« Relations internationales » : cette rubrique du Diploweb.com analyse un thème précis à travers différentes publications dans une autre langue que le français, issues de revues ou d’instituts spécialisés dans les relations internationales. L’objectif est ici de présenter une étude approfondie d’un sujet ayant fait l’objet d’un traitement médiatique particulier durant les dernières semaines. Cette édition présente des publications en langue anglaise de Chatham House, Foreign Affairs, Al-Monitor.
LES « printemps arabes » ont engendré d’intenses luttes internes dans la plupart des pays où les mouvements civils ont été suffisamment forts pour menacer les pouvoirs en place. Les regards sont aujourd’hui braqués sur la Syrie où les rebelles affrontent l’armée du régime de Bachar Al-Assad. Les deux principaux camps de cette guerre civile sont chacun parrainés par une des deux grandes puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran. Le terme de « guerre froide » [1] entre ces deux pays a même été employé dès 2011 à propos de cette rivalité pour l’hégémonie régionale.
Syrie, Liban, Yémen, Bahreïn et Oman
Comme à l’époque de l’affrontement larvé entre les camps soviétique et occidental, celle-ci se manifeste en certains « points chauds » du Golfe dont la Syrie et le Liban sont les exemples les plus probants. Mais la situation politique de la plupart des autres pays de la région est également très instructive à propos de l’opposition entre Téhéran et Riyad. Le Yémen, Bahreïn et Oman, tous trois traditionnellement affiliés au camp saoudien, connaissent des bouleversements qui peuvent être lus à la lumière de cette lutte d’influence.
Le Yémen occupe une place très particulière au sein des pays arabes dont les dirigeants ont dû céder le pouvoir au cours des mouvements de contestation populaire initiés en 2010. Contrairement à ses homologues tunisien et égyptien, l’ex-président yéménite Ali Abdallah Saleh, qui était au pouvoir depuis plus de 21 ans, a pu négocier son retrait de la vie politique en échange d’une immunité judiciaire. Dans un processus de sortie de crise préparé par le Conseil de Coopération du Golfe [2] (CCG) à Riyad, il a ainsi pu passer les commandes du pays à celui qui avait été son vice-président pendant plus de 17 ans, Abd Rado Mansour Hadi. L’influence de l’Arabie Saoudite, où le président yéménite était en soin après avoir été blessé lors d’affrontements avec l’opposition, a ainsi été mise en avant dans la gestion diplomatique des bouleversements à la tête du pays.
Tout changer pour que rien ne change...
Plus de deux ans après le retrait de Saleh de la vie politique du Yémen, l’institution britannique Chatham House [3] consacre un rapport détaillé à la situation sociale et économique du pays. Les auteurs y dressent un constat sévère des nombreux obstacles qui entravent son développement, notamment le niveau considérable de corruption des sphères dirigeantes, qui serait un des héritages du « système Saleh ». Le document s’inquiète ainsi de l’éventualité que les « négociations historiques » incarnées par le « Dialogue National » ne soient qu’une façade destinée à « masquer la préservation du pouvoir par les élites ». Selon cette analyse, « la structure politique et économique est largement restée identique au cours de la transition », et a simplement permis de démontrer la capacité des hommes de pouvoir à s’entendre pour conserver un maximum d’influence.
Washington entend poursuivre sa campagne d’assassinats ciblés au Yémen et préfère ainsi s’appuyer sur des dirigeants avec lesquels l’administration américaine sait qu’elle peut s’entendre.
Cette inertie politique serait également à mettre sur le compte des enjeux que représente le Yémen pour son puissant voisin saoudien et les pays occidentaux. Le pays est en effet considéré par Washington comme une véritable « ligne de front » face aux terroristes d’Al-Qaïda depuis plus de dix ans. Son territoire est l’un des plus visés par les attaques de drones américains ciblant des dirigeants de la nébuleuse djihadiste. Ces frappes dites « chirurgicales » sont perçues par une large majorité de Yéménites comme une atteinte à leur souveraineté et se révèlent d’une efficacité incertaine. Les récentes attaques attribuées à Al-Qaïda, notamment celle du 5 septembre 2013 ayant visé un hôpital du Ministère de la Défense, démontrent que l’implantation d’AQPA (Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique) est toujours dense dans certaines régions au relief très encaissé, qui rappellent les zones tribales du Pakistan, si difficiles d’accès. De même qu’à la frontière pakistano-afghane, Washington entend poursuivre sa campagne d’assassinats ciblés au Yémen et préfère ainsi s’appuyer sur des dirigeants avec lesquels l’administration américaine sait qu’elle peut s’entendre. En cas de véritable alternance à la tête du pays, le nouveau pouvoir pourrait en effet être tenté de freiner sa coopération avec les Etats-Unis dans ce domaine, dans un souci de reconquête de l’opinion publique.
De plus, les enjeux sécuritaires au Yémen sont loin de se circonscrire aux activités d’Al-Qaïda. Différents mouvements autonomistes perdurent dans le pays dont les entités Nord et Sud ne furent réunifiées qu’en 1990. Le mouvement « Houthiste », du nom de leur dirigeant Hussein Al-Houthi, a ainsi pris les armes en 2004 dans la région de Saada, frontalière de l’Arabie Saoudite. Si leurs premières revendications se fondaient sur la dénonciation de leur marginalisation politique au sein du Yémen, leurs discours insistent aujourd’hui sur une opposition confessionnelle entre chiites et sunnites. Les « Houthistes » appartiennent en effet à la minorité zaydite du pays, une branche du chiisme, alors que les deux tiers de la population est sunnite. Ce clivage suffit ainsi à susciter la plus grande méfiance à Riyad où ce mouvement est perçu comme une des composantes de l’affrontement régional contre l’ensemble des chiites, soutenus par l’Iran. Il n’est donc pas surprenant de voir l’Arabie Saoudite privilégier une transition politique à Sanaa qui préserve les hiérarchies en place, de peur de voir se renforcer un mouvement armé, supposé proche de Téhéran, aux portes de son territoire.
Un autre exemple fréquemment cité pour illustrer la lutte régionale entre l’Iran chiite et l’Arabie Saoudite sunnite est l’île de Bahreïn. Le plus petit état du monde arabe, avec une superficie d’un peu plus de 700 km2, offre aux adeptes de cette ligne de fracture un cas d’école : peuplé aux trois-quarts de chiites, Bahreïn est une monarchie dirigée par une dynastie sunnite depuis plus de deux siècles, la famille Al Khalifa. Le pays a été un des premiers à être secoué par les « printemps arabes », dès le 14 février 2011, juste après la Tunisie et l’Egypte. Trois ans plus tard, l’opposition est généralement décrite comme un rassemblement de mouvements chiites qui protestent contre l’accaparement du pouvoir entre les mains de dignitaires sunnites, soutenus par l’Arabie Saoudite.
Si « le conflit permanent à Bahreïn est aujourd’hui un affrontement confessionnel, c’est parce que la minorité sunnite au pouvoir […] l’a décidé »
Si Riyad s’est bien senti menacé par les protestations des militants bahreïnis, la lecture simpliste de l’affrontement confessionnel entre les deux camps ne semble pas rendre hommage aux origines de la contestation. C’est ce qu’explique l’analyste américano-iranien Reza Aslan au travers d’un article intitulé « L’imposture de la guerre sectaire à Bahreïn » [4], publié par Foreign Affairs au cours de l’été 2013. Selon l’auteur, si « le conflit permanent à Bahreïn est aujourd’hui un affrontement confessionnel, c’est parce que la minorité sunnite au pouvoir […] l’a décidé ». Aslan cite ainsi le cas d’opposants sunnites manifestant au début de l’année 2011 aux côtés de chiites, avec pour mot d’ordre l’ouverture du pays vers plus de transparence et de justice sociale.
Les craintes du gouvernement de Manama, ainsi que de leur allié saoudien, de voir l’émergence des revendications démocratiques dans les monarchies du Golfe menacer leur exercice autoritaire du pouvoir, ont poussé la dynastie Al Khalifa à enfermer les contestataires dans un affrontement religieux. La répression a été dans un premier temps bien plus forte envers les contestataires sunnites, avec par exemple des condamnations à des peines de prison de plusieurs années pour de simples participations à des manifestations interdites, en vue de les décourager de prendre part au « printemps bahreïni ». Dans un second temps, les dirigeants ont exacerbé le rôle des chiites dans ce mouvement en autorisant uniquement les rassemblements du principal groupe chiite d’opposition, Al-Wefaq. Ainsi, le gouvernement a pu donner l’impression que « les manifestations ne concernaient que les chiites » du pays, conclue Aslan. « Si vous êtes un citoyen chiite arrêté par un militaire sunnite, torturé par un policier sunnite, licencié par un patron sunnite, […] et condamné par un juge sunnite, votre ressentiment profond à l’égard du régime sunnite en place peut dégénérer dans la violence », témoigne un employé du Bahreïn Center for Human Rights.
La polarisation de la société entre chiites et sunnites s’inscrit évidemment dans un contexte géopolitique régional où l’Iran et l’Arabie Saoudite jouent les rôles principaux. La radicalisation de l’opposition chiite à Bahreïn a aussi été encouragée par l’intervention militaire saoudienne, à peine un mois après le début de la contestation. Le 14 mars 2011, les blindés saoudiens franchissaient la « Chaussée du roi Fahd », le pont construit par Riyad qui relie les deux pays, pour venir en aide aux forces de sécurité bahreïnies. L’entrée en scène des Saoudiens avalise la version d’une opposition chiite manipulée par l’Iran, qui chercherait à affaiblir, ou même renverser, les monarchies du Golfe. L’instrumentalisation de cette menace est décrite par Aslan comme un argument percutant auprès des Occidentaux, principalement des Etats-Unis, afin de leur faire accepter une répression féroce des opposants et l’ingérence militaire saoudienne.
Toutefois, le réchauffement (très relatif) des relations entre Téhéran et Washington fin 2013, à propos des négociations concernant le programme nucléaire iranien, pourrait être le point de départ d’importants changements au sein de la politique américaine dans le Golfe. Si un renversement des alliances au profit de l’Iran est aujourd’hui encore fortement improbable, l’Arabie Saoudite redoute le simple fait que son grand rival dans la région perde son statut d’ « infréquentable » aux yeux des Occidentaux.
L’inquiétude de Riyad est encore plus grande depuis que le journal en ligne Al-Monitor a révélé que les pourparlers irano-américains avaient commencé dès le début de l’année 2013, avant l’élection de Rohani, par l’intermédiaire d’un de ses pays voisins, lui aussi membre du CCG, le sultanat d’Oman [5]. Ce média basé à Washington, qui se présente comme le « pouls du Moyen-Orient », avait été mis au courant de l’existence de ce canal de communication entre les deux pays depuis plusieurs mois, mais avait accepté de ne sortir l’information qu’après la signature d’un premier accord. Dès le lendemain des négociations de Genève, on apprenait que le sultan omanais Qabus avait profité de ses bonnes relations avec l’Iran et les Etats-Unis pour organiser en mars 2013 une première rencontre secrète entre les négociateurs des deux pays.
Qabus n’en était pas à son coup d’essai dans ce rôle de médiateur : en 2011, il avait déjà été le grand artisan de la libération des deux randonneurs américains détenus en Iran depuis 2009 et accusés d’espionnage. De plus, le sultan a parfaitement saisi l’occasion unique représentée par l’avènement du nouveau président iranien Hassan Rohani en juin 2013. Premier dirigeant étranger à lui rendre visite à Téhéran après son élection, Qabus en aurait profité pour lui remettre une lettre signée par Obama, dans laquelle le président américain appelait au dialogue à propos du programme nucléaire iranien.
« Oman a dû se sentir assez en sécurité pour faciliter un dialogue secret avec l’ennemi juré de l’Arabie Saoudite », note Al-Rashed.
D’autre part, la portée de ces révélations a été amplifiée moins d’une semaine plus tard, au cours d’un sommet du CCG où le sultanat d’Oman s’est illustré par son opposition au projet d’union de ses membres, promu par l’Arabie Saoudite. L’éditorialiste du site Al-Monitor Madawi Al-Rashed alla même jusqu’à qualifier le rejet omanais « d’insulte » [6] au royaume saoudien. Cette évolution du CCG avait été initiée par Riyad au moment des « printemps arabes » en vue de promouvoir une plus grande unité d’actions de ces pays, sous impulsion saoudienne. Mais contrairement à Bahreïn, le sultanat tient à son indépendance vis-à-vis des grandes puissances régionales, comme en témoigne son refus d’accepter les 10 milliards d’aide proposés par le CCG en 2011 au moment où le pays connaissait des troubles en lien avec les mouvements citoyens des populations de la région.
« Oman a dû se sentir assez en sécurité pour faciliter un dialogue secret avec l’ennemi juré de l’Arabie Saoudite », note Al-Rashed. « Le rôle politique qu’il a récemment joué pourrait amener des engagements financiers de la part de l’Iran, qui a la capacité de palier aux pertes des subventions du CCG », selon l’universitaire saoudienne.
Oman est donc un des rares pays du Golfe Arabo-persique qui refuse de choisir son camp dans l’opposition entre les deux géants de la région, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Il est intéressant de remarquer que cette exception n’est peut-être pas étrangère au fait que la confession majoritaire du sultanat d’Oman est l’islam ibadite, une forme qui ne s’apparente ni au chiisme, ni au sunnisme.
La dimension confessionnelle des tensions entre Téhéran et Riyad a en effet été largement exploitée par les dirigeants des deux pays pour rallier certains Etats ou organisations à leur camp. Bien que les « printemps arabes » aient été à l’origine une vague de protestation en faveur de réformes démocratiques, leur instrumentalisation dans plusieurs pays par les pouvoirs en place et leurs soutiens étrangers a créé une ligne de fracture religieuse qui semble prévaloir aujourd’hui.
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Note de la direction
Ce numéro de la rubrique « Relations internationales » présente des articles en langue anglaise mais le Diploweb.com est ouvert à des contributions de qualité qui présenteraient en d’autres langues des articles de référence sous l’angle des relations internationales. Dans tous les cas, l’objectif est de proposer une présentation honnête d’un thème qui s’impose dans d’autres langues que le français. Il s’agit d’un exercice de « décentrage » à la fois classique et nécessaire en géopolitique.
[1] online.wsj.com/news/articles/SB10001424052748704116404576262744106483816 ?mod=WSJ_WSJ_News_BlogsModule&mg=reno64-wsj&url=http%3A%2F%2Fonline.wsj.com%2Farticle%2FSB10001424052748704116404576262744106483816.html%3Fmod%3DWSJ_WSJ_News_BlogsModule
[2] Créé en 1981, le Conseil de Coopération du Golfe est une communauté économique qui rassemble les principales pétro-monarchies du Golfe (Arabie Saoudite, Bahreïn, Emirats Arabes Unis, Koweït, Oman et le Qatar) et dont le siège est à Riyad
[3] chathamhouse.org/sites/default/files/public/Research/Middle%20East/0913r_yemen.pdf
[4] foreignaffairs.com/features/letters-from/bahrains-fake-sectarian-war
[5] backchannel.al-monitor.com/index.php/2013/11/7115/exclusive-burns-led-secret-us-back-channel-to-iran/
[6] al-monitor.com/pulse/originals/2013/12/oman-rejects-gcc-union-insults-saudi-arabia.html#
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