Elsa Barbieri est Diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse en Relations Internationales et Gestion de Crises ainsi que de l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon. Marine Matray est diplômée de l’’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse en Relations Internationales et Gestion de Crises (2013) et de l’Université Catholique de Lyon en Droits de l’Homme (2014).
Le Yémen, déjà soumis aux divisions géographiques, sectaires et tribales, devient un terrain de rivalité entre AQPA et l’EI. Depuis la prise de la capitale par les Houthis, la détérioration de la situation sécuritaire a conduit à l’évacuation de plusieurs ambassades occidentales. Mise en perspective de la crise.
« LE YÉMEN est en train de s’effondrer sous nos yeux ». C’est par ces mots que Ban Ki-moon, Secrétaire Général des Nations Unies décrit la situation du Yémen devant le Conseil de sécurité le 12 février 2015, soulignant ainsi l’état chaotique de la transition politique débutée en parallèle des Printemps arabes en 2011.
Privé de président, de premier ministre et de gouvernement depuis le 22 janvier 2015, le Yémen doit désormais compter sans Parlement, dissout en février 2015 par les Houthis. Ce mouvement rebelle composé de chiites zaydites et historiquement présent dans la province de Saada au Nord du territoire a poussé depuis septembre 2014 l’offensive jusqu’à la capitale Sanaa, remettant en cause le fragile équilibre politique obtenu à l’issue de la transition politique.
Si la transition politique débutée en 2011 a permis d’éviter une guerre civile sur le court terme, elle n’a pas résolu les causes profondes des tensions qui constituent une source potentielle de déstabilisation régionale.
L’instabilité du Yémen, placée au centre de l’attention internationale à la suite de nombreux attentats terroristes perpétrés par Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), massivement présent sur le territoire yéménite, et plus récemment par l’Etat Islamique (EI), n’est pourtant pas nouvelle. En effet, l’unification tardive et difficile du territoire en 1990 ne met pas fin aux tensions politiques entre les autorités centrales et les provinces périphériques. L’intégrité du territoire est notamment remise en cause par les Houthis au Nord et par un mouvement sécessionniste au Sud. Ces divisions sont exacerbées par le poids du tribalisme, élément essentiel de l’organisation et de la structuration de la société yéménite. Les systèmes de gouvernance locale imposés par des acteurs informels aux revendications hétérogènes et parfois contradictoires fragilisent ainsi depuis longtemps le pays qui se trouve aujourd’hui dans une impasse politique, économique et sociale. Il s’agira ici d’expliquer que si la transition politique débutée en 2011 a permis d’éviter une guerre civile sur le court terme, elle n’a pas résolu les causes profondes des tensions qui constituent une source potentielle de déstabilisation régionale.
Une des spécificités du cas yéménite est que la transition politique s’est opérée de manière négociée, permettant ainsi au Président sortant Saleh de conserver une forte influence. En novembre 2011, à la suite d’une année de manifestations et de violence, Saleh signe finalement l’initiative du Conseil de Coopération du Golfe [1] et laisse le pouvoir à son vice-président Abdo Robo Mansour Hadi. Cette initiative est menée avec l’intervention des Etats-Unis, de l’Arabie Saoudite et de l’Union européenne. L’aspect négocié de la transition est aussi illustré par le fait que Saleh n’accepte de démissionner qu’en échange d’une immunité juridique. A la fin de cette première phase de transition, Hadi prend alors la tête d’un gouvernement de coalition formé de membres de l’ancien parti dirigeant et du principal bloc d’opposition.
La seconde phase de la transition s’ouvre par la mise en place d’un Dialogue National associant les différentes parties de la population, dont les Houthis et le Mouvement du Sud, et prévoyant l’application de réformes structurelles concernant notamment la Constitution, l’armée et la structure administrative du Yémen. Mais l’unité nationale de façade, obtenue à la faveur de revendications communes autour du départ de Saleh et du changement de régime, s’effrite face aux intérêts et objectifs hétérogènes des factions impliquées. Les divisions minent rapidement le Dialogue et empêchent toute restructuration politique notable. En janvier 2014, à la suite de nombreux reports et boycotts (notamment des Houthis et de sécessionnistes), le Dialogue prend fin. Malgré la rédaction de plusieurs centaines de conclusions, une grande incertitude demeure sur leur mise en application. A titre d’exemple, l’armée, qui devait être professionnalisée et unifiée, reste soumise aux logiques familiales, tribales et sectaires, à l’image de l’Etat noyauté par les soutiens et membres du clan de l’ancien président Saleh. Hadi s’avère ainsi incapable d’initier des réformes structurelles concrètes et de reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire, laissant la voie à l’avancée des Houthis. A court-terme, l’initiative du CCG et le départ de Saleh semblent donc avoir permis d’ouvrir un espace de dialogue et d’éviter un glissement des contestations populaires vers une guerre civile. Cependant cette transition ne s’est pas accompagnée d’une réelle refonte de l’appareil d’Etat et n’a pas su répondre aux nombreuses attentes de la population, notamment en matière d’économie et de lutte contre la corruption.
Bien que médiatiquement visibles depuis leur entrée dans la capitale Sanaa en septembre 2014, les Houthis ne sont pas des acteurs nouveaux sur la scène yéménite. Affirmant leur identité zaydite face à l’expansion du salafisme, ils se développent dans les années 1990 comme un mouvement d’opposition à l’Occident et au gouvernement de Saleh. L’assassinat en 2004 du leader Al-Houthi déclenche une spirale de violence connue sous le nom des « Six guerres de Saada » et marque la transformation des Houthis en rébellion armée [2]. Profitant de l’incapacité du gouvernement central de contrôler son territoire et d’un mécontentement général de la population quant à son niveau de vie, le mouvement parvient dès 2011 à étendre son contrôle en direction des villes principales. Pourtant inclus dans le cadre du Dialogue National, les Houthis boycottent plusieurs fois le processus de négociations, laissant planer un doute sur la cohérence, les intentions et les objectifs du mouvement. En septembre 2014, profitant de la décision de Hadi d’augmenter les prix du carburant, ils lancent une offensive sur la capitale Sanaa et prennent les infrastructures gouvernementales. En provoquant l’effondrement du gouvernement et en forçant le Président Hadi à la démission, le mouvement organisé au sein de la milice Ansar Allah se positionne en nouvel acteur fort du Yémen et semble enterrer le processus de transition. Depuis le début de l’année 2015, les Houthis, bénéficiant d’une alliance de circonstance avec les partisans de l’ex-président Saleh, avancent au-delà de la capitale et se rapprochent ainsi d’Aden où est réfugié Hadi depuis février 2015.
Bien que de facto dans une situation de force politique et militaire, les Houthis n’en restent pas moins isolés. Sur le plan international, les Nations Unies appellent au retour du Président Hadi à ses fonctions, tandis que le Conseil de sécurité brandit la menace de sanctions en cas de non reprise du dialogue politique. Les voisins régionaux du Yémen (monarchies du Golfe, Ligue arabe) parlent d’un « coup d’Etat », manifestant ainsi leur opposition à la rébellion armée. Enfin sur le plan domestique, de nombreux acteurs ne reconnaissent pas le pouvoir des Houthis. Leur avancée vers le Sud a en effet provoqué de nombreuses résistances notamment de la part des séparatistes du Sud et des tribus sunnites, dont certaines se sont alliées à AQPA [3] pour combattre les Houthis. Le conflit entre le gouvernement et les Houthis se double alors d’une dimension sectaire.
La dégradation de la situation au Yémen représente un facteur potentiel de déstabilisation régionale. L’emplacement stratégique du pays au carrefour des routes pétrolières à destination de l’Europe, du bassin méditerranéen, de l’Afrique et de l’Asie en fait un enjeu sécuritaire de taille pour certaines puissances extérieures comme l’Arabie Saoudite, l’Iran ou les Etats Unis. Branche d’Al-Qaïda formée en 2009, AQPA est l’acteur bénéficiant le plus du vide politique et sécuritaire dans le pays. Depuis 2001, Washington a dépensé près d’un milliard de dollars en aide économique et militaire pour tenter d’endiguer son expansion dans la région [4].
Le Yémen, déjà soumis aux divisions géographiques, sectaires et tribales, devient un terrain de rivalité entre AQPA et l’EI.
Source d’inquiétude majeure pour l’Etat yéménite et la communauté internationale, AQPA s’est d’autre part lancé dans un conflit armé contre les milices chiites houthies. Cette exploitation de la division entre sunnites et chiites fait craindre l’éclatement d’un conflit confessionnel qui complexifierait une situation déjà chaotique. De plus, le double attentat perpétré par l’Etat Islamique à Sanaa et à Saada le 20 mars 2015 et visant de manière coordonnée des lieux de culte fréquentés par les chiites révèle l’entrée en scène et le niveau d’organisation de l’EI au Yémen (issu d’une scission au sein d’AQPA) et renforce le morcellement de l’Etat yéménite entre différentes factions rivales. La condamnation par AQPA des méthodes de l’Etat Islamique indique que le Yémen, déjà soumis aux divisions géographiques, sectaires et tribales, devient un terrain de rivalité entre AQPA et l’EI. Depuis la prise de la capitale par les Houthis, la détérioration de la situation sécuritaire a conduit à l’évacuation de plusieurs ambassades occidentales. La décision des Etats-Unis de retirer leur personnel du territoire constitue un sérieux revers dans la lutte contre le terrorisme. Cette perte du Yémen comme base antiterroriste aura des répercussions sécuritaires domestiques, en laissant la voie libre aux groupes terroristes, et menaçant par extension les intérêts des puissances régionales et internationales.
Le terrorisme trouve un terreau fertile dans la situation économique désastreuse du pays. Etat le plus pauvre du Moyen-Orient, le Yémen voit sa situation s’enliser avec la diminution de la production de pétrole et des revenus associés à son commerce, qui représentent 70% de la richesse du pays. De plus, la population, en augmentation, manque des biens et services les plus basiques et Sanaa devrait être, dans un futur proche, la première capitale à manquer d’eau. Ces aspects, pourtant essentiels à la stabilité du pays, ont été laissés de côté dans le cadre du Dialogue National. La communauté internationale, de son côté, concentre son attention sur l’aspect sécuritaire de la crise. Or l’épuisement des ressources et la crise économique pourraient devenir un véritable fardeau pour les pays voisins en impliquant le départ massif de chômeurs yéménites vers l’Arabie Saoudite et une porosité croissante des frontières, facilitant les trafics et déplacements à des fins terroristes. Enfin, rappelons que depuis les années 2000, le pays doit gérer près de 460 000 déplacés internes [5] du fait des conflits, et semble loin de résoudre la crise humanitaire qui en découle.
Afin d’éviter une fragmentation du pays et l’éclatement de multiples conflits, à l’image de la Libye, il semble que la seule issue envisageable soit celle d’un règlement politique du conflit, reposant sur l’intégration et la participation au pouvoir de toutes les parties. Pourtant une frange minoritaire mais non négligeable d’acteurs, parmi lesquelles se trouvent les anciennes élites yéménites dont Saleh, bénéficie en effet de cet état (et Etat) défaillant. Le chaos dans lequel se trouve actuellement le Yémen permet donc à ces acteurs de monopoliser les ressources nationales, qu’elles soient économiques ou politiques, et de se présenter comme des substituts légitimes au pouvoir étatique légal [6].
Manuscrit clos le 24 mars 2015
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[1] Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) est composé de l’Arabie Saoudite, d’Oman, du Koweït, du Bahreïn, des Emirats arabes unis.
[2] Stephen Day, « Régionalisme et rébellion au Yémen », Tumultes, vol. 1, n°38-39, pp. 229-243
[3] Bruce Riedel, “Yemen falls apart”, Al-Monitor, 22 janvier 2015.
[4] Nikhil Kumar, “U.S. Fears That Chaos in Yemen Could Fuel al-Qaeda’s Resurgence”, Time, 2 février 2015
[5] « Au Yémen, le HCR réclame un accès humanitaire aux 300 000 civils déplacés », Centre d’actualités de l’ONU, 17 janvier 2011.
[6] Dr. Aidarous Nasr al-Nakib, “Yemen, Between State and Non-State”, Al-Monitor, 27 octobre 2013
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