et après l’abolition du servage, les rapports entre paysans et maîtres – malgré le langage lénifiant et paternaliste des mémoires de grands propriétaires – restèrent proches de ceux que l’ont connaissait dans les plantations coloniales des Occidentaux. 

Pour l’avoir écrit, j’ai connu, à côté d’une large reconnaissance, quelques attaques dans la presse – spécialisée ou pas – de Pologne où le sujet était resté tabou pendant toute l’époque communiste, Moscou ne permettant guère l’évocation d’une autre présence que la sienne dans cette zone. Puis, tandis que je m’imaginais mettre un point final à la pernicieuse notion de Confins polonais en organisant, en 1987, un colloque à ce sujet 13, l’indépendance de 1989 libéra, au contraire, un torrent de publications euphorisantes sur la grandeur de la mission polonaise à l’Est. La déploration nostalgique de l’abandon forcé de ce paradis entre 1917 et 1920, renforcé par le nouveau rétrécissement de la frontière de l’Est et par la perte, imposée par Staline, de la région de Lwow en 1944-1945, a engendré, depuis quinze ans, une chaîne impressionnante de livres et de colloques qui trahissent une véritable « confinomanie ». L’énumération des articles et ouvrages glorifiant le passé polonais en Ukraine et se réappropriant métaphoriquement cet espace pourrait occuper une épaisse brochure 14. Très populaire, ce type de littérature a fait l’objet d’albums richement illustrés par des peintures, des photographies anciennes. Un feuilleton télévisé, des anthologies, des témoignages, des poésies, des correspondances, des encyclopédies même, sortent régulièrement. Des historiens quelque peu partiaux commentent avec empathie une masse de documentation univoque 15. D’autres dénoncent avec véhémence les nationalisations de domaines opérées en Galicie en 1939, puis en 1945, plus que les résidences brûlées ou confisquées après 1917 car le souvenir est là plus récent. On parle alors d’« anéantissement des Confins polonais » (titre d’un livre de K. Jasiewicz en 1998) 16

Cette permanence d’un attachement général aux confins est sans commune mesure avec le nombre de familles (quelques milliers) qui y possédaient des biens, il s’agit donc d’une appropriation figurée et mythique générale, que les événements du XXe siècle ont fini par rendre consubstantielle de la conscience identitaire polonaise. Cela rend l’enthousiasme pour la Révolution orange moins sympathique et oblige à rappeler qu’en 1920 aussi le maréchal Pilsudski avait offert son « aide » à Symon Petlura, le chef social-démocrate de l’éphémère république ukrainienne, puis avait cru prendre Kiev. Dès que la menace bolchevique s’était accentuée, Pilsudski avait fait interner ses alliés ukrainiens qui n’eurent qu’à remâcher cette traîtrise s’ajoutant à la guerre que les Polonais leur avaient faite pour arracher Lwow en 1919. L’inclusion de 7 millions d’Ukrainiens dans la Pologne après le traité de Riga posa de nouveaux et graves problèmes de cohabitation. Cette masse qui constituait près du quart de la population, put, certes, malgré des brimades, développer son identité beaucoup mieux qu’en Ukraine soviétique et – au moins – ne connut pas la famine génocidaire de 1933, mais il faut bien admettre que l’attitude colonisatrice de la Pologne (la création de villages entiers de soldats-laboureurs, notamment en Volhynie, ou les tristement célèbres « pacifications ») n’avait rien à voir avec l’idylle rurale que développent aujourd’hui les « confinomanes ». Comment sinon expliquer les abominables massacres réciproques polono-ukrainiens de 1943, en Volhynie, sous les yeux intéressés des Allemands ? Les communistes, eux non plus, n’eurent pas d’état d’âme pour déporter, en 1947, vers les territoires de l’Ouest pris aux Allemands, les 200 000 Ukrainiens que Staline avait oublié de récupérer. Cette « action Vistule » fut l’un des derniers épisodes de la brutalité anti-ukrainienne en Pologne, si l’on veut bien omettre la constante ukrainophobie du pouvoir et de l’opinion au moins jusqu’au milieu des années 1990. Les voyages à Kiev, au nom de Solidarité, de Michnik ou de Geremek – qui s’étaient bien pénétrés du message de réconciliation de Giedroyc et de sa Kultura – changèrent tout 17, mais les confinomanes demeurent et la droite nationaliste au pouvoir en Pologne depuis septembre 2005 pourrait les récupérer et n’avoir plus la même ferveur réconciliatrice. 

Au terme de cette brève exposition de l’attitude séculaire des deux principaux « prétendants » à la domination des Ukrainiens (sans leur avis), on retiendra surtout la permanence de la mauvaise foi. Peu de peuples offrent tant d’exemples de constructions légitimatrices extérieures. Depuis quinze ans, l’Ukraine essaie de développer sa propre souveraineté. Elle a, pour cela, des bases solides, édifiées par les nouvelles élites qui se sont multipliées au cours des derniers siècles, notamment dans son émigration américaine, et dont elle tire une légitimité qui paraît de plus en plus sûre. Encore faudrait-il que les « voisins prétendants » cessent leurs jérémiades déploratoires et leurs  publications pro domo, et que l’Union européenne s’interroge beaucoup plus sérieusement sur le besoin de reconnaissance identitaire qui n’est pas suffisamment reconnue à ce pays. Sa lutte pour une vraie dignité internationale n’aboutira qu’avec notre aide résolue.

Professeur Daniel Beauvois. Historien, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. 

 

Notes

1. L’expression est du poète du XIXe siècle F. Tiouttchev.

2. Libération, Paris, 26 mars 2006, interview d’I. Tchoubaïs et A. Prokhanov par Lorraine Millot.

3. M. Laruelle, Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du XIXe siècle, CNRS.-éditions, Paris, 2005.

4. Yu. Afanassiev, Opasnaya Rosiïa, traditsii samoderjaviïa segodnia (La Russie dangereuse, les traditions de l’autocratie aujourd’hui), RGGU., Moskva, 2001.

5. R. Szporluk, Russia, Ukraine and the breakup of the Soviet Union, Hoover Institution Press, Stanford, 2000 ; P. Potycznyj, etc., Ukraine and Russia in their Historical Encouter, Edmonton, 1992 ; R. Solchanyk, Little russianism and the ukrainian-russian Relationship, Ukraine from Chernobyl to Sovereignty, London, 1992 ; Z. Kohut, History as a battleground : Russian- ukrainian relationship in historical Consciousness in contemporary Ukraine, in The Legacy of History in Russia and the New States of Eurasia, S.F. Starr ed., New York, 1994 ; O. Hrivniv, Ukrajina i Rosija : Partnerstvo tchy Protystojannja, Lviv, 1997 ; A. Lieven, Ukraine and Russia : a fraternal Rivalry, Whashington, 1999 ; A. Kappeler, Petite histoire de l’Ukraine, 1994, trad. de l’allemand par G. Imart, Paris, 1997 ; A.I. Miller, Ukrainskiï vopros v politiké vlasteï i russkom obchtchestvennom mnenii (vtoraïa polovina XIXe.), St-Petersburg, 2000 ; S. Yekelchyk, Stalin’s empire of memory : russian-ukrainian Relations in the Soviet historical Imagination, Toronto, 2003.

6. D. Beauvois, « Qui prétend que l’Ukraine n’a pas d’histoire ? », in Nouveaux Mondes, CRES., Genève, 1999, n° 9, p. 16-36 ; « La Russie et les frontières du monde slave », in Esprit, Paris, janvier 2000, n° 1, p. 15-21 ; « Brèves réflexions sur l’identité de l’Ukraine », in L’Ukraine, nouvel acteur du jeu international, A. de Tinguy, réd., Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 55-78 ; « Les Russes ont capté l’héritage de l’Ukraine à leur profit », interview par Véronique Soulet, Libération, Paris, 11-12 décembre 2004.

7. T. Kondratieva, La Russie ancienne, « Que sais-je ? », PUF, Paris, 1996.

8. O. de Laroussilhe, L’Ukraine, « Que sais-je ? », PUF, Paris, 1998. La place nous manque pour examiner comment, dans l’Ukraine d’aujourd’hui, est perçu l’héritage de la Russie. On se reportera à J. Kozakiewicz, Rosja w polityce niepodleglej Ukrainy, ISP.-PAN., Varsovie, 1999.

9. N. Aleksiun, etc., Histoire de l’Europe du Centre Est, « Nouvelle Clio », PUF, Paris, 2004 ; S. Stepien (red), Polska-Ukraina 1000 lat sasiedztwa, 5 vol., Przemysl, 1990-2000 ; A.S. Kaminski, Historia Rzeczypospolitej wielu narodow, IESW., Lublin, 2000.

10. En dehors du livre d’A.S. Kaminski déjà cité – meilleur exemple des élucubrations actuelles – on trouvera un raccourci éloquent des constructions englobantes fréquentes aujourd’hui en Pologne dans A. Romanowski, « Rodzinna Ukraina », Gazeta Wyborcza, Varsovie, 7-8 janvier 2006, p 23-24.

11. D. Beauvois, Lumières et Société en Europe de l’Est, l’Université de Vilna et les écoles polonaises de l’empire russe 1803-1832, Lille-Paris, 1977.

12. idem, Pouvoir russe et noblesse polonaise en Ukraine 1793-1831, CNRS-éditions, Paris, 2003 ; Le noble, le Serf et le Révisor, la noblesse polonaise entre le tsarisme et les masses ukrainiennes 1831-1863, éd. Archives contemporaines, Paris, 1985 ; La bataille de la terre en Ukraine, les polonais et les conflits socio-ethniques,1863-1914, éd. PUL, Lille, 1993, ouvrages traduits en ukrainien et en polonais.

13. idem (red), Les Confins de l’ancienne Pologne, Ukraine, Lituanie, Bielorussie XVI-XXe siècles, préface de C. Milosz, prix Nobel, éd. PUL, Lille, 1988.

14. Quelques titres parmi les plus remarquables : J. Kolbuszewski, Kresy, Wroclaw, 1995 ; E. Czaplejewicz, E. Kasperski (red.), Kresy w literaturze, Varsovie, 1996 ; G. Ruszczyk, etc., Polesie, Varsovie, 1996 ; A. Bujak, Zamki kresowe, straznice Rzeczypospolitej, Olszanica , 1998 ; J.K. Ostrowski, Kresy bliskie i dalekie, Cracovie 1998 (cet auteur a également signé une quinzaine de volumes sur l’architecture catholique romaine en Ukraine) ; S. Lem (préface de), Encyklopedia Kresow, Cracovie, 2004 ; B. Hadaczek, Kresy w literaturze polskiej XXe., 1993 ; idem, Antologia polskiej literatury kresowej XXe, 1995 ; idem, Kresy w literaturze polskiej, Gorzow, 1999 ; idem, Male ojczyzny kresowe w literaturze polskiej XXe, Szczecin, 2003 ; T. Kukiz, Madonny kresowe, Varsovie, 1999 ; J. Szczesniak, Drzewo wiecznie szumiace... Kresy w powiesciach Marii Rodziewiczownej, Lublin, 1999 ; S. Uliasz, O literaturze kresow i pograniczu kultur, Rzeszow, 2001 ; T. Chrzanowski, Kresy, czyli obszary tesknot, Cracovie, 2001 ; L.Szaruga, Wezel kresowy, Czestochowa, 2001 ; A. Pelczynska, Koniec kresowego swiata, Varsovie, 2003.

15. Ne citons que l’un des plus récents travaux historiques, privé de tout recours aux archives et ne faisant écho qu’aux mémoires de l’époque : M. Ustrzycki, Ziemianie polscy na Kresach, 1864-1914, swiat wartosci i postaw, Cracovie, 2006.

16. Varsovie, 1998.

17. Les exemples de réelle volonté de compréhension mutuelle et de liquidation des « questions difficiles » nécessiteraient un exposé particulier. Ne citons que la multiplication en Pologne des centres d’étude de l’Ukraine ou de l’Europe du Centre-Est et l’accent mis par la revue Karta, à Varsovie, sur l’étude sans préjugé, au cours de nombreux colloques polono-ukrainiens, des dissensions de la dernière guerre en Galicie. cf. la quinzaine de volumes d’actes parus sous le titre Polska-Ukraina, trudne pytania.

Copyright juin 2006 - Beauvois / Transitions et Sociétés

L'adresse URL de cette page est www.diploweb.com/forum/ukraine06112.htm

 

Date de la mise en ligne: novembre 2006

 

 

 

   

 

  Recherche par sujet   Ecrire : P. Verluise ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France

Copyright juin 2006 - Beauvois / Transitions et Sociétés

La reproduction des documents mis en ligne sur le site www.diploweb.com est suspendue à deux conditions:

- un accord préalable écrit de l'auteur;

- la citation impérative de la date de la mise en ligne initiale, du nom de famille de l'auteur et du site www.diploweb.com .

Pour tous renseignements, écrire : P. Verluise ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France