États-Unis repliés, Europe en mal de polarité et de plus en plus fragmentée, Afrique en voie de dispersion, pays émergents aux urgences d’abord intérieures, solidarités économiques régionales douteuses… : un monde multipolaire, équilibré et interactif n’est pas près de voir le jour explique T. Garcin.
DANS LE système international, la notion de pôle est familière et traduit surtout la hiérarchie des puissances. Or, les éléments de la puissance ont beaucoup évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Qu’on pense à la révolution stratégique de l’atome, à la conquête de l’espace, à l’essor extraordinaire des télécommunications, au développement des organisations économiques régionales, sans parler de la construction communautaire européenne depuis les années 1950. La croissance par l’exportation dès les années 1960 puis la mondialisation des échanges n’ont cessé de modifier la scène internationale.
De fait, l’évolution des pôles de puissance est éminemment géopolitique. Or, quelque vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin (1989), le paysage est brouillé. Les États-Unis restent la seule superpuissance, mais ses atouts sont largement entamés : la reconstruction intérieure va prendre des années. Moscou n’a pas recouvré sa puissance, ne fût-ce que régionale. La destinée de l’Europe politique est on ne peut plus incertaine. Les pays émergents sont loin d’avoir effectué la transition entre la puissance économique (d’ailleurs, aléatoire) et la puissance politique, voire militaire. Reste la Chine, à la puissance si manifeste mais aussi et surtout si incomplète. C’est la grande inconnue du système international.
Faut-il donc en conclure que le monde n’est en rien multipolaire ? D’un autre côté, les pôles sont-ils réellement de même nature ? Il faudra donc d’abord s’interroger sur le passé, qui nous fournira de précieux jalons ; ensuite, vérifier si le monde est bien en voie de multipolarisation.
La puissance n’est pas chose aisée à définir, d’autant plus que la désinence du mot en français donne à penser qu’il s’agit d’abord d’une forme progressive, renvoyant à une dynamique, à un pouvoir en action. Raymond Aron avait relevé que les mots anglais (Strength, Power) et allemands (Kraft, Marcht) permettent de différencier les approches. Si la notion de pouvoir renvoie à une aptitude, celle de puissance correspond à une réalisation qui modifie le cours des choses et la hiérarchie des États. Pour reprendre la définition de Raymond Aron, la puissance reste bien la « capacité d’imposer sa volonté ». De toute façon, les pôles de puissance ne sont jamais stables ni pérennes. Même si elle se veut ou se prétend globale, la puissance est soumise à l’épreuve des faits : elle peut être momentanée, itérative, lacunaire, remise en cause, etc.
La puissance requiert des qualités de plus en plus multidisciplinaires.
On remarquera que beaucoup des facteurs classiques de la puissance, tels qu’ils avaient été retenus par les géopoliticiens d’autrefois [1], restent valides. Si l’on combine les différents éléments, on aboutit à des critères clés qui sont toujours de grande actualité : le territoire, la population, le peuplement, les ressources naturelles, le progrès scientifique et technique (industrie…), la valeur morale, l’unité nationale, le système politique, l’organisation militaire, la relation à l’étranger. De nos jours, il faudrait bien sûr ajouter : la permanence de l’État, la finance, la résilience, les opinions publiques, le rôle dans les organisations internationales, le pouvoir des acteurs informels (ONG…), le statut nucléaire, l’espace... Bref, la puissance requiert des qualités de plus en plus multidisciplinaires.
En conséquence, les nations occupent des rangs de plus en plus instables. Un exemple, et non des moindres. En 1991, deux ans après la chute du mur de Berlin, la disparition du communisme en Europe et la mort de l’Union soviétique, personne n’aurait prédit qu’en 2014, les États-Unis seraient une superpuissance aussi affaiblie. Qu’on mesure la distance parcourue : attentats du 11 septembre 2001, effets de la guerre d’Irak de 2003, scandale Wikileaks dès 2006, crise économique surgie en 2007, révélations de Bradley Manning de 2010, scandale NSA via Edward Snowden de 2013. À la même époque, nul n’aurait annoncé non plus qu’en 2003 l’Allemagne serait le 1er exportateur mondial et qu’en 2009 la Chine la doublerait (devenant en 2010 le deuxième PIB mondial).
D’ailleurs, même du temps des rapports Est-Ouest, nous aimions les fausses fenêtres pour la symétrie. De fait, des deux fameuses « superpuissances », il n’y en avait qu’une seule… Les États-Unis détenaient bien les superpuissances politique, militaire, économique, scientifique et technique, sociale et culturelle. L’URSS n’était en aucune façon une superpuissance politique (le système communiste n’était pas voulu à l’intérieur, était imposé à l’extérieur), encore moins une superpuissance économique (à sa mort, elle représentait un pour cent du commerce mondial), sans parler du reste ; en revanche, sa puissance militaire était remarquable, dont heureusement elle ne fit (presque) rien. Le monde bipolaire, structurant en grande partie le système international, était bel et bien déséquilibré.
Les pôles de puissance ne sont pas le simple résultat de tendances linéaires et sont propices aux erreurs de perspective.
Bien plus, sur le seul plan économique, l’émergence de certaines économies - largement asiatiques - est un phénomène qui date en fait des années 1960, même si on ne l’appelait pas ainsi. On disait les « quatre dragons » : dans l’ordre, Hong-Kong, Taïwan – tous deux, mondes chinois -, Corée du Sud, Singapour. Dans les années 1980, ne célébrait-t-on pas l’arrivée des « tigres » : Thaïlande, Indonésie… Ces signes avant-coureurs de la mondialisation sont bien reflétés par la dénomination évolutive des pôles et des aires. Les années 1960 parlaient des pays sous-développés (par rapport aux pays industrialisés) ; les années 1970, des pays en voie de développement et des rapports Nord-Sud ; les années 1980, des pays en développement ; les années 1990, des pays à revenu intermédiaire (par rapport aux pays les moins avancés) ; les années 2000, des pays émergents (par rapport aux pays émergés). Ce « tuilage » des étiquettes internationales illustre bien le fait que les pôles de puissance ne sont pas le simple résultat de tendances linéaires et qu’ils sont propices aux erreurs de perspective.
Certes, le monde n’est plus bipolaire depuis une bonne génération.
Mais, d’une part, il n’est pas plus unipolaire, malgré la volonté américaine du président Bush père de vouloir instaurer dès 1990 un « Nouvel ordre international ». On s’en souvient : « Il n’y a pas de substitut au Leadership américain » dans le monde (1990), « Seuls, les États-Unis sont capables montrer le chemin » (1993). Et le secrétaire d’État Warren Christopher en 1996 : « Nous devons continuer de montrer la voie. Si nous persévérons, la fin de ce millénaire pourrait marquer l’aube d’un deuxième ‘siècle des États-Unis’ », etc. Autant d’assertions prophétiques qui sonnent étrangement en 2014 !
D’autre part, le monde est loin d’être politiquement multipolaire.
Certes, on a assisté à un manifeste retour de l’État depuis les attentats du 11 septembre 2001 et depuis la crise économique surgie en 2007. Rarement l’administration présidentielle américaine n’a eu autant de pouvoirs (lutte contre le terrorisme, plans de relance…). Rarement les gouvernements européens n’ont pris autant de décisions économiques majeures (Bruxelles étant presque mis à l’écart). L’État était bien revenu en majesté, mais pour de mauvaises raisons et dans des circonstances détestables.
Certes, les pays émergents s’appuient de plus en plus sur des processus d’intégration régionale [2], à vocation centripète et à fonction « pacifiante ». De plus, certains ont bien accusé les effets négatifs de la crise : exportant moins, ils se sont rabattus avec profit sur la demande intérieure (Inde, Brésil…).
Mais leurs vulnérabilités internes devraient limiter voire freiner considérablement leur rôle régional. Qu’on pense à l’analphabétisme préoccupant, au chômage considérable, aux inégalités sociales criantes, à la culture de la corruption, à la criminalité de droit commun, au mécontentement des classes moyennes, à l’absence de réformes ou de transition politique : pêle-mêle, des pays comme l’Afrique du Sud, le Brésil, le Nigeria, le Vietnam, le Mexique, l’illustrent à l’envi. Ont-ils quelque espoir raisonnable de devenir des pôles « agglutinants » ? Sans conteste, pour les pays émergents, la période à venir sera celle des priorités internes.
Quant à la Chine, si c’est bien une superpuissance économique, ses faiblesses propres sont nombreuses et durables. On la regarde à l’aune de son commerce extérieur, ce qui ne suffit pas : elle va devoir affronter des défis internes de grande ampleur (Tibet, Xinkiang, inégalités, laissés-pour-compte, corruption, liberté d’expression, contestations sociales…), alors que ni sa démographie ni son régime politique ne s’y prêtent. En fait, ses handicaps ressemblent toutes proportions gardées, à ceux des pays émergents. On pourrait presque la traiter de puissance hémiplégique. Ce n’est pas un hasard si les pays voisins craignent autant l’effondrement de son système que son hégémonie.
États-Unis repliés, Europe en mal de polarité et de plus en plus fragmentée [3], Afrique en voie de dispersion (même l’Afrique du Sud et le Nigeria ne constituent pas des pôles régionaux), pays émergents aux urgences d’abord intérieures, solidarités économiques régionales douteuses… : un monde multipolaire, équilibré et interactif n’est pas près de voir le jour.
De fait, la hiérarchie des puissances, les synergies convergentes et les processus divergents évoluent beaucoup plus vite que les sociétés et la mentalité des hommes. Cette accélération des tendances (la Chine a accompli en trente-quatre petites années des progrès saisissants), ces gradients de puissance si évolutifs, ne doivent jamais être oubliés. Bref, si le monde devient un jour plus multipolaire, ce sera au prix de graves secousses et de grandes surprises. Si l’histoire était linéaire, nous le saurions.
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[1] Le Prussien Karl Friedrich von Steinmetz (1796-1877), l’Américain Nicholas J. Spykman (1893-1943), l’Américain Henry Morgenthau (1891-1967).
[2] Brésil et Marché commun du Sud (MERCOSUD), Indonésie ou Thaïlande et Association des pays d’Asie du Sud-Est (ASEAN), Arabie Séoudite et Conseil de coopération du Golfe (CCG), etc.
[3] Lire, du même auteur, « Vers une Europe de plus en plus fragmentée ? », Diploweb, 24 août 2011 et « Feu l’Union européenne ? », Ibid., 4 septembre 2013.
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