Tchétchénie de R. Kadyrov : « Le Tsar est trop loin » : relation de patronage et quête d’autonomie

Par Antoine RICHARD-FERRAND, le 9 septembre 2025  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplômé d’un Master II en histoire des relations internationales à Sorbonne Université et étudiant en langue russe à l’INALCO. Jeune chercheur spécialisé sur la Tchétchénie de Ramzan Kadyrov.

Ramzan Kadyrov a proféré début octobre 2024 des menaces à l’encontre d’élus russes du Caucase du Nord, les accusant de préparer son assassinat, et révélant ainsi la vulnérabilité du Kremlin à canaliser l’autonomie politique du leader tchétchène. La relation de patronage tissée entre V. Poutine et R. Kadyrov joue un rôle déterminant dans le processus de régulation de l’autonomie de Kadyrov, au point même de déborder les mécanismes de régulations institutionnels. Cet article met en évidence l’interaction existante entre la logique de patronage du Kremlin et l’autonomie régionale du leader tchétchène, qui pourrait à terme induire des évolutions dans la dynamique du pouvoir interne de la Russie. La disparition d’Evgueni Prigozhin en août 2023, qui s’était également octroyé une autonomie substantielle, aurait pu entraîner un resserrement de l’autonomie accordée aux acteurs intermédiaires tels que Kadyrov et freiner les ambitions politiques de chacun. À l’inverse, R. Kadyrov apparaît plus que jamais enclin à élargir les interstices d’autonomie déjà octroyés par le Kremlin et à endosser un rôle de politicien fédéral, en reprenant les missions autrefois dévolues à Wagner.

AU DEBUT du mois d’octobre 2024, le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov a proféré des menaces à l’encontre de deux élus daghestanais et d’un député ingouche, les accusant de planifier son assassinat dans le cadre d’une lutte de pouvoir autour de la vente de la plateforme d’e-commerce Wildberries [1]. Bien que R. Kadyrov soit coutumier des sorties médiatiques sans filtre, ces dernières allégations tendent à révéler les vulnérabilités de la gouvernance du Kremlin face à l’autonomie politique du leader tchétchène. R. Kadyrov est l’une des personnalités les plus controversées et les plus déroutantes du Nord Caucase. Depuis 2022, il éveille la curiosité de la communauté internationale par sa loyauté aveugle envers l’administration Poutine mais également par son autonomie dans les affaires locales et régionales. Ces entorses majeures à la Constitution russe pourraient constituer des éléments à charge aux vues de la politique de consolidation du pouvoir engagée par le président Poutine depuis 2000. À l’opposé, ces incidents semblent sans conséquence pour le leader tchétchène et soulignent sa position privilégiée auprès de Poutine  [2]. Le modèle de gouvernance du Kremlin se déploie, en marge des structures traditionnelles de l’État, grâce à des hommes forts en région. De la même manière, ce système permet à certaines figures politiques de contester l’autonomie politique du clan Kadyrov et de militer pour une vision plus verticale de l’État.

Tchétchénie de R. Kadyrov : « Le Tsar est trop loin » : relation de patronage et quête d'autonomie
Ramzan Kadyrov
Ramzan Kadyrov en Arabie saoudite, lors de la cérémonie de signature d’accords russo-saoudiens dans le cadre de la visite d’État du Président russe à Riyad (octobre 2019). Source : site de la présidence de Russie.

La saga Wildberries met en lumière la tension entre le pouvoir central et le clan Kadyrov pour l’obtention d’un degré toujours plus élevé d’autonomie dans la conduite de sa politique interne. L’autonomie régionale significative, les ambitions en matière de politique fédérale et étrangère, ainsi que les possibilités financières colossales qui en découlent, révèlent la fragilité des institutions russes à contrôler ses hommes forts. En outre, l’absence de réaction du pouvoir central face aux critiques répétées de Ramzan Kadyrov soulève l’existence d’une relation privilégiée entre Poutine et R. Kadyrov. Par ailleurs, il est intéressant d’examiner les mécanismes et/ou les acteurs qui peuvent limiter les velléités d’autonomie de Kadyrov, en dépit des cadres juridiques traditionnels.

L’ambition de cet article est d’aller au-delà de l’évidence d’un patronage conditionnant l’ensemble de la relation Poutine-Kadyrov pour se pencher sur les mécanismes autorisant cette relation inédite. En complément, il est essentiel d’identifier la galaxie d’acteurs et d’outils à la main du Kremlin qui tendent de restreindre la politique autonomiste de R. Kadyrov. Enfin, il est opportun de mesurer l’impact de la disparition de Prigozhin sur la relation de subordination Poutine-Kadyrov afin d’envisager une suite alors que la guerre en Ukraine se poursuit.

Le patronage Poutine-Kadyrov : logique féodale pour une paix fédérale

La deuxième guerre de Tchétchénie, déclenchée en octobre 1999 sous couvert
de « campagne antiterroriste », peut être analysée comme un acte patrimonial au sens wébérien du terme : le dirigeant russe revendiquait la propriété des terres que la Russie avait historiquement dominée [3]. Les empires, telle que la Russie se perçoit, se caractérisent par une gouvernance articulée autour d’intermédiaires, induisant de fait des relations de subordination contractuelles, entre un suzerain et son vassal, fondées sur la loyauté et la prééminence des intérêts du prince. Ce modèle de domination féodale, connu sous le nom de Chingizid, a été historiquement mis en œuvre par le prince moscovite Vassili II, à l’égard du sud musulman, comme l’a souligné Kevin Leahy [4]. Le cas tchétchène peut rappeler celui de l’Émirat de Boukhara, qui existait dans l’Empire tsariste à la fin du XIXe siècle. À l’instar de l’Émir de Boukhara, le clan Kadyrov jouit actuellement d’une autonomie étendue, en contrepartie de l’engagement à maintenir l’ordre public par tous les moyens nécessaires, afin de garantir la prééminence du pouvoir central sur la région  [5]. Dans cette dialectique du pouvoir, Kadyrov ne peut se passer du centre fédéral, garant total de sa légitimité et de son pouvoir, et le Kremlin de son côté ne peut se passer du clan Kadyrov pour maintenir l’ordre dans la république.

Cette situation de patronage féodal, relativement classique dans la culture politique russe est toutefois contrainte d’évoluer en 2004, à la mort d’Akhmat Kadyrov. La pacification de la Tchétchénie est alors loin d’être assurée et impose à V. Poutine de privilégier une politique de succession [6]. La visite informelle de R. Kadyrov à Moscou, le lendemain du décès de son père, symbolise cette personnification du lien Grozny-Moscou et peut être vue comme l’acte fondateur d’une relation filiale, comme le documente Kadyrov lui-même : « Imaginez, j’étais un jeune homme de vingt-six ou vingt-sept ans. Je ne comprenais même pas pourquoi il m’avait invité. J’ai vu que Poutine était très ému il a dit qu’il considérait mon père comme un ami, comme quelqu’un de proche, comme un compagnon d’armes, comme quelqu’un sur qui il pouvait compter […] Et il m’a promis : « Je te confierai cette tâche... » et nous nous sommes battus, nous avons continué » [7].

Cette réinterprétation de la parenté tchétchène permet à Moscou d’accéder à un capital symbolique décisif dans sa légitimation de sa domination en Tchétchénie.

Le dialogue entre Akhmat Kadyrov et le pouvoir central pouvait s’avérer difficile du fait d’une rancœur profonde depuis la première guerre (1994-1996). La sollicitude portée à Ramzan Kadyrov par V. Poutine peut être interprétée comme une « réinvention de la parenté tchétchène » [8]. En effet, dans le système social tchétchène, en cas de décès d’un parent, la responsabilité de la famille échoit au plus proche parent masculin. Ce lien de filiation Poutine/Kadyrov est alors mis en scène et largement médiatisé à travers l’hommage de V. Poutine sur la tombe d’Akhmat Kadyrov et la déclaration élogieuse du président russe à propos de R. Kadyrov : « Je le considère comme un fils, nous avons développé ces dernières années des relations personnelles amicales » [9]. Cette réinterprétation de la parenté tchétchène permet à Moscou d’accéder à un capital symbolique décisif dans sa légitimation de sa domination en Tchétchénie. De plus, elle contribue simultanément, par la reconstruction physique de la capitale tchétchène détruite, à transformer l’image de la Russie en tant qu’acteur bienveillant dans la région.

Ainsi, il apparaît que Vladimir Poutine joue un rôle essentiel dans la régulation des actions de Kadyrov, en s’imposant comme figure parentale de substitution et seul à garantir l’application du pacte de domination établi sous Akhmat Kadyrov, évitant ainsi que l’homme fort de la Tchétchénie ne dévie vers une politique trop autonomiste. Le tandem R. Kadyrov et V. Poutine semble s’inscrire dans une dynamique organique, où leurs actions et leurs objectifs se complètent, mais où également la relation est tiraillée par les deux pôles sans déterminer clairement un sens à leur relation.

Des mécanismes de contrôle institutionnels inopérants

Le Kremlin alloue des ressources considérables pour moderniser la Tchétchénie et la mettre en œuvre des instruments de contrôle visant à réguler la politique autonomiste du dirigeant tchétchène. La régulation de la politique autonomiste de Kadyrov s’opère principalement au niveau institutionnel à travers les structures fédérales et à la marge par des groupes d’influence issus des ministères de forces, communément appelés Siloviki.

La fin officielle de l’opération anti-terroriste, a rendu plus difficile le maintien d’une présence militaire en Tchétchénie à partir de 2009. Pour contenir toute velléité séparatiste, le pouvoir central a développé un système de contrepoids administratif à diverses échelles [10]. Cette gouvernance s’effectue en partie par le remplacement du Comité national anti-terroriste (NAK) par un échelon administratif intermédiaire, le district du Nord-Caucase, détaché du district fédéral sud en 2009. En l’absence de prérogatives claires stipulées dans la Constitution, les districts fédéraux travaillent au profit du pouvoir central pour surveiller et vérifier la bonne application des directives de Moscou par les chefs de république/ gouverneurs [11]. Ce dispositif est administré, par un représentant plénipotentiaire du président de la Fédération de Russie - Alexander Khloponin - qui détient la prérogative de destituer un gouverneur régional, comme cela avait le cas en Ingouchie à l’encontre du président Murat Zyaziko en 2008 [12]. En outre, les dirigeants régionaux doivent entretenir des contacts avec les autorités fédérales exclusivement par l’intermédiaire de ce nouvel envoyé : une mesure visant Kadyrov, qui avait jusqu’alors bénéficié d’un accès direct à Poutine [13]. Ces mesures combinées à l’interruption des élections directes dans les républiques, visent à renforcer le contrôle du Kremlin sur les régions. Malgré ces dispositifs, le leader tchétchène parvient tout de même à contourner la législation russe, en matière de respect de la laïcité notamment, faisant opter le pouvoir fédéral pour une autonomie sous surveillance. Bien que le Kremlin dispose d’un ensemble d’instruments de régulations institutionnels pour canaliser la politique autonomiste de Ramzan Kadyrov, ces derniers demeurent sous-utilisés, par volonté politique.

Le contrat de domination entre Poutine et Kadyrov met en exergue la corrélation entre la stabilité de la république tchétchène et la capacité du leader tchétchène à maintenir l’ordre public. Cependant, les conditions économiques précaires et la répression sévère exercée à l’encontre de la jeunesse tchétchène contribuent à créer un climat d’instabilité persistante dans la république. Human Rights Watch a documenté des cas de traitements inhumains infligés aux rebelles et à leurs familles, et a décrit un « climat de peur et ce généralisée [14]. Par conséquent, les proches des hommes appréhendés, ainsi que les membres de la diaspora tchétchène d’Europe, vivent dans la peur de subir des représailles, tels que des kidnappings ou des incendies criminels de leurs domiciles [15]. La brutalité des Kadyrovtsy dissuade de nombreux opposants au régime à (re)prendre les armes contre le clan Kadyrov [16]. Malgré ces risques, une partie de la jeunesse tchétchène rejoint des groupes terroristes dans l’objectif de se venger du clan Kadyrov, comme ils l’ont mentionné à la suite de l’attaque menée contre l’institut des forces spéciales de Goudermes en octobre 2023 [17]. La persistance d’une menace latente met en évidence l’incapacité de Kadyrov à rétablir l’ordre, constituant ainsi un élément de pression majeur exercé par ses détracteurs, notamment les siloviki.

Face à la lutte pour la « dictature du droit », l’autonomie relative de Kadyrov suscite l’agacement des cercles de sécurité russes. Ces hommes politiques, issus des ministères de forces, défendent la conception d’un État fédéral fort et centralisé. Ces hommes ont toujours manifesté une profonde méfiance à l’égard du clan Kadyrov, qu’il considère comme un « séparatiste rampant » et ont toujours milité pour une action militaire durable en Tchétchénie [18]. Par leur accès direct au pouvoir, les Siloviki agissent comme un groupe d’influence capable d’amener le pouvoir central à prendre des sanctions et/ou d’infléchir la politique autonomiste de Kadyrov. Il ne s’agit pas d’annuler les clauses du contrat de subordination, mais plutôt de contraindre Kadyrov à justifier de façon cohérente ses écarts d’attitudes [19]. Dorénavant, Kadyrov ne peut plus se prévaloir du simple argument de la singularité tchétchène et de son lien privilégié au président Poutine, comme il le faisait par le passé. Face à ces attaques, Kadyrov dispose également de ses protecteurs au Kremlin, notamment Vladislav Sourkov, qui agit en sa faveur au sein des cercles du pouvoir.

Par ailleurs, l’utilisation d’une rhétorique ultra patriotique par le dirigeant tchétchène a contribué à le positionner comme un acteur central de l’intervention spéciale en Ukraine, malgré les réserves exprimées par les cercles militaires et sécuritaires. Bien que rien ne permette de déterminer si Poutine suit les recommandations des Siloviki, il est à noter que Kadyrov a jusqu’à présent été maintenu dans son rôle de gouverneur régional, sans qu’il ne soit impliqué dans les délibérations du Conseil de sécurité.

Malgré l’existence de mécanismes de restriction, et de forces politiques opposées à l’autonomie de Kadyrov ceux-ci s’avèrent inopérants. Dans les faits, la politique du Kremlin à l’égard de Kadyrov est largement régie par les besoins de V. Poutine, faisant de lui la clé de voute de la politique de régulation de l’autonomie du clan Kadyrov. L’hypothétique destitution de Kadyrov, motivée par des écarts de conduite, pourrait être interprétée comme une remise en question des vingt années de politique intérieure menées jusqu’à présent, et par extension, des décisions politiques actuelles.

La mort de Prigozhin en 2023 : le tremplin potentiel dans l’ascension politique de Kadyrov

La disparition en août 2023 d’Evgueni Prigozhin, ainsi que les commandants de Wagner - Dmitry Utkin et Valery Chelakov - qui étaient également à bord de l’avion, a offert à Kadyrov une opportunité de négocier une autonomie accrue. Contrairement à l’imprévisibilité de Prigozhin, Kadyrov représente une alternative contrôlable pour V. Poutine, en raison de la dépendance personnelle de Kadyrov à son égard et de sa capacité à remplir des missions similaires à celles des wagnériens. Ce remplacement impromptu des wagnériens a renforcé la position fragilisée Kadyrov lui permettant de prétendre potentiellement à poste d’envergure fédéral.

Kadyrov s’emploie à tirer profit de la disparition de Prigozhin en récupérant les missions auparavant dévolues aux wagnériens.

Largement décrié au début de la relance de l’intervention militaire en Ukraine, les Kadyrovtsy se sont révélées incapables de mener une action militaire sérieuse, se voyant attribuer la réputation de « guerriers tiktok » [20]. Ces revers, ne l’ont toutefois pas empêché de s’exprimer ouvertement et fréquemment sur des questions dépassant largement ses attributions, telles que la conduite de la guerre [21]. Avec Prigozhin, Kadyrov s’est autorisé à critiquer vivement le ministère de la Défense, ce qui a suscité de la part du Kremlin une réaction modérée. Alors que Prigozhin continuait de s’éloigner progressivement de la ligne officielle du Kremlin, en multipliant les provocations et les discours anti-Shoigu, Kadyrov s’est révélé être un loyaliste zélé [22]. Lors de la rébellion de Wagner en juin 2023, l’assistance fournie par Kadyrov au Kremlin s’est avérée significative, à la différence d’autres gouverneurs et chefs de république. Bien que cette initiative n’ait finalement pas été nécessaire, elle démontre la loyauté de Kadyrov envers Poutine. Les ambitions de Kadyrov dépassent depuis longtemps son poste de chef de région, ces gages de loyauté lui permettent d’obtenir le soutien des élites et de consolider son emprise médiatique sur l’opération en Ukraine. Toutefois, transformer sa popularité dans les médias en influence tangible n’est pas aisée, encore plus en temps de guerre.

Dès lors Kadyrov s’emploie à tirer profit de la disparition de Prigozhin en récupérant les missions auparavant dévolues aux wagnériens. Alors que Wagner a pu opérer en tant que composante non-officielle de l’armée russe, les Kadyrovtsy ne présentent pas la même opportunité de « déni plausible » sur le théâtre ukrainien. L’intégration de certains wagnériens aux Kadyrovtsy représente tout de même un apport humain significatif et contribue à renforcer la supervision du ministère de la Défense sur les groupes de volontaires [23]. L’autorité personnelle du leader tchétchène sur ses kadyrovtsy permet également aux élites militaires russes de se concentrer sur d’autres priorités, dans le contexte de contre-offensive ukrainienne à l’été 2023 [24]. Au-delà de l’intégration des wagnériens dans divers structures liées au clan Kadyrov, l’annonce du transfert des forces spéciales Akhmat vers Bakhmut, poste auparavant occupé par les mercenaires de Wagner, atteste de la substitution de ces derniers au mois de septembre 2023 [25]. Cette situation contribue de nouveau à présenter Kadyrov comme le seul homme fort, à la tête d’une armée personnelle. Mais le déploiement des kadyrovtsy en Ukraine n’est pas sans risque pour la sécurité interne du clan Kadyrov en Tchétchénie. Conscient des risques de soulèvement qu’il encourt en l’absence d’une partie de ses troupes, le leader tchétchène s’emploie à obtenir des gages pour sa loyauté.

Cette démarche s’inscrit dans une logique de « don – contre don ». Le président russe n’a pas hésité à récompenser la loyauté de R. Kadyrov en nommant son neveu, Yakub Zakriev, à la tête des sociétés Danone et Baltika, à la suite de leur nationalisation par décret [26]. Cette manœuvre illustre l’existence d’un réseau de parenté au sein de l’élite dirigeante, réseau qui favorise la consolidation du pouvoir du clan Kadyrov. Cette démarche, loin d’être anodine, vise à sécuriser l’autonomie financière du clan par rapport au pouvoir du Kremlin et à renforcer son emprise sur la structure de gouvernance fédérale. Kadyrov accorde la priorité à ses objectifs politiques, qui servent de fondement aux objectifs économiques et à la gestion de sa réputation. Ainsi, le leader tchétchène renforce sa position au niveau fédéral, tout en sécurisant celle de ses parents en dehors de Tchétchénie. Par conséquent, le clan Kadyrov gagne en visibilité et en influence à Moscou, ce qui pourrait rendre le Kremlin de plus en plus incapable d’exercer son autorité sur ses propres réseaux.

*

Alors que certains médias considéraient l’élimination de R. Kadyrov comme une hypothèse plausible après la disparition de E. Prigozhin (août 2023), la réaction suscitée par cette proposition a été fort limitée. Cette conjecture souligne la position privilégiée dont Kadyrov jouit encore en Russie. La gouvernance du Kremlin en Tchétchénie se caractérise par une réinterprétation des liens de parenté tchétchènes entre R. Kadyrov et V. Poutine. Cette relation filiale, qui s’apparente à une forme de domination impériale permettant de maintenir l’ordre, est néanmoins encadrée par des mécanismes institutionnels. Ces mécanismes, bien que théoriquement mis en place pour réguler les relations entre les différents échelons de gouvernement, sont largement ignorés par R. Kadyrov, qui a su contourner ces institutions pour étendre autant que possible son autonomie. Ainsi, la Tchétchénie est engagée dans un processus de « séparatisme sans sécession » très ambigu transformant les relations centre-région en système indépendant régional, assez éloigné du fédéralisme russe. Mais les particularités de la Tchétchénie au regard des autres régions de Russie, ne font pas d’elle une exception pour autant. La Tchétchénie représente, assurément un exemple extrême du régionalisme segmenté qui peut mobiliser toutes les ressources de l’État, institutionnel ou à la marge avec les siloviki. Cependant, l’incident Wildberries constitue le point d’orgue de la personnification des institutions et du modèle de contrôle semi-féodal de la Russie, établissant un équilibre précaire des pouvoirs, susceptible de basculer et de préfigurer des changements majeurs dans la dynamique du pouvoir russe.

Copyright Septembre 2025-Richard-Ferrand/Diploweb.com


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[1SHAKIROV Mumin, « Dagestan protiv Chechni ? Chem zakonchatsya "kavkazskiye razborki" za Wildberries ? » [Daghestan contre Tchétchénie ? Comment se terminera la « confrontation caucasienne » à propos de Wildberries ?], kavkaz realii, 20 oct 2024.

[2LINDERMAN Laura, CECIRE Michael, « Russian Elite Infighting Highlights North Caucasus Tinderbox », CACI Analyst, Oct 2024.

[3WEBER Max, la Domination, La découverte, collection « Politique et sociétés », Paris, 2013.

[4LEAHY Kevin, « Russia’s relations with Ramzan Kadyrov : a ‘chingizid paradox », CACI Analyst, 2006.

[5WILHELMSEN Julie, « Inside Russia’s Imperial Relations : The Social Constitution of Putin-Kadyrov Patronage ». Slavic Review n°77(4), winter 2018 : 919-936.

[6ZHEMUKHOV Sufian, « Outsiders and Locals : The Kremlin’s Policy of Appointing Governors in the North Caucasus », Russian analytical digest n°222, june 2018.

[7Présidence de Russie, évènement, Vladimir Poutine a rencontré le fils du défunt président de Tchétchénie Ramzan Kadyrov, 9 mai 2004.

[8SOULEIMANOV Emil, JASUTIS Grazvydas, “The dynamics of Kadyrov’s regime : between autonomy and dependence”, Caucasus Survey 4.2, oct 2016, 115-128.

[9Entretien avec Vladimir Poutine, Meduza, Mars 2015.

[10« V Chechne snyat rezhim kontrterroristicheskoy operatsii Istochnik », Le régime des opérations antiterroristes est levé en Tchétchénie], Kavkaz Uzel, avril 2009.

[11RUSSELL Martin, « La structure constitutionnelle de la Russie », in Service de recherche du parlement européen, Octobre 2015.

[12Présidence de Russie, Début de la réunion avec Alexander Khloponin, envoyé plénipotentiaire présidentiel nouvellement nommé dans le district fédéral du Caucase du Nord et vice-premier ministre de Russie, Compte rendu de réunion, 19 janv 2010.

[13ZUBAREVICH Natalya, « The Fall of Russia’s Regional Governors », Carnegie Moscow center, 12 oct 2017.

[14HRW, “Like Walking a Minefield” Vicious Crackdown on Critics in Russia’s Chechen Republic, rapport Ad Hoc, aout 2016.

[15FIDH, Une société sous contrôle : Du détournement de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme en Russie, Rapport de Mission, juillet 2009.

[16SOULEIMANOV Emil Aslan, ABBASOV Namig, SIROKY David, « Frankenstein in Grozny : vertical and horizontal cracks in the foundation of Kadyrov’s rule, » Asia Europe Journal vol. 17, 2019.

[17Reshetilov Semen, “Ataka Ukrainy ili podpol’naya bor’ba na Kavkaze ? Pervyy udar bespilotnika po Chechne, » [Attaque contre l’Ukraine ou lutte clandestine dans le Caucase ? Première frappe de drone en Tchétchénie], kavkaz realii, 30 oct 2024.

[18REDDAWAY Peter, « The Advance of the Siloviki : notable but still limited », in Peter Reddaway, Gail W. Lapidus, Barry W. Ickes, Carol Saivetz & George Breslauer « Russia in the Year 2003 », Post-Soviet Affairs n°20.1, 2004, 1-45.

[19MALACHENKO Alexei, « Comment le conflit avec les forces de sécurité a changé les relations de Kadyrov avec Poutine », Centre Carnegie, Avril 2015.

[20AÜZERE David, « Les tchétchènes en Ukraine : Un conflit dans le conflit », Centre de recherche sur le renseignement, Bulletin de documentation N°33, Juillet 2022.

[21« Kak Kadyrov possorilsya i pomirilsya s Minoborony Istochnik » [Comment Kadyrov s’est disputé et a fait la paix avec le ministère de la Défense] kavkazskiy uzel, juin 2023.

[22YEO Alexander, SOULEIMANOV Emil, “Kadyrov in the Shadow of Prigozhin’s Death”, CACI analyst, oct 2023.

[23HEINEMANN-GRÜDE Andreas, « The Wagner Group after Prigozhin », Russian analytical digest n°333, oct 2023.

[24PROKOPENKO Alexandra, « They Talk the Talk, But Do Russia’s Hawks Have Any Real Influence ? », Carnegie politika, nov 2022.

[25« Nayemnikov CHVK "Vagner" na voyne v Ukraine zamenyat voyennyye iz Chechni – Bloomberg » [Les mercenaires de Wagner PMC seront remplacés par des troupes tchétchènes dans la guerre en Ukraine – Bloomberg], kavkaz realii, 05 juil 2023.

[26KRASNO Andreï « Podnosheniye Kadyrovu ? Pochemu plemyannik glavy Chechni stal rukovoditelem Danone », [Une offrande à Kadyrov ? Pourquoi le neveu du leader tchétchène est devenu le patron de Danone], kavkaz realii, 21 juil 2023

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