Pierre Pahlavi est professeur et directeur adjoint du département des études de la défense au Collège royal d’état-major des Forces canadiennes. Titulaire d’un doctorat en relations internationales de l’Université McGill, il est spécialisé en géopolitique, en études eurasiatiques et en analyse de la politique étrangère iranienne. Collaborateur de la Chaire Raoul-Dandurand, il mène des recherches sur les dynamiques stratégiques au Moyen-Orient et en Eurasie, avec un accent particulier sur les rivalités entre grandes puissances. Il est l’auteur de deux ouvrages sur l’Iran, dont l’un a été récompensé par l’Académie française, et contribue régulièrement à des revues telles que International Affairs, Middle East Policy et Canadian Foreign Policy Journal. Son expertise est sollicitée dans de nombreuses conférences et publications à l’échelle internationale. Il participe activement à la formation des cadres militaires et civils engagés dans les affaires de défense et de sécurité.
La guerre des douze jours, loin d’être un simple épisode violent dans l’histoire régionale, apparaît comme un catalyseur. Elle a créé, à la faveur de dommages visibles et d’une légitimité assiégée, une fenêtre stratégique que la Chine ne s’est pas laissé fermer. La dépendance énergétique chinoise vis à vis du pétrole iranien, l’importance géographique de l’Iran dans le réseau de la BRI, les accords technologiques déjà en place — tous ces éléments tissent un scénario où Pékin n’est pas un spectateur distant, mais un acteur capable de remodeler l’équation iranienne selon ses intérêts. C’est dans ce long jeu — discret mais déterminant — que réside peut être la transformation la plus significative du Moyen Orient.
A PEINE l’opération éclair de juin 2025 entre l’Iran et Israël achevée [1], une interrogation géopolitique se fait jour : la Chine, confrontée à la fois à un possible affaiblissement de son influence en Eurasie occidentale et à une occasion unique de renforcer ses liens avec un acteur régional majeur, n’aurait-elle pas tiré profit de cette parenthèse post-conflit pour resserrer son emprise stratégique sur la République islamique d’Iran ?
Tandis que l’œil du monde s’attachait aux bombardements israéliens, à l’intervention diplomatique des États-Unis le 17 juin 2025 — culminant en une médiation active auprès des deux parties — et aux manifestations nocturnes dans les rues de Téhéran, Pékin, dans sa discrétion coutumière, paraît avoir opté pour une démarche de fond plutôt que pour un positionnement spectaculaire [2].
L’Iran, dont les infrastructures sont lourdement endommagées (NDLR : par les bombardement américains dans la nuit du 21 au 22 juin 2025), dont le régime se voit fragilisé tant politiquement qu’institutionnellement, dont la légitimité repose de plus en plus sur la coercition, ne constitue pas aux yeux de Pékin un partenaire sur le déclin, mais une opportunité stratégique à cultiver [3]. L’idée que la Chine aurait activement tiré parti de cette période de vulnérabilité pour accélérer son insertion stratégique en territoire iranien n’est pas pure spéculation. Dans les mois qui ont suivi l’arrêt des hostilités, se multiplient des indices — diplomatiques, économiques, technologiques, sécuritaires — attestant d’une intensification résolue du partenariat sino iranien.
Ces dynamiques s’inscrivent dans un cadre plus vaste : celui du rééquilibrage géopolitique eurasien, du recul progressif de l’ordre libéral occidental, et de la volonté de Pékin de redéfinir une architecture d’influence qui échappe en partie aux présupposés dominants depuis la fin de la Guerre froide [4]. Le présent texte propose d’examiner, à la lumière des développements récents, dans quelle mesure l’hypothèse d’un renforcement — voire d’une accélération — du partenariat stratégique entre la Chine et l’Iran se vérifie empiriquement. Il s’agira, en outre, de mesurer ce que cette évolution révèle du « long jeu » chinois au Moyen Orient et de ses retombées pour l’équilibre régional à l’issue du conflit.

Dès l’immédiat post juin 2025, alors que la communauté internationale évaluait les pertes matérielles et la fragilité croissante du régime iranien, une interrogation se dessinait avec insistance [5] : est ce que Pékin, conscient du moment de faiblesse politique et institutionnelle de Téhéran, ne chercherait pas à mettre en place les jalons d’un rôle de garant externe accru ?
Dès la fin du mois de juin 2025, des cercles diplomatiques et de renseignement occidental évoquaient une double logique stratégique chinoise : d’un côté, prévenir qu’un vide politique en Iran ne soit comblé par des puissances alignées sur l’Occident ; de l’autre, consolider une influence durable sur un régime qui, de par sa position extrême en Eurasie occidentale, ses abondantes ressources énergétiques — pétrole mais aussi gaz — et sa place dans les nouveaux dispositifs régionaux, reste central pour Pékin. On soulignait que l’Iran fournit au marché chinois un volume non négligeable de pétrole : la dépendance énergétique de la Chine à l’égard de l’Iran constitue un levier que Pékin se doit de préserver, plus encore dans un contexte de tensions sur les marchés globaux de l’énergie [6].
Loin d’être marginalisé, l’Iran se présente comme un nœud stratégique clé pour Pékin : il assure des tronçons des corridors de la Belt and Road Initiative (BRI), il fournit du pétrole indispensable à l’économie chinoise, et il relie l’Asie centrale aux littoraux arabes du Golfe. Pour Pékin, la chute de l’Iran ne constituerait pas un gain, mais bien un risque systémique — pour ses approvisionnements en hydrocarbures, pour la stabilité des corridors d’échange, pour son influence dans un foyer géographique vital [7].
Deux scénarios stratégiques apparaissent alors [8]. Le premier, prudent, vise à maintenir le régime iranien en l’état à travers des appuis discrets — financiers, militaires, de renseignement — et un renforcement économique maîtrisé, de façon à ce que l’Iran reste un partenaire stable mais dépendant. Le second, plus audacieux, envisageait une forme de reconfiguration interne du pouvoir : un régime moins théocratique, peut être plus autoritaire mais nationaliste, contrôlé dans les coulisses par Pékin et Moscou, plus « gérable » selon les critères des stratèges chinois, tout en garantissant loyauté et accès aux ressources — en particulier au pétrole iranien — et aux infrastructures.
Même si ce second scénario paraissait audacieux, plusieurs indices concrets soutenaient l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une simple fantaisie théorique. Le 23 juin 2025, par exemple, des avions cargos militaires chinois furent signalés traversant l’Asie centrale avant de disparaître des radars au dessus de l’espace aérien iranien [9]. Qu’il s’agisse de livraison d’armements, de transfert de personnels, ou d’activités de renseignement, l’essentiel tient moins à la nature exacte de ces mouvements qu’à ce qu’ils montrent : Pékin ne s’est pas contentée de surveiller, elle amorce des préparatifs, façonnant discrètement ses propres leviers d’intervention — à son rythme, selon ses échéances.
Si les premières semaines post guerre ont donné lieu à spéculations, ce sont les mois d’été et de début d’automne 2025 qui livrent des preuves tangibles non seulement d’un approfondissement, mais d’une accélération manifeste du partenariat sino iranien [10]. Déclarations publiques, gestes diplomatiques concrets, accords sectoriels structurants : tous attestent une volonté partagée d’ancrer ce rapprochement dans des projets à long terme, aux conséquences stratégiques réelles.
Le 10 juin 2025 déjà [11], un signal fort fut donné lorsque le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghchi, et l’ambassadeur de Chine à Téhéran, Cong Peiwu, réaffirmèrent leur « engagement indéfectible » quant à la mise en œuvre de l’accord de coopération stratégique signé pour vingt cinq ans en 2021 [12]. Loin de geler ce pacte dans l’incertitude, les deux gouvernements le relancèrent avec vigueur, le présentant comme le pivot de la résilience iranienne et comme un garant de continuité stratégique.
Puis, au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) [13], le 2 septembre 2025, les présidents Pezeshkian et Xi Jinping avaient une entrevue bilatérale significative. Ils annoncèrent une accélération de plusieurs projets d’infrastructure clefs — lignes ferroviaires à grande vitesse, corridors routiers majeurs — initialement prévus dans le cadre de l’accord 2021 [14]. Ces infrastructures ne sont pas de simples symboles : elles incarnent des investissements lourds, des aménagements coûteux, des jalons matériels destinés à inscrire l’Iran dans le réseau eurasiatique promu par Pékin.
Sur le plan énergétique, le rôle de l’Iran comme fournisseur de pétrole à la Chine a été réaffirmé. Pékin, face aux incertitudes du marché mondial — sanctions potentielles, rivalités maritimes, risque logistique — semble vouloir sécuriser davantage ses flux pétroliers iraniens, intensifier les contrats à long terme, voire accepter des modalités tarifaires ou logistiques favorables à Téhéran afin de garantir une stabilité d’approvisionnement. Cette dépendance énergétique n’est pas accessoire : elle est constitutive de la stratégie chinoise dans cette région [15].
Parallèlement, la coopération technologique se fait plus dense [16]. En mai juin 2025, le ministre iranien chargé des Communications et des Technologies de l’information, Sattar Hashemi, effectua une visite prolongée à Pékin. Elle déboucha sur des accords de partenariat dans l’intelligence artificielle, les infrastructures de télécommunications, les industries connectées, ainsi que sur des programmes de formation mutuelle et de transfert de compétences. Ces dimensions techniques et normatives sont moins visibles que les livraisons d’armes ou les discours, mais potentiellement plus durables, car elles forgent des liens structurels.
En diplomatie, le ton changea également. En juillet 2025, lors d’une réunion de haut niveau entre Wang Yi et Abbas Araghchi, les déclarations communes prirent un ton nettement plus offensif : condamnation des « politiques de puissance » étrangères, réaffirmation de la souveraineté nationale iranienne, dénonciation du « chantage » diplomatique occidental [17]. Cette rhétorique reflète non seulement une solidarité politique, mais aussi une convergence idéologique croissante : celle d’une vision du monde dans laquelle les États moyens, à condition d’être solidement ancrés dans des alliances non occidentales, peuvent résister aux pressions externes.
Sur le plan économique et des investissements, l’été 2025 vit une multiplication de contrats et la reprise de projets longtemps bloqués. Dans les secteurs de l’énergie (raffineries, pipelines), du transport (routes, ports, ferroviaires), de la logistique (centres de distribution, infrastructures portuaires), les parties annoncèrent des accélérations, des financements renouvelés, des échéances resserrées [18]. L’Iran, dans ce cadre, devient un élément matériel du grand projet géopolitique chinois : un point de passage, un fournisseur énergétique, un partenaire dans les technologies, un acteur diplomatique consolidé.
Pendant que les projecteurs restaient braqués sur les conséquences immédiates du conflit — destructions visibles, mobilisations humanitaires, tensions internationales — se mettait en place une recomposition stratégique plus discrète, mais sans doute plus durable [19].
Dans ce moment de fragilité iranienne, Pékin n’a pas tergiversé : il a agi, rapidement et méthodiquement, avec un horizon de long terme. Ce que les faits suggèrent n’est pas simplement le renforcement d’un partenariat circonstanciel, mais l’émergence d’un axe eurasien pérenne, centré sur l’énergie — et en particulier le pétrole iranien dont la Chine ne peut se passer —, sur les infrastructures de connectivité, sur une innovation technologique partagée, sur l’influence diplomatique [20].
Les implications de ce basculement sont profondes. Si ce chemin se poursuit, la Chine ne jouera pas seulement un rôle de soutien à la survie du régime iranien : elle participera activement à sa configuration post crise, à son architecture institutionnelle, aux paramètres de sa souveraineté. Le rapprochement stratégique dépasserait le cadre d’un simple contrat : il pourrait déboucher sur ce que certains observateurs qualifient déjà de quasi clientélisme — non au sens d’une soumission totale, mais d’une interdépendance dans laquelle les choix majeurs du régime iranien seront de moins en moins pensés hors du regard ou des intérêts de Pékin [21].
Pour les décideurs occidentaux, négliger cette dynamique serait une erreur stratégique grave. Le véritable enjeu n’est plus simplement de contenir une guerre ou de négocier un cessez le feu, mais de saisir qui, dans l’ombre des tiraillements visibles, pose les fondations du monde de demain. À moins que l’Occident ne redéploie son regard — non pas seulement vers les missiles et les sanctions, mais vers les pipelines, les câbles, les accords de formation, les corridors d’échange — il pourrait se réveiller pour constater que l’avenir du Moyen Orient ne se joue plus principalement à Washington ou à Bruxelles, mais de plus en plus… à Pékin [22].
En définitive, la guerre des douze jours, loin d’être un simple épisode violent dans l’histoire régionale, apparaît comme un catalyseur. Elle a créé, à la faveur de dommages visibles et d’une légitimité assiégée, une fenêtre stratégique que la Chine ne s’est pas laissé fermer. La dépendance énergétique chinoise vis à vis du pétrole iranien, l’importance géographique de l’Iran dans le réseau de la BRI, les accords technologiques déjà en place — tous ces éléments tissent un scénario où Pékin n’est pas un spectateur distant, mais un acteur capable de remodeler l’équation iranienne selon ses intérêts. C’est dans ce long jeu — discret mais déterminant — que réside peut être la transformation la plus significative du Moyen-Orient post quête de stabilité.
Copyright Octobre 2025-Pahlavi/Diploweb.com
[1] D. T. Makar et T. P. Pillah, Twelve Days of Escalation : Analyzing the June 2025 Israel-Iran War and U.S. Precision Strikes on Nuclear Infrastructure, dans IRASS Journal of Arts, Humanities and Social Sciences, vol. 2, n° 7, 2025, p. 1-12.
[2] Il convient de mentionner ici que l’implication américaine, à la fois rapide et mesurée, illustre les tensions inhérentes à l’alliance israélo-américaine : solidement ancrée sur le plan sécuritaire, mais mise à l’épreuve dès lors que les frappes israéliennes risquent de compromettre la stabilité régionale plus large que Washington cherche à préserver.
[3] Alia Chughtai, « Visualising 12 days of the Israel-Iran conflict », Al Jazeera, 26 juin 2025.
[4] Mubinzhon Abduvaliev, Ricardo Bustillo et Crina Viju-Miljusevic, « External Forces in Central Asia : Shaping the Regional Balance », dans Canadian Journal of European & Russian Studies (CJERS), vol. 18, n° 1, 2025.
[5] Ambreen Aman, Farhan Khalid et Roshan Ara, « The Iran-Israel Conflict : A Struggle for Oil, Missiles, and Power – The Geopolitical Battle Unfolds », dans Journal of Politics and International Studies, vol. 11, n° 1, 2025, p. 55-64.
[6] Didier Chaudet, « Chine-Iran-Pakistan », dans Diplomatie, n° 127, 2024, p. 24-27.
[7] Asad Ullah et Li Xinlei, « Systemic Constraints and State Behavior : A Neorealist Perspective on China’s BRI and Iran’s Strategic Calculations », dans Iranian Studies, 2025, p. 1-22.
[8] Pierre Pahlavi, « Unintended Consequences : How Israel’s Push on Iran Could Empower China », CDA Institute, rubrique Opinion, août 2025.
[9] Nathan Gallo, France 24, 19 Juin 2024.
[10] Prasanta Kumar Pradhan, « From Trade to Strategic Partnership : China’s Evolving Engagement in the Gulf Region », dans Journal of Indian Ocean Studies, vol. 33, n° 1, 2025.
[11] “Iran , China stress implementing joint 25-year agreement”, Mehr News Agency, 10 Juin 2025.
[12] Mohammadreza Mohammadi, « Iran’s Role in China’s Foreign Policy : A Case Study of the 25-Year Agreement », dans Panoply Journal, vol. 6, 2025).
[13] Amir Mohammad Haji-Yousefi et Shamimeh Shirkhani, « Iran and the Shanghai Cooperation Organization : Opportunities and Challenges », dans Central Eurasia Studies, 2025, p. 1-27.
[14] “Iran, China presidents pledge to deepen strategic partnership”, Press TV, 2 septembre 2025.
[15] Jianli Yang, “War in Iran : China’s Short- and Long-term Strategic Calculations”, The Diplomat, 24 Juin 2025.
[16] Ali Izadi, “Tehran and Beijing stress expansion of technological cooperation”, Islamic Republic News Agency, 16 Mai 2025.
[17] Saadet Gokce, « Top Chinese, Iranian diplomats vow to deepen Beijing-Tehran ties », Anadolu Ajansı, 16 juillet 2025.
[18] Franck Mathevon, « Iran : pourquoi la Chine se fait-elle aussi discrète ? », Radio-France, 25 Juin 2025.
[19] Lyna Ouandjeli, « La vision stratégique de l’Iran sur ses relations avec les États-Unis dans un Moyen-Orient en recomposition », dans EISMENA, vol. 2, n° 2, 2025, p. 1-3.
[20] Clément Therme, « Le positionnement de la République islamique d’Iran dans la recomposition du Moyen-Orient après le 7 octobre 2023 », dans EISMENA, vol. 1, n° 1, 2025, p. 37-39.
[21] Harold Thibault, “China, Iran’s main economic backer, remains a bystander to the Middle East conflict”, Le Monde, 17 Juin 2025.
[22] Pierre Pahlavi, « Le jeu dangereux de Trump : Faire pression sur l’Iran et contrer la montée en puissance de la Chine », dans Réseau d’Analyse Stratégique (MUSE), Rubrique Points chauds, 12 mai 2025.




SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mardi 11 novembre 2025 |