Les défis de l’Union européenne sont-ils pris en compte par le programme de travail de la Commission européenne pour l’année 2015 ?

Par Gérard-François DUMONT, le 7 janvier 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur à la Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir (population-demographie.org), co-auteur (avec Pierre Verluise) de Géopolitique de l’Europe, 2e éd. Armand Colin-Sedes, 2014

La Commission européenne a publié son programme de travail pour l’année 2015 (COM (2014) 910 final, 16 décembre 2014). L’analyse géopolitique conduite par le recteur Gérard-François Dumont, invite à penser que les défis de l’Union européenne sont insuffisamment pris en compte.

Les intertitres reprennent la formulation de la Commission européenne.

« Un marché intérieur plus approfondi »

Un « marché unique », selon la formulation consacrée, a été réalisée au sein de l’Union européenne (UE). Mais ce qui a été fait demeure incomplet. D’une part, il existe encore des différences de réglementation nationale sur les produits et les services qui équivalent à du protectionnisme de certains pays au sein de l’UE. Ces différences créent ainsi des obstacles à la concurrence. Certaines réglementations nationales sur certains produits profitent à certains pays au détriment d’autres. Pour prendre un exemple, certes d’ampleur limitée, chaque année, la période du nouvel an met en évidence la différence de réglementation entre la France et l’Allemagne sur les pétards, ce qui profite aux revendeurs allemands.

D’autre part, la réalisation du marché unique n’a pas engendré, en dépit des promesses annoncées, suffisamment de croissance sans doute parce que, par ailleurs, d’autres politiques publiques ont été néfastes : politiques budgétaires laxistes ayant conduit au surendettement de nombreux États, politiques éducatives qui, notamment en France, « produisent » trop d’illettrés…

Quant au marché des capitaux, même si sa réglementation peut évoluer, l’essentiel a été réalisé dans le cadre de la zone euro avec une monnaie unique qui supprime les coûts liés au change et aux variations de taux de change entre les pays membres.

Sur la question de l’accès des entreprises au financement productif, est-il limité par les banques ou par le laxisme budgétaire de certains États qui ont abusé de la protection de l’euro pour se sur-endetter ? Les règles fiscales permettant à l’épargne des particuliers de s’orienter davantage vers de l’investissement productif sont insuffisantes parce que nombre d’États donnent préférence à leur souci de trouver des créanciers finançant leur surendettement.

Les défis de l'Union européenne sont-ils pris en compte par le programme de travail de la Commission européenne pour l'année 2015 ?

Gérard-François Dumont. Crédits CRDP Amiens

« Un accord de libre-échange raisonnable et équilibré avec les Etats-Unis »

A priori, le projet de Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership - TTIP) est essentiel d’un point stratégique. En effet, si les Etats-Unis et l’Union européenne définissent des normes commerciales communes, nombre de pays dans le monde seront contraints de s’aligner sur ces normes pour satisfaire à ces deux clients, les Etats-Unis et l’Union européenne qui, réunis, représentent une part considérable de l’économie mondiale et pour pouvoir être concurrentiel face à ces deux puissances économiques.

Toutefois, le TTIP fait face à un premier obstacle dû au fait que la négociation est asymétrique, avec d’un côté, une puissance qui est aussi militaire et, de l’autre, une puissance qui n’est qu’économique et commerciale. Les Etats-Unis assurent toujours la sécurité des pays de l’Union européenne qui ont délaissé et continuent de délaisser leur propre défense.

Le TTIP idéal, tel qu’annoncé par la Commission, ne peut avoir éventuellement des effets sur l’emploi et la croissance qu’à terme.

En outre, et à supposer que le TTIP négocié par l’UE soit approuvé par le Conseil européen et le Parlement européen, la vérité consiste à dire que, quel que soit son contenu, son éventuelle mise en place prendra des années non seulement pour mettre à niveau les droits de douance, mais surtout pour harmoniser les réglementation sur les produits, services et investissements. Donc le TTIP idéal, tel qu’annoncé par la Commission, ne peut avoir éventuellement des effets sur l’emploi et la croissance qu’à terme. Il est plus urgent de demander davantage de réciprocité dans les normes commerciales, par exemple dans les échanges avec la Chine.

« Vers une nouvelle politique migratoire »

Sur la question migratoire, la Commission devrait commencer par dire quelques vérités [1] à l’exemple des suivantes. D’abord l’UE, comme tout ensemble politique, a le droit et le devoir de contrôler ses frontières pour assurer la sécurité sur son territoire. En deuxième lieu, Schengen a été élargi de façon imprudente sans tenir compte ni de la géographie qui rend très difficile la possibilité pour certains pays européens d’assurer le contrôle de frontières extérieures communes, ni de la capacité des pays à le faire. Une nouvelle politique migratoire supposerait donc de revoir le périmètre de l’espace Schengen.

L’UE doit montrer ses muscles.

Troisièmement, l’UE doit montrer ses muscles vis-à-vis de pays qui sont responsables de la pression migratoire sur l’UE parce qu’ils ont concouru ou concourent à déstabiliser des pays engendrant des exodes massifs notamment vers l’Europe. Il faut par exemple revoir les accords avec la Turquie qui, par son soutien direct ou indirect à Daech, déstabilise toute une région.

« Une Europe plus forte »

En septembre 2014, lors de sa première conférence de presse en tant que nouveau Président de la Commission européenne, l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Junker a tenu des propos forts. Junker a déclaré que l’institution qu’il s’apprête à diriger est “confrontée à l’ardente nécessité de modifier son image et son fonctionnement”. Il a précisé qu’il “a tiré les leçons des erreurs commises notamment par son prédécesseur, le président sortant de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Des erreurs qui ont conduit à une “crise de confiance et [à] une expansion des courants antieuropéens.” Son équipe, qu’il a qualifiée de « gagnante » et « prête à donner un nouvel élan à la construction européenne », est celle de “la ‘dernière chance’ de l’Union”.

Le seul candidat dont le niveau de vie est supérieur à la moyenne de l’UE - l’Islande - n’est plus véritablement candidat. Tous les autres sont beaucoup plus pauvres que la moyenne de l’UE.

Or, l’annonce officielle de la Commission, dans le point 9 de son programme de travail sur « Une Europe plus forte », qu’aucune nouvelle adhésion n’interviendrait avant 2020 est largement contradictoire avec les propos de septembre 2014, et frise le ridicule. Parmi les cinq pays qui ont été déclarés officiellement candidats, soit la Turquie, le Monténégro, la Macédoine, la Serbie et l’Islande, aucun, sauf une exception, n’est en mesure de remplir avant 2020 les conditions réglementaires d’adhésion ni au plan formel, ni, et même encore moins, au plan réel. Le seul pays qui pourrait remplir les conditions, l’Islande, ne veut plus concrétiser son adhésion. Donc, affirmer « pas de nouvelle adhésion avant 2020 », c’est un constat, non une décision politique.

Ce qu’il faudrait faire, c’est dresser un bilan objectif des élargissements passés et des pays candidats. Il serait nécessaire en effet de se rendre compte que plusieurs élargissements passés, si souhaitables soient-ils, ont été mis en œuvre selon des méthodes écartant généralement les procédures référendaires, donc démocratiques, et engendrant des effets négatifs.

Prenons un seul exemple [2] jamais présenté : les résultats du parti anti-Union européenne UKIP au Royaume-Uni sont notamment les conséquences des méthodes déplorables d’élargissement. En effet, le cinquième élargissement du 1er mai 2004 tenait au souci de donner un statut institutionnel de membre de l’UE à dix nouveaux pays, sans toutefois leur donner une place entière, notamment du fait de la mise en place d’une période probatoire d’un maximum de sept ans pendant laquelle la liberté de circulation de leurs travailleurs se trouvait restreinte selon les choix effectués par chacun des 15 pays précédemment membres de l’UE.

D’une part, cela consistait à donner aux nouveaux membres non un siège complet, mais un strapontin, certes provisoire [3], attitude plutôt humiliante pour des pays ayant fait l’effort de sortir du communisme [4]. D’autre part, comme parmi les quinze pays membres, seul trois, le Royaume-Uni, la Suède et l’Irlande ont refusé de traiter les nouveaux entrants comme des « membres inférieurs » ; ils ont donc accepté dès le 1er mai 2004 la liberté de circulation des travailleurs. Résultat, le Royaume-Uni a connu une très forte immigration originaire des nouveaux pays entrants et notamment de Pologne [5] puisque les Polonais ne pouvaient bénéficier de la liberté de circulation des travailleurs vers l’Allemagne, la France, l’Italie ou l’Espagne. De même, les étudiants des nouveaux pays membres avaient intérêt à éviter les établissements d’enseignement supérieur dans les pays en partie fermés. En conséquence, à tort ou à raison, nombre de Britanniques ont vécu ou vivent comme une sur-immigration européenne les flux constatés dans leur pays depuis 2004, d’où le vote UKIP et les réactions à ce vote par les gouvernements et les partis politiques britanniques traditionnels.

Revoir les méthodes d’élargissement utilisées devrait donc conduire à la fois à arrêter les élargissements en cours et à reconsidérer leurs modalités.

A la lumière de ce qui précède, un bilan des élargissements de l’UE et des conséquences néfastes des méthodes employées conduirait à décider la suspension de tout nouvel élargissement et la mise en œuvre d’une politique de partenariat sans adhésion avec les pays candidats et les autres pays proches. La double reconnaissance que les peuples européens sont fatigués des élargissements pour lesquels on ne leur a pas demandé leur avis, comme de l’ouverture répétée de négociations d’adhésion dont le fondement reste parfois à justifier, et qu’il faut revoir les méthodes d’élargissement utilisées devrait donc conduire à la fois à arrêter les élargissements en cours et à revoir leurs modalités. Autrement dit, pour réussir « la dernière chance de l’Europe » [6], le titre et la fonction du commissaire à l’élargissement devrait être changé, au moins pour la durée de l’actuelle Commission, par « commissaire au partenariat avec les pays proches »

« Une Union du changement démocratique »

La Commission « annonce de nouvelles dispositions afin d’assurer une transparence pleine et entière ». Des efforts de transparence sont toujours bienvenus, mais le changement démocratique pour un bon fonctionnement de l’Union européenne supposerait des annonces beaucoup plus ambitieuses. Par exemple, la Commission devrait œuvrer pour respecter et faire respecter le principe de subsidiarité, donc écarter de son ordre du jour et signaler ce qui doit être écarté de l’ordre du jour du Parlement européen toutes les questions qui relèvent des États selon les traités ou peuvent être résolus au niveau de ces mêmes États. Cela diminuerait considérablement l’intervention des lobbies à Bruxelles puisque tout un champ de questions serait, logiquement, exclu de Bruxelles. En fait, je plaide depuis deux décennies pour un (ou plusieurs) observatoire indépendant de la subsidiarité qui dénoncerait toutes les tendances allant vers un impérialisme bruxellois, ce qui ne correspond nullement aux valeurs de l’identité de l’Europe [7] et risque de conduire à terme à l’échec de l’Union européenne.

En outre, en matière de transparente démocratique, il y a un recul du fait de l’augmentation des procédures de co-décision. En effet, chaque fois que le Conseil européen et le Parlement européen sont en désaccord ou risquent de l’être, des tractations se déroulent dont le contenu ne fait guère l’objet de transparence. Sans doute conviendrait-il d’imaginer une instance paritaire qui déposerait un rapport public en s’inspirant, ceteris paribus, par exemple de ce qui existe dans le bicaméralisme français avec les commissions mixtes paritaires entre l’Assemblée nationale et le Sénat, sachant que le Conseil européen peut, dans un certaine mesure, être considéré comme un Sénat ou comme le Bundesrat allemand, alors que le Parlement européen équivaut à l’Assemblée nationale française, au Bundestag allemand ou à la Chambre des Représentants aux Etats-Unis.

Copyright Janvier 2015-Dumont


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[1Cf. également Dumont, Gérard-François, « La politique d’immigration de l’Union européenne : une stratégie volontaire ou contrainte ? », dans : Berramdane, Abdelkhaleq, Rossetto, Jean (direction), La politique européenne d’immigration, Paris, Karthala, 2009 ; « Les migrations internationales face aux nouvelles frontières de l’Europe » (avec Raimondo Cagiano de Azevedo), Population & Avenir, n° 709, septembre-octobre 2012.

[2Autre exemple, cf. Dumont, Gérard-François, « Les Roms, révélateurs de certaines contradictions européennes », L’Ena hors les murs, n° 437, décembre 2013.

[3Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.

[4Il faut rappeler que la Pologne est sortie par sa propre volonté du communisme avant l’ouverture du rideau de fer et, donc, avant la chute du mur de Berlin.

[5Pays de loin le plus peuplé du cinquième élargissement ; cf. Dumont, Gérard-François, « Le cinquième élargissement démographique de l’Union européenne », Population & Avenir, n° 661, janvier-février 2003.

[6Selon le sous-titre du livre de Valéry Giscard d’Estaing, Europa, Paris, XO éditions, 2014.

[7Cf. notamment Delsol, Chantal, Mattéi, Jean-François (direction), L’identité de l’Europe, Paris, PUF, mai 2010 ; Dumont, Gérard-François, « Les sept confusions sur l’identité européenne », Entretiens autour de l’identité européenne, Centre International de Formation Européenne, Nice, 2013.


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