R. Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006

Par Vincent SATGE, le 11 mars 2014  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Co-président du site Les Yeux du Monde.fr, site de géopolitique pour les étudiants, Vincent Satgé est en Master 2 de Sciences Politiques à l’Institut d’études politiques de Bordeaux.

La crise ukrainienne justifie la présentation d’un classique de géopolitique : Robert Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachettes Littératures, 2006, 162 p.

Le Diploweb.com développe cette rubrique, en synergie avec Les Yeux du Monde.fr : offrir une fiche de lecture synthétique d’un ouvrage classique qu’il faut savoir situer dans son contexte et dont il importe de connaître les grandes lignes... avant de le lire par soi-même.
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« SUR les grands problèmes stratégiques et internationaux qui se posent aujourd’hui, les Américains sont des Martiens et les Européens des Vénusiens : rares sont les points sur lesquels ils s’entendent, et l’incompréhension entre eux ne fait que croître. » [1] Cette simple phrase sortie de l’introduction de La puissance et la faiblesse (Of Paradise and Power) et qui sous-entend un culturalisme outrancier résume pour beaucoup l’ensemble du propos de Robert Kagan et des néoconservateurs américains. La présente fiche de lecture montre comment l’ouvrage d’un des conseillers en politique étrangère américaine actuellement les plus influents adopte une thèse plus équilibrée qu’il n’y paraît.

Politologue américain diplômé de Yale et de la Kennedy School of Government d’Harvard, Robert Kagan a travaillé au département d’Etat sous Ronald Reagan mais aussi sous Barack Obama, au sein du secrétariat d’Etat d’Hillary Clinton. Cofondateur avec William Kristol du think tank Project for the New American Century (1997-2006), membre du Council of Foreign Affairs, il est l’un des chefs de file des néoconservateurs américains, mouvement de pensée particulièrement en vogue sous la Présidence de Georges W. Bush (junior). Partisan d’une intervention en Irak, leur doctrine a continûment prôné un réarmement massif américain. Le leadership des Etats-Unis devait ainsi permettre une extension maximale de la démocratie dans le monde. En deux mots, un « wilsonisme botté », comme l’a consacré l’expression de Pierre Hassner.

Dans La puissance et la faiblesse, Robert Kagan essaie tout d’abord d’expliquer la différence entre les politiques étrangères menées par l’Union européenne et les Etats-Unis, à savoir une politique étrangère interventionniste (la puissance) et une politique étrangère quasi-inexistante (la faiblesse). Il trace ensuite la voie d’une diplomatie qui, selon lui, devraient être suivie aussi bien par les Américains que les Européens.

R. Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006
Robert Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachettes Littératures, 2006, 162 p
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« Les Américains viennent de Mars et les Européens de Vénus » : une citation employée à tort et à travers

La vieille opposition entre l’Europe entrée dans son paradis post-historique kantien et les Etats-Unis enfermés dans le monde anarchique hobbesien apparaît d’autant plus dépassée si l’on s’intéresse aux Européens de l’Est.

« Les Etats-Unis recourent plus vite à la force et, par comparaison avec l’Europe, s’accommodent moins bien de la diplomatie. En général, les Américains considèrent que le monde est partagé entre le bien et le mal, entre les amis et les ennemis, alors que, pour les Européens, le tableau est plus complexe. [...] Ils essaient d’influencer sur l’autre par des voies subtiles et indirectes. Ils tolèrent plus volontiers l’échec et se montrent plus patients quand les solutions tardent à venir. Face à un problème, ils sont en général plus favorables à une réaction pacifique et préfèrent la négociation, la diplomatie et la persuasion à la coercition. » [2] Voilà, en quelques mots, la vision généralement adoptée par les observateurs de la politique étrangère américaine et européenne et à laquelle semble souscrire Robert Kagan. Pourtant, il ne présente cette thèse que pour mieux l’attaquer. Comment résumer un modus operandi européen ? Difficile en effet de synthétiser la position des Britanniques, proches des Américains dans la conduite des affaires mondiales, et celle des Français, plus indépendante, sans compter celle des Allemands, généralement opposée aux interventions extérieures.

La vieille opposition entre l’Europe entrée dans son paradis post-historique kantien et les Etats-Unis enfermés dans le monde anarchique hobbesien apparaît d’autant plus dépassée si l’on s’intéresse aux Européens de l’Est. Ces derniers, voisins du géant russe, sont toujours persuadés que l’outil militaire et la confrontation armée sont des composantes essentielles de la diplomatie. De plus Robert Kagan rappelle que jusqu’à la Première Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient les plus enclins à s’en remettre au droit international lorsque les Européens appelaient à l’usage de la force. Ceci lui permet d’introduire la première explication au comportement américain et européen sur la scène internationale.

« Qui dispose d’un marteau voit des clous partout [...] qui n’a pas de marteau refuse de voir les clous » [3]

La disparité des forces peut expliquer le comportement de l’Union européenne et des Etats-Unis. A l’issue des Première et Seconde Guerres mondiales, l’Europe est devenue plus faible sur le plan militaire et stratégique. La Guerre froide (1947-1990) a achevé tout espoir de réarmement européen : abrités sous le parapluie américain, certains pays ont voulu ainsi profiter des dividendes de la paix. La fin du monde bipolaire aurait certes pu mener à un changement de politique stratégique en Europe. Ainsi, Samuel Huntington dans un article de Foreign Affairs intitulé « The lonely superpower » présageait à la fin des années 1990 que l’Europe serait la pièce maîtresse d’un nouveau siècle « véritablement multipolaire ».

Pourtant, malgré les exhortations américaines poussant l’Europe à développer ses forces conventionnelles (aussi bien sous la présidence j-F Kennedy que R. Reagan) et malgré l’effondrement de l’URSS, les Européens n’ont pas souhaité atteindre la parité militaire avec les Etats-Unis. Géant économique mais nain militaire, l’Europe a raté une énième occasion de constituer un contre-pouvoir contre les Américains lorsqu’elle a délaissé la course aux armements de haute technologie permettant des frappes à distance. Face à une médiatisation inédite des conflits et grâce à l’essor de doctrines militaires telles que « la guerre à zéro mort », l’UE est complètement distancée face aux Etats-Unis qui ont investi ses champs et y règnent, des années 1990 à aujourd’hui, sans partage.

Moins puissants et moins bien armés que les Américains, les Européens sont moins enclins à faire usage de la force. Robert Kagan va ainsi traiter de la psychologie de la faiblesse européenne et de la psychologie de la force américaine en filant une métaphore bien connue. « L’homme armé d’un seul couteau peut décider que l’ours qui rôde dans la forêt est un danger supportable dès lors que l’alternative -chasser l’ours à l’aide d’un seul couteau- est en fait plus risquée que de se tapir en espérant que l’animal n’attaquera point. Toutefois, s’il dispose d’un fusil, le même homme tiendra sans doute un raisonnement différent sur ce qui constitue un risque supportable. Pourquoi risquer d’être mis en pièces s’il peut l’éviter ? » [4] Désarmée, l’UE refuserait de s’attaquer aux conflits où elle a trop à perdre.

Quels intérêts ont les Européens au statu quo ?

Les seuls dividendes de la paix ne suffisent pas à expliquer les opportunités de se réarmer qu’ont déclinées les Européens. Robert Kagan va ainsi avancer deux autres explications sur ce retrait militaire et stratégique.

R. Kagan : « Après tout, nier la validité du nouvel idéalisme européen revient à mettre en question la viabilité du projet européen. Si les problèmes internationaux ne peuvent en fait être résolus à l’européenne, cela ne signifie-t-il pas que l’Europe elle-même risque à terme de ne pas avoir de solution, avec toutes les affres que cela suppose ? »

La première est que les Européens disposent, à l’instar des Etats-Unis, d’une « destinée manifeste », d’une « mission civilisatrice », celle de montrer comment passer d’un paradigme hobbesien à un paradigme kantien. Le vieux continent veut faire prévaloir « non pas la puissance elle-même, mais sa sublimation ». [5] Outre le côté prosélyte, c’est véritablement pour défendre le principe de leur construction communautaire que les Européens agissent comme tel : « Après tout, nier la validité du nouvel idéalisme européen revient à mettre en question la viabilité du projet européen. Si les problèmes internationaux ne peuvent en fait être résolus à l’européenne, cela ne signifie-t-il pas que l’Europe elle-même risque à terme de ne pas avoir de solution, avec toutes les affres que cela suppose ? ». [6] Le principe d’une Europe faible stratégiquement sous-tendrait donc celui d’une Europe unie.

La seconde explication concerne la structure de l’ordre international. Leader de facto, les Etats-Unis sont chargés du maintien de la sécurité au niveau mondial, particulièrement lorsque leurs intérêts sont menacés. Ils sont donc naturellement la cible de mouvements contestataires, aussi bien dans les discours que dans les actions. L’Europe y trouve ainsi son compte, ce que Robert Kagan transfigure en métaphore : « Les Américains sont des « cow-boys », aiment à dire les Européens. Et il y a du vrai dans cette boutade. Les Etats-Unis agissent vraiment comme un shérif international, peut-être autoproclamé mais néanmoins bien apprécié, en tentant de faire régner la paix et la justice dans un monde à leurs yeux anarchiques où les hors-la-loi doivent être neutralisés ou éliminés, et souvent avec une arme. Toujours selon cette analogie avec le Far West, l’Europe serait plutôt le patron du saloon, et l’on sait que les hors-la-loi tirent sur le shérif, pas sur le tenancier. » [7]

Quelle attitude l’Europe et les Etats-Unis doivent-ils adopter pour les temps à venir ?

R. Kagan : « Un jour viendra peut-être, s’il n’est déjà là, où ils seront aussi indifférents aux déclarations de l’UE qu’ils le sont aujourd’hui à ceux de l’ASEAN ou du Pacte andin. »

Au tout début du XXIe siècle, les Européens considéraient les Etats-Unis comme un colosse dévoyé qui abusait de son pouvoir. Dans le même temps, les Etats-Unis voyaient en l’Europe un moralisateur. Le risque aurait été l’éloignement des deux continents, l’un critiquant de manière peu amène et l’autre écoutant d’une oreille de moins en moins attentive. « Un jour viendra peut-être, s’il n’est déjà là, où ils seront aussi indifférents aux déclarations de l’UE qu’ils le sont aujourd’hui à ceux de l’ASEAN ou du Pacte andin. » [8] Pour éviter ce scénario catastrophe, Robert Kagan émet deux propositions visant au rapprochement stratégique des deux puissances.

La première appelait l’UE à entendre la voix d’un conseiller spécial à la commission européenne, Robert Cooper qui pense que l’Union européenne doit mêler norme kantienne et norme hobbesienne selon la situation concernée : « Entre nous, nous observerons la loi mais, quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle ». [9] L’UE peut alors venir soutenir l’effort américain à certaines occasions.

La seconde encourageait les Etats-Unis à différencier deux types de situation : celles où ils peuvent s’embarrasser du multilatéralisme et celles où ils n’en ont pas les moyens. Ils pourraient ainsi constituer un « capital politique pour les moments où le multilatéralisme est impossible et l’action unilatérale inévitable » [10] Les Etats-Unis peuvent donc diminuer les tensions diplomatiques avec l’UE au strict minimum, s’arrogeant leur soutien lorsque cela se peut.

*

La puissance et la faiblesse est un ouvrage court (162 pages), agréable à lire, qui multiplie les exemples historiques et qui semble très loin du plaidoyer pour l’unilatéralisme et le manichéisme auquel on aime l’associer. Ne se limitant pas à la citation abusivement réductrice auquel on l’associe « Les Américains viennent de Mars et les Européens de Vénus », la réflexion est imagée et, dans l’ensemble, plutôt convaincante. Le message de cet ouvrage est loin d’un appel à la guerre en Irak.

Néanmoins, en cherchant bien, on peut trouver certains passages qui tranchent vraiment avec le ton nuancé de l’auteur. Ainsi, dans les propositions relatives à l’UE, Robert Kagan se laisse aller à dire : « En fait, le mieux serait encore que les Européens surmontent leur crainte et leur colère face au colosse dévoyé afin de se souvenir, une nouvelle fois, qu’il est vital d’avoir une Amérique forte, voire toute puissante, pour le monde et surtout pour l’Europe. » [11] Malgré le caractère choquant du propos (qui s’inscrit totalement dans la doctrine néo-conservatrice) il apparaît légitime de se demander si une seule citation suffit pour condamner le reste de l’ouvrage.

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[1Robert Kagan, « La puissance et la faiblesse », Hachette Littératures, 2006, p. 12

[2Idem, p. 14

[3Idem, p. 50

[4Idem, p. 55

[5Idem p. 98

[6Idem p. 102

[7Idem p. 66

[8Idem p. 157

[9Idem p. 119

[10Idem. p. 161

[11Idem p. 159


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