Doctorant-chercheur à l’université Paris VIII sous la direction de Pascal Boniface, Brahim Kas est rattaché au laboratoire Forces du droit dirigé par Jean-Louis Iten. Ses recherches portent sur l’Arabie saoudite et les nouveaux équilibres au Moyen-Orient, en particulier sur ses nouvelles relations bilatérales, entre autres, avec Moscou, Tel-Aviv et Pékin.
La Jordanie du roi Abdallah II peut-elle (re)devenir un acteur géopolitique incontournable ? B. Kas présente plusieurs enjeux géopolitiques qui interrogent la stabilité politique de la Jordanie qui subit, plus qu’elle n’impose, une concurrence des influences.
LA JORDANIE, héritière de la Transjordanie historique, est un pays singulier dans une zone sismique des relations internationales. Contrairement à ses voisins arabes, le royaume hachémite a toujours su, grâce à l’habileté de ses monarques, échapper aux bouleversements politiques et géopolitiques de la région et maintenir la stabilité de son régime par le biais, entre autres, du soutien occidental et des monarchies du Golfe.
Au cœur des mutations géostratégiques post « Printemps arabes », dans un contexte marqué par la diplomatie disruptive de Donald Trump - qui aurait le soutien d’Israël et de l’Arabie saoudite - et en tenant compte de la centralité de la question palestinienne, la Jordanie du roi Abdallah II peut-elle (re)devenir un acteur géopolitique incontournable ?
La monarchie hachémite, historiquement contrariée, se trouve aujourd’hui fragilisée par sa relation de voisinage tendue avec Israël, le désintérêt de la puissante Arabie saoudite, la réouverture des frontières avec la Syrie et l’Irak, mais trouve un soutien de la France pour faire face à ses défis internes et externes. Chaque partie de cet article est consacrée à un enjeu géopolitique qui interroge la stabilité politique de la Jordanie qui subit, plus qu’elle n’impose, une concurrence des influences.
Nous ne reviendrons pas longuement sur l’histoire du découpage issu des accords Sykes-Picot de 1916 entre la France et la Grande-Bretagne au Proche-Orient. Nous rappellerons les éléments historiques principaux qui éclairent les défis géopolitiques contemporains de la Jordanie.
Les Hachémites se perçoivent comme le ciment de la grande révolte arabe, déclenchée le 10 juin 1916 par le chérif Hussein, afin de libérer les Arabes de l’occupation ottomane et les fédérer dans un grand royaume arabe. C’est le dépeçage de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale qui consacre la naissance de l’émirat de Transjordanie. Chassée de la Mecque par le futur fondateur du puissant royaume d’Arabie saoudite, Ibn Saoud, la dynastie hachémite ne s’installe dans le Jourdain qu’en 1921. Le conquérant saoudien s’empare, au détriment des Hachémites des deux lieux saints de l’islam. Dans la métamorphose géopolitique du Moyen-Orient des années 1920, ils furent les grands perdants d’une concurrence des influences pour le « leadership » du monde sunnite. Ils héritèrent de l’émirat de Transjordanie, un État à majorité musulmane sunnite qui accéda à l’indépendance en 1946.
La promesse britannique de constituer un royaume arabe unifié du Hedjaz à la Mésopotamie ne s’est jamais concrétisée, mettant le légendaire colonel Lawrence d’Arabie dans une position inconfortable vis-à-vis de ses « frères » bédouins. Il s’est néanmoins employé à favoriser l’installation de deux des fils du chérif Hussein sur les trônes de Transjordanie et d’Irak. La Jordanie et l’Irak contemporaines sont les héritières de la même dynastie hachémite. Jusqu’à la guerre Iran-Irak (1980-1988), les relations entre les pays furent modestes, elles seront revigorées avec l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir (1979).
Les conquêtes territoriales saoudiennes ont longtemps menacé la viabilité du fragile émirat transjordanien. En 1925, les Britanniques offraient à la Transjordanie la ville d’Aqaba, qui appartenait à la province du Hedjaz. Ibn Saoud n’acceptera cela qu’avec le traité de Djeddah de 1927 mais en nourrira un vif ressentiment vis-à-vis des Hachémites. Un sentiment similaire anime aujourd’hui le prince héritier saoudien, qui se veut à l’image de son aïeul incarner la puissance saoudienne dans la région du Proche-Orient et réduire l’influence du roi Abdallah II. Ce sont d’ailleurs les Britanniques qui empêcheront Ibn Saoud de réaliser, dans l’actuel Nord-Est jordanien proche de la frontière (actuelle) irakienne, une continuité territoriale avec la Syrie. Cette zone géographique est de nouveau, aujourd’hui, dans une concurrence des influences avec la réouverture de la frontière jordano-syro-irakienne.
Plus tard, c’est au nationalisme nassérien que les ambitions hachémites viennent se heurter. Si le roi Hussein prit le parti de Nasser dans la crise de Suez de 1956, Amman redouta cependant l’influence du nassérisme et le renversement de la monarchie hachémite : la rupture fut consacrée en 1957. Ce n’est que sous l’ère de Moubarak que les relations entre les deux pays furent réactivées. Au total, les ambitions hachémites ont été annihilées par les ingérences étrangères, notamment britannique et américaine, sans minorer les tractations secrètes entre les Hachémites et les sionistes pour se partager le territoire palestinien. Des milliers d’activistes palestiniens furent éliminés, lors du tristement célèbre « Septembre noir » de 1970, par le roi Hussein. La majorité des Jordaniens sont aujourd’hui d’origine palestinienne, et ce n’est qu’en 1994 que la Jordanie signera un traité de paix avec son voisin du Jourdain.
La Jordanie est l’un des rares pays arabes, avec l’Egypte d’Anouar el Sadate, à avoir signé un traité de paix, en octobre 1994, avec l’Etat d’Israël. Or la population jordano-palestinienne n’a jamais réellement été favorable à cet accord de paix, et une partie du Parlement jordanien l’a remis en cause. En octobre 2018, le roi Abdallah II refusa de reconduire deux annexes du traité de paix stipulant que des terres agricoles frontalières -Baquoura et Ghoumar-, sous souveraineté jordanienne, avaient été mises à la disposition de fermiers israéliens pour une période de vingt-cinq ans.
Près de 80 députés jordaniens dénoncèrent ces deux annexes et le roi risqua d’apparaître comme un « défenseur » d’Israël, d’où la retenue sémantique de Benyamin Netanyahou : « Cet accord dans sa totalité constitue un bien cher pour nos deux pays ». Le roi Abdallah II confirma le retour sous souveraineté jordanienne de ces terres. Depuis le 10 novembre 2019, les Israéliens n’y accèdent plus, et le souverain hachémite déclara devant le Parlement jordanien : « je proclame la fin de la validité des annexes de l’accord de paix et le rétablissement de notre souveraineté totale sur ces territoires ».Cette démonstration de fermeté se situe dans un contexte où les négociations israélo-palestiniennes sont dans l’impasse et où les autorités israéliennes remettent en cause la gestion de l’esplanade des Mosquées.
La polémique, créée par Netflix à la suite d’un tournage en novembre 2018 dans les rues d’Amman, peut sembler anecdotique mais elle révèle l’hostilité d’une partie de l’opinion jordanienne envers les Israéliens. Les plaques d’immatriculation et les noms des rues avaient été remplacés, pour les besoins du tournage, par des plaques israéliennes et Amman figurait ainsi Tel-Aviv. Ce décor pour les besoins du film a été perçu comme une provocation. Les opposants à la normalisation pleine et entière avec Israël se sont manifestés. Le célèbre pont Allenby cristallise également la frustration née pour les Jordaniens de la difficulté à franchir la frontière israélo-jordanienne : un juge jordanien a été tué, le 10 mars 2014, par les autorités israéliennes. Il n’en demeure pas moins que de nombreux citoyens arabes traversent, sans difficulté, cet important point de passage entre la Jordanie, les territoires palestiniens et Israël.
La Jordanie ne dira jamais officiellement qu’Israël est un allié - bien que des échanges humains existent - car la relation n’est pas assumée. Une partie de l’administration israélienne perçoit la Jordanie comme quantité négligeable, les Jordaniens se sentent méprisés par les Israéliens, et l’incident diplomatique autour de l’ambassade israélienne à Amman, n’a fait qu’accentuer ce sentiment : le 23 juillet 2017, un agent de sécurité israélien tue deux Jordaniens dans l’enceinte de l’ambassade. Un diplomate de carrière israélien, dont c’était le premier poste d’ambassadeur, effectua la réouverture, après six mois de fermeture. Le 30 octobre 2019, la Jordanie rappela son ambassadeur en Israël pour protester contre la détention de deux de ses citoyens. Si la coopération sécuritaire entre les deux pays demeure solide, la paix est glaciale.
Les monarchies du Golfe ont besoin que la Jordanie soit stable. Elles craignent, en effet, que les mouvements de contestation sociale qui irriguent le territoire jordanien depuis 2018, ne viennent disputer la légitimité politique des régimes monarchiques dans la région. La rue jordanienne se souleva contre les mesures du gouvernement et obtint la démission du premier ministre.
Les Emirats arabes unis, le Koweït et l’imposant voisin saoudien jouent un rôle particulier dans le soutien de la Jordanie. Cette dernière tente d’opérer une concurrence des influences au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en se rapprochant de Doha, bien qu’elle ait retenu sa contribution dans l’enveloppe financière accordée par le CCG en 2016. De 2012 à 2016, la Jordanie a reçu une aide de 5 milliards de dollars. Cette dernière n’avait pas été reconduite mais le sommet de la Mecque, en juin 2018, en soutien à la Jordanie, permet une aide de 2,5 milliards de dollars. Elle n’est plus une injection directe au budget jordanien mais un dépôt à la Banque centrale pour soutenir la livre jordanienne et des investissements dans des projets dont Amman n’a plus la discrétion.
Lors de la campagne anticorruption menée, à l’automne 2017, par le prince héritier saoudien Muhammad Ben Salman, un milliardaire jordanien, Masri Sabih, avait été incarcéré par les autorités saoudiennes. M. Sabih possède la nationalité saoudienne, ce qui n’est pas sans rappeler l’incident diplomatique entre Riyad et Beyrouth : le Premier ministre libanais, Saad al-Hariri, avait vu sa visite à Riyad fortement prolongée contre sa volonté…
Or, Masri Sabih est un personnage clef de l’économie jordanienne, l’un des plus gros investisseurs dans les territoires palestiniens, et proche du roi Abdallah II. Les autorités saoudiennes auraient utilisé l’affaire Sabih pour que le roi Abdallah II, gardien des lieux saints musulmans à Jérusalem, ne participe pas au sommet de l’Organisation de la coopération islamique au cours duquel il était attendu en décembre 2017. Les Saoudiens auraient appelé à une modification de la gestion des lieux saints musulmans de Jérusalem, qui était jusqu’alors la compétence exclusive du souverain hachémite.
Les relations entre les deux pays se sont fortement dégradées sur les grands dossiers régionaux. Selon le journal Al-Quds al-Arabi [1], les délégations parlementaires jordanienne et saoudienne auraient eu des échanges vigoureux, éloignés de la retenue diplomatique, sur la question palestinienne et les répercussions de la décision américaine de transférer l’ambassade des États-Unis à Jérusalem. Aussi, le refus de la Jordanie d’engager ses troupes dans le conflit yéménite et de « bannir » la puissante confrérie des Frères musulmans, « bête noire » de Riyad, n’ont pas fluidifié les relations, déjà glaciales, entre les deux monarchies.
Les Saoudiens avaient également durci, en 2018, les règles d’immigration régissant l’accès à leur territoire. Les Palestiniens qui n’ont pas la nationalité du pays où ils résident ne peuvent plus obtenir de visa pour effectuer les pèlerinages du Hadj et de l’Umrah. L’Arabie saoudite était revenue sur cette facilité en septembre 2018, pour la rétablir quelques mois plus tard. Le ministère de l’Intérieur jordanien a refusé d’indiquer le nombre total de titulaires de passeports temporaires. Ces restrictions pourraient s’inscrire dans une stratégie plus large afin que le roi Abdallah II accueille plus favorablement le « Deal of Century ». La relation avec Riyad, qui ne cache plus son désintérêt pour la Jordanie, s’est fortement dégradée.
Après trois ans et demi de fermeture, la frontière terrestre jordano-syrienne est de nouveau ouverte depuis le 15 octobre 2018. Si le régime syrien salue la réouverture de ce point stratégique, les attentes économiques et politiques d’Amman apparaissent contrariées. Ce point de passage économique et stratégique, appelé « Jabeer » côté jordanien, est considéré comme l’un des carrefours les plus importants au Moyen-Orient assurant une liaison entre la Méditerranée et les monarchies du Golfe. Les échanges économiques entre les deux pays avoisinaient, avant le conflit syrien, le milliard de dollars. Pour le royaume hachémite, qui traverse une crise économique aigue, des mouvements de contestations sociales inédits et sous constante aides financières internationales, la réouverture représente une bouffée d’oxygène et la perspective d’une dynamisation de ses exportations, notamment agricoles.
Cette normalisation entre Amman et Damas ne saurait occulter les difficultés entre le roi Abdallah II et Bachar el Assad. Les relations entre les deux capitales sont amplement perfectibles. La Jordanie est l’un des premiers pays arabes à avoir soutenu les rebelles syriens avec la volonté d’un renversement de régime. Et pour reprendre Talleyrand, les caciques syriens « n’ont rien appris ni rien oublié » : la Jordanie avait accueilli, avec l’appui d’Israël, des camps d’entraînement pour les rebelles syriens, acheminé des armes et abrité un centre secret de commandement militaire coordonné par Washington [2].
La stabilisation de la province de Deraa, reconquise par Damas, revêt une importance cardinale pour Amman qui craint que le retour des réfugiés syriens soit compromis d’une part, et que les populations de Deraa soient récupérées par Daesh ou le Hezbollah, d’autre part. Les rapports de force demeurent constants, et, selon une source bien informée, Damas retiendrait, en quasi otages, quarante ressortissants jordaniens. La réouverture de la frontière n’aura pas permis de rétablir la confiance entre la Jordanie et la Syrie, deux pays aux soutiens extérieurs - Washington et Moscou - diamétralement opposés. Les Jordaniens se plaignent des mesures humiliantes des Syriens mais souhaiterait capter une partie de la reconstruction en Syrie, le roi Abdallah II reconnaissant le puissant réveil de la Russie au Proche-Orient.
La Russie joue la carte du retour des réfugiés en multipliant les contacts avec les pays d’accueil, notamment le Liban et la Jordanie, dans la perspective d’un groupe de travail à Amman. La récente visite du ministre russe des Affaires étrangères, à la début avril 2019, atteste de l’intérêt croissant de Moscou pour Amman : les Russes souhaiteraient établir une stratégie allant de la Syrie, de la Jordanie à la Mer Rouge pour combler le « vide » laissé par les Américains. Cet axe de communication est vital pour les Etats-Unis et la France, sans oublier que l’Irak [3], gagné par l’influence iranienne après 2003, avait été éloigné de la Jordanie.
Dans l’objectif d’isoler un Irak jugée proche de Téhéran, les Etats-Unis avaient opéré un processus de rapprochement entre Amman et les monarchies du Golfe. Bagdad cherche fin 2019 à affirmer une plus grande indépendance vis-à-vis de l’Iran, qui n’a plus, dans l’immédiat, les moyens de ses ambitions régionales. La Jordanie souhaite diversifier ses partenariats, et elle s’essaie à récréer, « sans trop de succès », une situation d’avant 2003 [4] avec l’Irak.
Le roi Abdallah II a effectué une visite inédite, le 14 janvier 2019, à Bagdad pour relancer les relations bilatérales. Les deux pays mettent en place une série de mesures : pétrole irakien à prix préférentiel, rénovation de la route internationale Bagdad-Amman, création d’une zone industrielle à la frontière. Le monarque hachémite fait le pari que l’Irak est en « croissance » géopolitique. Sa première visite, depuis dix ans, coïncide avec la tournée diplomatique française, américaine et iranienne.
Abdallah II de Jordanie craint que le « Deal of Century » soit une menace contre les intérêts du royaume hachémite, et si nul n’en connaît son contenu, il semblerait que l’idée d’une confédération jordano-palestinienne, où les descendants des réfugiés palestiniens pourraient se fondre, ait la faveur des administrations américaine et israélienne, avec l’appui, plus ou moins implicite de Riyad et Abu Dhabi.
Les deux-tiers de la population sont d’origine palestinienne, et le droit au retour n’apparaîtrait plus comme une priorité. 50 ans après leur arrivée dans le royaume hachémite, la majorité des réfugiés ont la nationalité jordanienne. La question de Jérusalem demeurant primordiale, la pauvreté et le chômage des descendants de réfugiés prennent le pas sur les questions d’un retour à la terre patrie. Le droit au retour apparaît de plus en plus comme une utopie tant il ne s’intègre plus aux réalités complexes du terrain et serait un casus belli pour Israël.
Selon Emmanuel Navon [5], dans une tribune du Figaro « L’Europe fait-elle preuve d’angélisme au Proche-Orient ? », en date du 24 avril 2019, le droit au retour n’est pas possible : « Les Palestiniens refusent d’abandonner le soi-disant « droit au retour » qui accorderait aux 600000 réfugiés arabes de 1948 le droit de s’installer en Israël et d’en devenir citoyens. Ce nombre de descendants s’élevant à 5 millions d’après l’UNWRA, le droit au retour mettrait fin à l’existence d’Israël en tant qu’Etat-nation et est donc incompatible avec une solution de deux Etats ». Le roi Abdallah II craint que la question des réfugiés palestiniens dans le royaume soit diluée dans une « patrie de rechange », qui ne doit pas être confondue avec l’idée d’une confédération jordano-palestinienne. Si l’idée n’est pas nouvelle, elle ne doit pas être l’absorption d’un confetti de territoires palestiniens et mettre en péril en la solution à deux Etats.
Le roi Abdallah II unit à nouveau toute la nation jordanienne, musulmane et chrétienne, sur la question palestinienne et le cas de Jérusalem. Le Roi pressent que le plan de paix de Trump ne sera pas du tout à son avantage. En septembre 2018, à la tribune de l’ONU, Donald Trump avait déclaré sur le conflit israélo-palestinien qu’il souhaitait sortir « des vieux dogmes, de soi-disant experts et leurs idéologies discréditées » et prendre en compte « la réalité sur le terrain ». Pour le moment, le souverain hachémite fait le choix de s’opposer aux ambitions américaines, d’unir son peuple derrière lui. N’a-t-il pas déclaré en mars 2019 que « Jérusalem est une ligne rouge » ? C’est sa position, tant que le plan de paix ne sera pas dévoilé. Quand il le sera, il n’est pas certain qu’il puisse maintenir sa position. L’enjeu pour la Jordanie n’est pas de s’opposer, seule, au plan de paix américain mais avec qui elle dira non.
Dans son audition du 5 mars 2019 auprès de la Commission des affaires étrangères du Sénat, Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères (France), déclarait : « La question des chrétiens d’Orient et des minorités n’est pas une niche diplomatique ni le reliquat d’un passé révolu ». La situation des Chrétiens d’Orient et des minorités, au-delà du « soft power », est cardinale pour Paris. Cette dernière avait coprésidé avec Amman, en septembre 2015, une conférence internationale à Paris sur les violences religieuses au Moyen-Orient.
La peur de la menace extrémiste, notamment de Daech, explique la fuite des Chrétiens de Jordanie. Le défi auquel la monarchie est confrontée est de conserver son modèle unique de tolérance religieuse dans le monde arabo-musulman, et que l’émigration des Chrétiens ne soit plus une fatalité. Les Chrétiens, majoritairement établis à Amman, représentent environ 4% d’une population de 6,5 millions d’habitants.
Le roi Abdallah II accorde une place particulière au dialogue interconfessionnel et la protection des minorités. Il fut invité, en décembre 2017, au Vatican par le pape François, et reçut, en mars 2019, la « Lampe de saint François », considérée comme le Nobel catholique de la paix. Les Jordaniens d’obédience chrétienne, influents dans les sphères politiques, économiques et culturelles du pays, n’y sont pas insensibles.
Début avril 2019, une délégation française de la Commission des affaires étrangères a effectué une mission en Jordanie. Elle a pu, entre autres, visiter les camps de réfugiés de Zaatari, rencontrer le Premier ministre jordanien et auditionner de nombreuses personnalités religieuses et profanes.
La France entretient une relation de confiance avec le roi Abdallah II qui se traduit par une coopération dynamique dans les secteurs clefs de l’économie jordanienne. La France est le premier investisseur non arabe avec près de environ deux milliards d’euros d’investissement avec : Total, Orange, Suez, et depuis avril 2018, le groupe Aéroport de Paris est actionnaire majoritaire de l’aéroport international Queen Alia à Amman. L’action de l’Agence Française de Développement est affirmée, entre autres, par la présence d’une agence à Amman depuis 2006, et plus récemment, l’AFD a renouvelé son soutien à la Jordanie à hauteur d’un milliard d’euros pour la période 2019-2022. La présence française est amenée à se développer, et les actions de l’Ambassade de France à Amman y sont fécondes.
L’appui de la France se traduit également à travers une coopération militaire, par la sécurisation, entre autres, de la frontière jordano-syrienne. Si l’influence américaine est dominante dans la région, l’affirmation d’une position française est bien accueillie par le roi Abdallah II. La Jordanie accueille une base aérienne projetée française, et les forces spéciales peuvent être sollicitées pour contribuer au maintien de la stabilité de la monarchie hachémite et la protection du roi [6] dans un contexte de concurrence du pouvoir. Lors de sa visite à Paris le 29 mars 2019, le roi Abdallah II s’est vu confirmer, par le président Emmanuel Macron, l’ancienneté et la force des liens entre la France et la Jordanie. Le président de la République a rappelé que la France se tenait aux côtés de la Jordanie afin de l’aider à faire face aux défis internes et externes.
En effet, un proche du roi [7] serait, en avril 2019, impliqué dans une tentative de déstabilisation du pays en provoquant des émeutes populaires pendant le ramadan. La tentative avorta, mais il n’en demeure pas moins que le roi Abdallah II s’est employé, dans les premiers jours de mai 2019 à un profond remaniement du « General Intelligence Directorate » (GID). Ces évènements pourraient susciter la crainte d’une atteinte à la personne même du souverain qui n’oublie pas que son défunt père Hussein fut la cible de dix-huit tentatives d’assassinat et les intrigues liées, en juillet 1998, à la désignation du prince héritier par le roi Hussein en fin de vie. Les services de renseignement souhaitèrent alors que le prince Hamzah, fils aîné et préféré du roi Hussein prenne la tête de la succession. Aujourd’hui, le prince Hamzah n’est pas sur la ligne politique américaine bien que sa mère, la reine Nour, soit américaine.
Lors de son accession au trône, le roi Abdallah ne jouissait pas de l’autorité de son défunt père Hussein et suscitait un déficit de confiance dans sa capacité à mener le royaume dans les sables mouvants des tensions régionales, entre son alliance indispensable à Washington, l’opinion de la « rue arabe » et ses puissants voisins israélien, syrien, irakien et saoudien. Mais il a su jusqu’à ce jour relever les défis que même son oncle, le prince Hassan, le frère du roi Hussein, n’aurait pas été certain de régler. La rumeur selon laquelle le roi abdiquerait au profit de son fils Hussein si les incidences du « Deal Of Century » devaient déstabiliser la monarchie, n’est pas à écarter. Le renversement des Hachémites n’est pas une option et le jeune prince héritier Hussein Ben Abdallah, de mère palestinienne, serait un atout si une confédération jordano-palestinienne, sans abandon de la solution à deux Etats, devait voir le jour.
Placé au cœur d’une zone sismique des relations internationales, l’avenir du royaume hachémite pourrait être incertain eu égard au résultat des négociations israélo-palestiniennes, des nouvelles alliances en formation dans la région, et la grave crise socio-économique, qui fait craindre à certains caciques de la monarchie un scénario à la soudanaise. La situation est délicate, tant sur le plan interne qu’externe, mais n’est pas pour autant sans issue. La Jordanie reste courtisée, plus que délaissée, ce qui lui laisse le choix de ses coopérations. Elle n’a pas réellement d’ennemis grâce à son habilité géopolitique, elle fait preuve d’une résilience prononcée, elle compose plus qu’elle n’impose, et face à l’érosion de son statut géopolitique, le rôle de la monarchie hachémite n’est pas dépassé, il est aujourd’hui à dépasser.
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[1] Al Quds Al-Arabia (« Le Jérusalem arabe ») est un des quotidiens panarabe qui couvre largement la question palestinienne.
[2] http://www.thenational.ae/world/middle-east/syrian-rebels-get-arms-and-advice-through-secret-command-centre-in-amman
[3] Le ministre irakien des Affaires étrangères avait annoncé l’ouverture du poste frontière entre les deux pays.
[4] Le roi Hussein avait soutenu Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe de 1990.
[5] Emmanuel Navon est maître de conférences en relations internationales à l’université de Tel-Aviv.
[6] Les forces spéciales françaises avaient contribué à restaurer l’équilibre du royaume hachémite lors des évènements de 1970, et continuent d’y contribuer.
[7] Walid Al-Turki, mari de la princesse Basma bint Tallal et tante du roi Abdallah II, serait à la tête d’une entreprise de déstabilisation du royaume.
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