Géopolitique de l’Arabie Saoudite : organisation de la défense nationale

Par Romain ABY, le 19 septembre 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Romain Aby est doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Ses recherches portent sur les États de la péninsule Arabique. Il est également animateur du compte de veille géopolitique sur les États arabes @abygeopolitique

Géopolitique du Moyen-Orient. Romain Aby poursuit sa présentation de la géopolitique de l’Arabie Saoudite. Après les infrastructures pétrolières et gazières, il aborde un sujet sensible : l’organisation de la défense nationale. Il le fait en s’appuyant sur une carte grand format.

LA DÉFENSE du territoire saoudien et de facto de la population, des infrastructures vitales, des sites religieux et des frontières ne peut s’envisager que comme une stratégie multiple. Depuis le début de l’exploitation pétrolière et de ce qu’il est convenu d’appeler le pacte de Quincy en 1945 [1], l’Arabie Saoudite mène une politique pétrolière qui lui assure une protection de la part des États-Unis. Plus globalement, tous les États se fournissant en pétrole saoudien contribuent à une sorte de réseau politico-militaire protégeant l’Arabie Saoudite. Les rois successifs ont mené une politique habile d’interpénétration entre les intérêts saoudiens à l’export et les intérêts des États étrangers à l’import, faisant de l’Arabie Saoudite un fournisseur vital, dont la sécurité doit être assurée à tout prix. Malgré cette longue dépendance sécuritaire vis-à-vis d’États étrangers, les responsables saoudiens mènent une politique de défense ambitieuse. Celle-ci s’exprime très souvent par la signature de gros contrats à l’image du « contrat du siècle », présenté pour validation au Congrès américain en 2010 et portant principalement sur la fourniture d’avions de chasse et d’hélicoptères, pour un montant de 60 milliards de dollars. L’objectif sous-jacent étant d’acquérir les moyens technologiques puis humain, afin de protéger le territoire national de manière autonome, mais aussi de permettre à l’Arabie Saoudite de projeter sa puissance à l’échelle régionale.

Quelles menaces sur la défense nationale saoudienne ?

La protection des infrastructures est d’autant plus importante que le royaume souffre d’un déséquilibre géographique, avec une concentration massive des implantations dans l’est. Le pays a également été victime d’attaques par le passé. Ainsi en mars 1988, un attentat à l’explosif avait visé la raffinerie de Joubail dans la province orientale, provoquant d’importants dégâts. En 2006, une attaque terroriste sur un complexe industriel de la compagnie Saudi Aramco [2] a ravivé les craintes concernant la protection des infrastructures vitales du royaume. Suite à cet événement, la compagnie saoudienne a employé pas moins de 5 000 personnels de sécurité pour accroître la protection de ces infrastructures. Pour être plus précis, la compagnie Saudi Aramco peut compter sur son service de protection propre mais également sur 2 contingents supplémentaires, l’un attribué par la Garde nationale, et l’autre attribué par l’armée de terre. Au total, c’est environ 35 000 hommes qui assurent la sécurité des infrastructures vitales [3]. La Garde nationale, dont une des missions principales est la défense des infrastructures pétrolières mais aussi la protection du vaste réseau d’oléoduc saoudien (qui dépasse les 5 000 kilomètres de long), doit également répondre à des inquiétudes manifestées par certains responsables économiques du royaume. En effet, un câble Wikileaks rapporte qu’en 2006, certains responsables du secteur pétrolier saoudien étaient particulièrement inquiets des possibles attentats, mais encore plus d’une éventuelle menace de missiles SCUD [4] iraniens. Cette menace est d’autant plus valable qu’elle pourrait (vu la faible distance qui sépare l’Iran de la côte orientale saoudienne) être effectuée en très peu de temps, réduisant au maximum les capacités d’interception saoudiennes. Toujours selon la même source, les craintes sont particulièrement axées sur la protection des infrastructures à Ras Tanura et à Jubail.

Aux vues de ces informations, il est donc particulièrement intéressant de mener une analyse géographique des installations de défense saoudiennes, afin d’identifier la stratégie à l’échelle nationale, mais aussi d’observer les réponses apportées au déséquilibre géographique des infrastructures vitales.

Géopolitique de l'Arabie Saoudite : organisation de la défense nationale
Carte de l’organisation de la défense du territoire saoudien
Bases navales, bases aériennes, armée de terre, Garde nationale, radars... Carte grand format en cliquant sur l’image

Géographie du réseau de radars militaires

À l’échelle nationale, le premier élément de sécurité relève de la détection des éventuelles menaces, qu’elles soient balistiques ou aériennes. Afin d’assurer une couverture sécuritaire optimale, l’Arabie Saoudite bénéficie d’un réseau très dense de radars. En théorie il y en aurait 29, néanmoins d’après certaines estimations relativement récentes il n’y en aurait que 25 d’actifs [5]. Le réseau est particulièrement bien équilibré avec toutefois une concentration au centre du pays, dans un axe Hafar al Batin -Riyad- al Kharj. Les frontières terrestres et maritimes du royaume sont également bien fournies à l’exception notable de la zone désertique au sud-est. Les nombreux radars installés à Sharurah et à al Kharj peuvent assurer une couverture largement suffisante pour la région frontalière particulièrement calme du sud-est. Le réseau de défense aérien saoudien a été développé dans les années 1960 et était à l’origine doté de radars de fabrication britannique et américaine. En 1980, de nouveaux équipements ont été acquis [6], mais ce n’est que vers le milieu des années 1990 que la transformation majeure a lieu, avec la mise en place du contrat « Peace Shield » pour un coût de 5,6 milliards de dollars [7]. Ce contrat a posé la base du réseau de radars saoudien, qui a depuis gardé la même structure tout en bénéficiant de mises à jour régulières. Ainsi sur les 25 radars que compterait le réseau saoudien, 17 [8] semblent avoir été fournis dans le cadre de « Peace Shield », le reste étant des modèles plus anciens de moyenne et courte portées [9]. Les radars, ainsi que les systèmes de missiles que nous allons aborder par la suite, sont sous la responsabilité de la « Royal Saudi Air Defence », une branche de l’armée qui a pris son indépendance en 1981 sous les ordres de Khalid ben Sultan et qui compte aujourd’hui 16 000 hommes. Pour un meilleur fonctionnement du réseau de radar, celui-ci est organisé avec un centre de commandement à Riyad et différents secteurs dont Tabuk, al Kharj, Khamis Mushayt, Dhahran près de Dammam et Taif. Cette organisation donne à l’Arabie Saoudite la capacité de mener un conflit aérien de haute intensité, d’autant plus quand on l’associe avec les performances techniques et le nombre d’aéronefs inclus dans le « contrat du siècle ».

Quelle logique d’implantation pour les forces armées saoudiennes ?

Après avoir abordé le premier élément de sécurité qui est la détection, il convient d’analyser les capacités de réaction des forces armées saoudiennes. À ce titre, il est pertinent d’identifier le positionnement géographique des batteries de missiles, des bases aériennes, des bases navales, des bases de l’armée de terre et de la Garde nationale. Le positionnement géographique des bases aériennes est particulièrement difficile à analyser, dans la mesure où un aéronef de combat a une capacité de projection très rapide, donc l’absence de bases dans une partie du pays n’est pas vraiment problématique. En revanche, l’implantation des bases terrestres doit quant à elle répondre à une logique stricte de couverture optimale du territoire à défendre. Ainsi, l’armée de terre est particulièrement bien implantée avec une couverture équilibrée, avec 2 bases au nord [10], 2 au centre [11] et 2 au sud [12]. Là aussi la zone désertique du Rub el Khali est volontairement oubliée par l’armée saoudienne pour des raisons climatiques et stratégiques. En effet, toute installation dans le Rub el Khali serait particulièrement coûteuse et aurait l’inconvénient d’adresser un mauvais message politique aux voisins du sud, les Émirats Arabes Unis et Oman.

L’implantation de la Garde nationale est tout à fait intéressante puisqu’elle ne ressemble en rien à celle de l’armée de terre. Comme évoqué plus tôt, la Garde nationale doit protéger les infrastructures vitales, et surtout pétrolières. Le positionnement des 6 bases sur un axe est-ouest, en ignorant les parties nord et sud du pays, nécessite un approfondissement. Certes, la majorité des champs pétroliers et des infrastructures sont dans la partie est du pays, ce qui explique les 2 bases de la Garde nationale à proximité. Les 4 bases restantes, dont 2 au centre et 2 à l’ouest du pays, pourraient de prime abord répondre au besoin de protéger l’oléoduc principal reliant le golfe Arabo-Persique à la mer Rouge. Cette explication est néanmoins incomplète, puisque les 2 bases à l’ouest sont relativement éloignées de Yanbu, qui est le débouché de l’oléoduc mais aussi un port majeur. L’axe dans lequel sont implantées les bases condense à la fois toutes les missions de la Garde nationale ainsi qu’une grande partie des craintes sécuritaires des responsables saoudiens. Les 2 bases à l’est protègent les infrastructures pétrolières mais aussi les principaux ports d’exportation du pétrole, ainsi que les autres infrastructures vitales.

Les bases au centre du pays assurent la protection de la capitale administrative et la famille royale qui s’y trouve. Quant aux bases à l’ouest, elles couvrent une zone du Hedjaz particulièrement peuplée ainsi que les villes saintes de La Mecque et Médine. C’est donc une logique multiple qui prévaut pour expliquer l’axe d’implantation de la Garde nationale. Il faut également préciser que l’armée de terre mène régulièrement des missions de surveillance conjointes avec la Garde nationale et l’armée de l’air. Ces missions, menées tout au long de l’oléoduc principal, sont assurées par des hélicoptères, des avions de l’armée de l’air ainsi que des bataillons lourdement équipés de la Garde nationale [13]. Au total, c’est 1,5 milliard de dollars par an qui sont alloués à la protection des infrastructures vitales du royaume. Certains spécialistes voient d’ailleurs dans l’axe de sécurité identifié précédemment une implantation logique, qui fait apparaître la « réelle colonne vertebrale de l’Arabie Saoudite [14] ».

Géostratégie et localisation des batteries antiaériennes

Le réseau de missiles sol-air développé par l’Arabie Saoudite s’insère en grande partie dans l’axe sécuritaire cité précédemment. De nombreuses batteries de missiles sont alignées sur la côte du golfe Arabo-Persique [15] et une deuxième ligne de batteries [16] se dresse entre Riyad et Hafar al Batin. Les batteries Patriot, qui sont réputées pour être parmi les meilleures au monde, sont situées en grande majorité sur la côte orientale ainsi qu’aux abords de la capitale du royaume, l’objectif prioritaire étant de protéger les infrastructures pétrolières et les villes proches de Dammam mais aussi le centre du pouvoir politique à Riyad. La commande des batteries Patriot a commencé le 27 septembre 1990, durant le début de la guerre du Golfe. Toutefois, ce n’est qu’en 1993 que l’Arabie Saoudite reçoit ses 10 premières batteries opérationnelles, dont 2 d’entrainement [17].

En ayant brièvement précisé le contexte historique de l’achat des batteries Patriot, il apparaît que l’implantation actuelle est l’héritière de trois considérations stratégiques. La première relève d’une considération nationale avec la volonté de protéger les villes saintes, la capitale mais aussi de répondre à un déséquilibre des infrastructures pétrolières majoritairement à l’est. La deuxième est liée à la crainte qu’un État tiers, l’Iran, fait peser sur la côte orientale de l’Arabie Saoudite. La troisième a perdu depuis 1990 de sa signification, mais dans les troubles régionaux suscités par la guerre du Golfe, l’Arabie Saoudite a très probablement voulu renforcer sa protection face à l’Irak au nord. Cette idée explique en grande partie le positionnement d’une batterie Patriot en soutien des 4 batteries Hawk déjà déployées dans les environs de Hafar al Batin. Les batteries Hawk dont bénéficie l’État saoudien [18] sont particulièrement anciennes, puisque cette technologie a été mise en service par l’armée américaine dans les années 1960. Avant l’arrivée des batteries Patriot durant les années 1990, le système de défense anti-aérien dépendait fortement de cet équipement ainsi que d’un soutien technologique et militaire américain. Après des décennies de contrats à l’import et des milliards de dollars dépensés, l’Arabie Saoudite reste en 2010 grandement dépendante des États-Unis pour la protection du territoire national. Néanmoins, il convient de préciser que depuis 1960 de grands progrès ont été effectués. Les stratégies de défense ont également évoluées puisque l’étude du positionnement des missiles Hawk, antérieure aux missiles Patriot, montre une volonté d’assurer la protection de la frontière nord. En revanche, les Patriot se sont quasi exclusivement insérées dans une logique de protection des infrastructures vitales dans l’axe est-ouest évoqué précédemment. Plus ancien et moins efficace, le réseau Hawk a également l’inconvénient, selon des spécialistes de défense, d’être connu par l’Iran, qui en possède dans son matériel militaire [19]. Souvent considérée comme un agresseur potentiel, la République islamique d’Iran est donc parfaitement en mesure de connaître les limitations techniques et les failles du réseau de batteries Hawk saoudiennes. Sean O’Connor, un analyste militaire, pointe les failles majeures du système Hawk dans le cas saoudien, et évoque une couverture défaillante du territoire national, notamment sur la partie sud-est du royaume [20]. Cette analyse assez alarmiste doit être nuancée dans la mesure où le réseau de Hawk ne s’envisage pas comme un système indépendant. Les radars, les batteries Patriot et Hawk ainsi que les aéronefs de l’armée de l’air constituent un seul et même réseau de protection. De plus, la mise à jour des batteries Patriot [21] annoncé en juin 2011 va encore renforcer le réseau, notamment dans le domaine de l’interception des missiles balistiques. Cette stratégie forcerait tout agresseur éventuel à entreprendre une opposition aérienne, d’où l’importance des aéronefs inclus dans le « contrat du siècle ».

Cette présentation du système de défense saoudien doit être envisagée dans un contexte national et régional en mutation. De plus, la politique du secret qui pèse forcément sur toute analyse de la stratégie militaire saoudienne rend l’exercice particulièrement complexe. Par ailleurs, le nouveau ministre de la Défense Salman ben Abdelaziz al Saoud risque de réorienter légèrement les stratégies en cours.

À l’échelle régionale, la volonté sans cesse croissante d’une intégration des systèmes de défense entre États membres du Conseil de coopération du Golfe offre également des perspectives de transformation. L’organisation de la défense saoudienne est donc particulièrement dynamique et il convient de suivre avec attention les transformations qui ne manqueront pas d’apparaitre dans les mois à venir.

Copyright texte et carte : Septembre 2012-Aby/Diploweb.com


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[1Pacte conclu en 1945 à bord du croiseur américain Quincy entre le roi saoudien Abd el Aziz ibn Saoud et le président américain Franklin Roosevelt. L’accord portait essentiellement sur un échange pétrole contre protection entre les deux États.

[2Compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures.

[3Les infrastructures pétrolières mais également les autres structures vitales pour l’Arabie Saoudite.

[4Missiles balistiques de courte portée développés dans les années 1950 par l’Union soviétique.

[5Source : geimint.blogspot.com/2010/12/saudi-arabian-sam-network.html

[6De type AN-TPS-43, AN-TPS-63, et AN/TPS-77.

[7Source : articles.janes.com/articles/Janes-Military-Communications/Peace-Shield-Saudi-Arabia.html

[8Des radars de types AN/FPS-117(V)3.

[9Des radars de types AN-TPS-43 et AN-TPS-72.

[10Tabuk et Hafar al Batin.

[11Riyad et al Kharj.

[12Khamis Mushayt et Sharurah.

[13Source : The Gulf Military Forces in an Era of AsymmetricWar Saudi Arabia, Anthony H. Cordesman and Khalid R. al-Rodhan,Center for Strategic and International Studies Arleigh A. Burke Chair in Strategy, June 28, 2006.

[14Extrait d’entretiens avec M. Pierre Razoux et M. Theodore Karasik.

[159 plus précisément, voir carte.

[16Au nombre de 8.

[17Source : Anthony Cordesman, Saudi Arabia Enters the 21th Century : The Military and Internal Security Dimension.The Saudi Air Defence Force.

[1825 batteries, dont 18 seraient actives. Source : geimint.blogspot.com/2010/12/saudi-arabian-sam-network.html

[19Source : geimint.blogspot.com/2010/12/saudi-arabian-sam-network.html

[20Source : geimint.blogspot.com/2010/12/saudi-arabian-sam-network.html

[21Passage à la configuration PAC3.


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