Docteur en géopolitique de l’université Paris 8, Vincent Piolet est chercheur associé à l’Institut français de géopolitique (IFG). Il vient de publier avec Nicola Gobbi « Géopolitique – Histoire et théories » (édition Steinkis, 2023)
Pourquoi le conflit israélo-palestinien est-il pertinent pour comprendre le concept géopolitique de « représentations » développé par Y. Lacoste ? Dans quelle mesure les théories géopolitiques sont-elles mobilisées après les attaques du 7 octobre 2023 ? Pourquoi la BD de Vincent Piolet, Nicola Gobbi, « Géopolitique. Histoire et théorie » (éd. Steinkis), aurait-elle sa place dans les bibliothèques et centre de documentation des lycées, voire en cadeau de fin d’année ? V. Piolet répond aux questions de P. Verluise pour Diploweb.com. Avec 7 extraits des planches de cette BD à la fois pédagogique et... géopolitique. Et en pied de page un entretien audio avec Yves Lacoste !
Pierre Verluise (PV) : Dans ce nouvel ouvrage, sous forme de BD, « Géopolitique. Histoire et théorie » (éd. Steinkis), vous décrivez le conflit israélo-palestinien en vous référant au concept de « représentations » développé par Yves Lacoste dans sa théorie géopolitique. Pourquoi ce conflit est-il pertinent pour illustrer ce concept ?
Vincent Piolet (VP) : En rupture avec le déterminisme géographique longtemps théorisé en géopolitique – où les individus et leur politique seraient en quelque sorte prisonniers de leur environnement géographique – Yves Lacoste reprend une conception possibiliste de la géopolitique, à la suite de géographes comme Paul Vidal de la Blache (1845-1918) ou Jacques Ancel (1882-1943) : la géographie n’est pas un obstacle insurmontable grâce à l’action politique menée par les hommes. Il tente ainsi de définir le moteur qui pousse des individus ou un peuple à mener un rapport de force sur un espace donné. Ce « moteur » s’explique par les représentations du monde que des individus ont de cet espace. Ces représentations se définissent par les idées que se font des individus d’un territoire. Ces idées peuvent être vraies ou fausses, là n’est pas l’enjeu - elles peuvent constituer par exemple des croyances - mais elles entrent en conflit à un moment avec d’autres acteurs car loin de demeurer des idées abstraites, elles influencent les manières d’agir et les actions politiques. Il est intéressant de noter que le concept de représentation peut ressembler à celui d’habitus développé par le sociologue Pierre Bourdieu à peu près à la même époque, au début des années 1980, défini comme des « systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques […] » [1].
Bien malgré lui, le conflit israélo-palestinien est idéal pour illustrer ce concept car les acteurs ont des croyances antagoniques fortes, dont certaines remontent même à plusieurs millénaires et touchent aux trois monothéismes.
Dans la représentation de juifs traditionnalistes, Dieu promet la Palestine du Nil à l’Euphrate à Abraham et à sa descendance [2]. Ici, il est intéressant de constater que pour certains cette représentation a pu être comprise comme un projet de conquête territorial en Palestine, mais rappelons que le fondateur du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle, Theodor Herzl, laïc, n’était pas si formel, l’actuel Kenya a été par exemple considéré comme terre d’accueil pour un foyer national juif. Ses notes mentionnent aussi la région du Congo.
Quoiqu’il en soit - et rappelons-le, ça n’est pas la véracité d’une représentation qui importe ici - certaines forces politiques israéliennes ont actuellement fait leur la représentation d’une Palestine promise au peuple juif du Nil à l’Euphrate. Mais il n’a échappé à personne que cette représentation s’est percutée à une réalité géographique de taille, soit la présence de populations arabes dans la région.
Cette situation a donné lieu à plusieurs guerres aboutissant à l’établissement de frontières qui ont évolué au gré d’un rapport de force favorable aux Israéliens.
Les représentations évoluent aussi. J’ai mentionné que le projet sioniste était initialement un projet laïc. En effet, la plupart des juifs traditionnalistes considéraient les sionistes comme des impies car seule la venue du Messie devait rétablir le royaume d’Israël. Certaines communautés haredim, ou juives ultra-orthodoxes, maintiennent toujours encore cette idée mais elle est devenue minoritaire. La conquête coloniale israélienne n’est plus considérée comme plus ou moins contraire aux volontés de Dieu. La spectaculaire victoire de l’État d’Israël pendant la guerre des Six Jours en 1967 les convainquit que finalement les sionistes avaient été vainqueurs avec l’aide de Dieu. Dès lors, à leurs yeux, il faut parachever ce triomphe et surtout reconquérir le véritable territoire d’Israël, Eretz Israel , tel qu’il est décrit très dans la Bible.
Il existe - aussi - un sionisme chrétien qui peut tenir des propos antisémites...
La bande dessinée reprend ainsi de façon illustrée plusieurs de ses représentations et – fidèle à l’analyse d’Yves Lacoste sur plusieurs échelles (ou diatopique) – elle revient par exemple sur une représentation qui se joue bien loin de la Palestine, à savoir le sionisme chrétien essentiellement présent dans certaines églises évangéliques aux États-Unis. Si ces chrétiens soutiennent un projet sioniste maximaliste - du Nil à l’Euphrate - c’est par espérance millénariste. De la même façon que certains fondamentalistes juifs pensent qu’une conquête totale de la Palestine permettra l’arrivée du Messie, les sionistes chrétiens y voient eux la condition de la réapparition d’un autre Messie, le Christ – qui accessoirement punira les Juifs pour leur impiété… Lorsque l’administration américaine envoie en 2018 deux prêcheurs américains pour bénir le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, ce sont deux représentants du sionisme chrétien, qui une fois de retour chez eux n’hésitent pas à tenir des propos antisémites, en rejouant l’antienne du peuple juif déicide, voué à finir en enfer. Mais la géopolitique a rapidement repris ses droits : le pouvoir israélien considère cette alliance de circonstance comme bénéfique dans son rapport de force du moment, et on verra bien le jour du Jugement dernier…
P. V. : Dans quelle mesure les théories géopolitiques sont-elles mobilisées suite aux attaques du 7 octobre 2023 ?
V. P. : La violence et l’ampleur de ses attaques sur la population israélienne – 1 300 victimes à ce jour dont une grande majorité de civils - ont créé un vrai choc traumatique dans un pays habitué à voir son armée la protéger grâce à sa supériorité technique. Ces crimes de guerre – inédits dans ces proportions depuis la création de l’État d’Israël en 1948– n’en demeurent pas moins qu’un épisode supplémentaire dans un conflit ancien et qui ne semble pas prêt de finir. Uniquement ces dernières années, notons par exemple que la bande de Gaza a subi cinq expéditions armées de Tsahal depuis la fin de la seconde intifada : « Pluie d’été » en 2006, « Plomb durci » en 2008 et 2009, « Pilier de défense » en 2012, « Bordure protectrice » en 2014 et « Gardien des murailles » en 2021. Si le concept des représentations est mobilisé dans les analyses géopolitiques traditionnelles dans les publications spécialisées, il est intéressant de constater le décalage avec les discours médiatiques et les discours politiques de ces événements. On a pu ainsi lire et entendre que toute tentative de vouloir comprendre ou expliquer la situation - soit recontextualiser dans le temps long - revenait à vouloir minimiser les atrocités commises par la branche armée du Hamas. L’histoire du conflit devait commencer le 7 octobre 2023, et toute référence aux événements antérieurs était inaudible.
Nous sommes dans une situation analogue au 11 septembre 2001, un même choc traumatique, qui a « obligé » le pouvoir politique étasunien à répondre militairement. L’analogie ne s’arrête pas là car on retrouve - toujours dans les discours médiatiques et politiques - un retour en force de toute la rhétorique néoconservatrice qui a ensuite définit la doctrine G. W. Bush et les conquêtes désastreuses au Moyen-Orient. A l’époque, les écrits de Samuel Huntington, essentiellement son ouvrage très connu Le Choc des civilisations publié en 1993, prennent une valeur prophétique. Sa vision déterministe de la géopolitique devient hégémonique dans les cercles d’influence qui font pression sur les politiques étrangères de plusieurs États. Chaque aire civilisationnelle est enfermée dans sa géographie, amenant inévitablement à essentialiser des peuples avec des qualités propres supposées.
Avec les premières théories géopolitiques déterministes de Friedrich Ratzel (1844-1904) et Karl Haushofer (1869-1946), tous les peuples ne se valent pas. Pour eux, le peuple allemand se voit attribué une supériorité et donc une justification à dominer les autres peuples. Nous retrouvons le même raisonnement déterministe où l’aire civilisationnelle se substitue au concept de peuple chez les néoconservateurs. Le président étatsunien George W. Bush n’hésitait pas ainsi à considérer que seul l’Occident pouvait se targuer du titre de « civilisation », et non les autres aires. Certains États étaient qualifiés de « barbares ». Ici, la vision du monde devient manichéenne, le Bien contre le Mal, « avec nous » ou « contre nous », on est loin de la prise en compte d’une analyse basée sur des rivalités idéologiques, comme l’a pu être celle portant sur la Guerre froide (1947-1990), libéralisme occidental contre communisme par exemple. On retrouve actuellement ce manichéisme néoconservateur avec ce nouvel épisode du conflit israélo-palestinien : l’analyse des rivalités idéologiques est complément absente, plusieurs grandes puissances ne veulent pas considérer que ce conflit est d’ordre colonial avec une puissance occupante et une population sous tutelle. Le discours des responsables de l’ONU tente de rappeler cela mais encore une fois, il est inaudible, car il est en contradiction avec la géopolitique déterministe défendu par les néoconservateurs qui influencent actuellement significativement les actions des chancelleries occidentales.
P. V. : Votre ouvrage, « Géopolitique. Histoire et théorie » (éd. Steinkis), met en scène une enseignante d’histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP) à travers ses questionnements pour la mise en œuvre du programme, par un jeu de questions / réponses. Pourquoi cela aurait-il du sens que votre ouvrage soit dans les bibliothèques et centre de documentation des lycées ?
V. P. : Je ne suis pas enseignant de profession mais lorsque j’ai appris que la géopolitique rentrait dans les programmes, je me suis mis à leur place. Déjà qu’il est de notoriété que les programmes d’histoire et de géographie sont chargés, on ajoutait donc à ces professeurs la tâche d’enseigner sur des horaires de spécialité la géopolitique. Et les sciences politiques aussi, en passant d’ailleurs. C’est un vaste chantier ! Devoir aborder tous ces théoriciens ne doit pas être évident. Moi-même en donnant occasionnellement des cours de géopolitiques à des étudiants de niveau Master, je me suis rendu compte que les élèves avaient une connaissance limitée des théoriciens. La géopolitique était essentiellement pour eux vue sous le prisme des conflits et des guerres entre États, sans considération pour les théoriciens. Or si on omet l’analyse de ces théoriciens, on perd de vue par définition les mécanismes de compréhension. Aussi, ne faut-il pas oublier que ces grilles de lecture doivent être soumises à la critique. En effet, il n’est pas rare de retrouver certains acteurs politiques alimenter leurs discours et justifier leurs actions par une vision du monde reprenant ces théories, en les présentant comme immuables, comme des arguments d’autorité. Il est donc préférable d’apprendre ces diverses théories afin de pouvoir opposer une analyse critique.
C’est bien d’avoir un aperçu avec les jolis dessins de l’illustrateur Nicola Gobbi, avec qui j’ai aussi essayé de mettre un peu d’humour sur un sujet qui peut sembler un peu austère.
Par la bande dessinée, j’ai tenté de vulgariser tout ce corpus de théories qui représente un nombre important de livres. Je les ai mentionnés en bibliographie si certains veulent aller plus loin. Mais pour un lycéen, la lecture de ces ouvrages est fastidieuse, surtout lorsque vous commencez par les pangermanistes qui ont pu écrire de longues œuvres parfois difficiles, comme les écrits de Friedrich Ratzel par exemple, emprunts de références au romantisme allemand, ou ceux de Karl Haushofer qui se perd en considérations ésotériques douteuses… Bien sûr, les lectures des auteurs récents comme Yves Lacoste, Samuel Huntington ou Zbigniew Brzeziński sont accessibles, bien heureusement, mais encore une fois, je ne pense pas que des lycéens aient tout simplement le temps de se plonger dans ces œuvres, alors autant avoir un aperçu avec les jolis dessins de l’illustrateur Nicola Gobbi, avec qui j’ai aussi essayé de mettre un peu d’humour sur un sujet qui peut sembler un peu austère. Libre à eux d’approfondir, ce que je ne doute pas pour certains.
Copyright Novembre 2023-Piolet-Verluise/Diploweb.com
. Plus
. Vincent Piolet, Nicola Gobbi, « Géopolitique. Histoire et théorie » (éd. Steinkis), septembre 2023, 112 p.
4e de couverture
La géopolitique est omniprésente dans les rapports politiques contemporains mais ses grandes théories et ses auteurs demeurent bien souvent méconnus.
Dès le début, cette science fût mal considérée du fait de son application par les nazis, il faut attendre les années 1970 pour qu’elle s’impose au grand public et qu’elle soit enseignée au lycée à partir de 2022, suite à la réforme du BAC et des programmes scolaires.
Avec cet ouvrage de vulgarisation, le docteur en géopolitique, Vincent Piolet associe son expertise au talent de pédagogue du dessinateur Nicola Gobbi, capable d’imaginer les mises en scène les plus inattendues pour servir la clarté du propos !
Leur objectif ? Retracer l’histoire de cette science et la rendre plus accessible en confrontant chaque théorie à un ou plusieurs conflits/références historiques.
Encore plus
. Radio Diploweb. Entretien avec Yves Lacoste : Qu’est-ce que la géopolitique ?
Voici un entretien exclusif avec Yves Lacoste, une personnalité importante de la géopolitique française et de la géostratégie, personnage clé de la BD de Vincent Piolet et Nicola Gobbi, « Géopolitique. Histoire et théorie » (éd. Steinkis). Y. Lacoste répond aux questions de Léa Gobin, Estelle Ménard et Selma Mihoubi pour le Diploweb.com.
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Bonus Diploweb : la retranscription de l’entretien
[1] Bourdieu, Pierre. Le Sens pratique (Minuit, 1980)
[2] Genèse 15 :18-21, « En ce jour-là, l’Éternel fit alliance avec Abram, et dit : Je donne ce pays à ta postérité, depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve, au fleuve d’Euphrate, le pays des Kéniens, des Keniziens, des Kadmoniens, des Héthiens, des Phéréziens, des Rephaïm, des Amoréens, des Cananéens, des Guirgasiens et des Jébusiens. »
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