Frontières et trafic d’armes

Par Jean-Charles ANTOINE, le 10 mars 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique – Paris 8 et expert en trafic mondial d’armes légères et de petit calibre. Ses travaux portent actuellement sur l’adaptation de la méthode géopolitique à la sécurité publique et à la lutte contre la criminalité organisée. Il publie "A armes illégales. Le trafic d’armes à feu en France", éd. du Plateau, 2015.

Le trafic d’armes à feu est le marché noir d’outils et d’amplificateurs de puissance servant à protéger le pouvoir de celui ou ceux qui protègent les frontières déjà existantes quoiqu’affaiblies ou de ceux qui désirent en instaurer de nouvelles.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de publier cette étude inédite d’un conférencier du Festival de Géopolitique de Grenoble : "A quoi servent les frontières ?" 12-15 mars 2015.

LE TRAFIC D’ARMES a ceci de particulier qu’il ne se borne pas à enrichir les trafiquants et revendeurs ou à offrir des plaisirs. Son but consiste à amplifier le niveau de puissance des acquéreurs tout en permettant des marges financières importantes aux vendeurs. L’arme en général, et par conséquent l’arme à feu en particulier, est par excellence un outil de puissance immédiate, qu’il serve pour mener un combat ou pour dissuader l’adversaire.

Des clans marseillais aux frères Kouachi, les filières clandestines du trafic d’armes à feu ont permis pendant des décennies aux membres du grand banditisme et des cellules terroristes de mener à bien leurs actions.

Le trafic d’armes n’est pas un phénomène nouveau en soi. Lorsque dans l’Antiquité, il y a plus de vingt-cinq siècles, les cités grecques se sont entendues ponctuellement avec Sparte pour combattre les Perses, des armes étaient livrées officieusement ainsi que les combattants pour les utiliser. Ces pratiques étaient faites en dehors de tout accord ou traité. De la même manière, chaque soulèvement armé d’une population ou d’un groupe, ne peut s’effectuer qu’avec la mise en place préalable de filières non officielles d’approvisionnement donc illicites. Durant la Guerre Froide, des firmes est-européennes comme Kintex avaient reçu à l’époque cette mission clandestine de fournir en armes à feu et munitions des groupes rebelles situés à l’autre bout du monde mais fidèles à Moscou.

La chute de l’URSS et les années qui ont suivi ont marqué un véritable tournant dans la mise en place des filières illégales mais également dans la nature des trafiquants, des intermédiaires et des acquéreurs. La notion même de frontière étatique semble disparaître mais d’autres sont-elles en construction en lien avec le trafic d’armes ?

Pour répondre à cette question, il convient de regarder en arrière sur ces deux dernières décennies en analysant l’évolution géopolitique mondiale, afin de prendre en considération depuis quelques années l’établissement de nouveaux limes, plus criminels, plus idéologiques, plus diffus, mais tout aussi contraignants.

I. Trafic d’armes et disparition des frontières : l’évolution géopolitique mondiale depuis deux décennies

L’implosion en quelques jours de l’Union soviétique a vu la fin de tout un système à bout de souffle derrière le Rideau de Fer. En seulement quelques semaines, des militaires soviétiques – officiers généraux, officiers, sous-officiers et hommes du rang – de l’ancienne et emblématique Armée Rouge, qu’ils fussent en poste en Russie, en Pologne ou en Bulgarie, se sont retrouvés sans aucune rémunération sur les territoires des Etats « frères ». Ils conservaient tout de même la charge d’arsenaux militaires sur ces territoires occupés depuis 1945. L’administration soviétique qui les soldait depuis plusieurs décennies n’était plus. Et pour survivre, l’ensemble de ces militaires n’avaient, pour faire vivre leurs familles au jour le jour, que le choix de vendre leurs matériels, leurs décorations, leurs uniformes, leurs bottes…mais également leurs munitions et leurs armes. Par effet de contagion, les militaires dits « nationaux », ont également compris tout l’intérêt de revendre du matériel et des armes par peur du lendemain et par le fait que les nouveaux Etats indépendants n’avaient pas encore remodelé leurs armées en pleine évolution à une époque charnière de changement de normes balistiques. A titre d’exemple, le calibre 7.62 mm soviétique – et par conséquent toutes les armes de type Kalashnikov fabriquées sur ce modèle - était devenu totalement obsolète à partir de la décision de ces anciens Etats du Pacte de Varsovie de passer sous protection OTAN, donc aux normes militaires de cette organisation, à savoir le calibre 5.56 mm.

Au-delà de la fatalité ressentie à cette époque par ces militaires et leurs familles, ceux qui décidaient de vendre leurs armes à feu ne ressentaient aucun remord à disséminer ces outils de puissance car ils avaient l’impression d’avoir été abandonnés par leur Mère Patrie. Cette représentation était très forte parmi les hommes du rang, mais encore plus parmi les officiers qui avaient tenté de maintenir l’idéal soviétique parmi leurs troupes, parfois sans y croire eux-mêmes.

La disparition subite et brutale des frontières politiques et idéologiques de la Guerre froide a par conséquent été un premier déclencheur de la mise en place de nouvelles filières du trafic d’armes ou de l’amplification des filières existantes. En effet, pendant trois décennies, les services secrets bulgares, tchécoslovaques, polonais ou roumains avaient eu pour mission d’exporter à travers la planète des quantités astronomiques d’armes à feu et de munitions afin de faire mener par des groupes rebelles des combats dits « de libération nationale ». De manière identique, le camp occidental et la Fédération yougoslave possédaient leurs filières propres d’acheminement discret, le premier à des fins politiques connues, la seconde pour favoriser son influence régionale, la suprématie serbe en Yougoslavie durant la décennie 1980 et la contrebande de cigarettes.

La capacité pour les trafiquants d’entrer sur le territoire ouest-européen et d’y faire proliférer leurs filières clandestines polycriminelles - dont celles des armes à feu - peut se cartographier.

A cette disparition des frontières soviétiques s’est superposée, deux années après, l’effacement des frontières européennes occidentales au sein de l’espace Schengen. Ce traité signé en 1993 a concrétisé la disparition des frontières nationales au sein d’un espace géographique compris dans l’Union européenne et auquel les membres choisissaient ou non d’appartenir. La libre circulation des personnes et des marchandises devenait la règle à l’intérieur de cet ensemble territorial. Les contrôles systématiques aux limites des Etats devenaient impossibles puisque les postes de douanes étaient désactivés.

A cette évolution politique d’envergure s’ajoutait enfin un troisième élément majeur pour la future création de filières illicites d’approvisionnement en armes à feu : les conflits dans les Balkans. La guerre en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995, puis en 1997 les émeutes à Tirana et enfin le conflit au Kosovo en 1999 ont provoqué une multiplication des filières locales du marché noir. Des quantités astronomiques d’armes de guerre et de munitions ont ainsi été disséminées au sein des populations bosniaques, serbes, albanaises, kosovares et croates, certes extérieures à l’espace Schengen mais positionnées à ses abords proches, et disposant de solides relais dans les diasporas implantées dans les pays d’Europe occidentale, ceux-là même qui appartenaient déjà à l’espace Schengen.

La superposition de ces trois paramètres majeurs – l’abandon des armes et munitions des arsenaux militaires est-européens après la chute de l’URSS, la multiplication des filières d’approvisionnement clandestin due aux conflits balkaniques et la disparition des frontières dans l’espace Schengen – a largement favorisé les livraisons possibles en armes et munitions. Pour pénétrer cet ensemble territorial désormais sans frontières, la corruption s’est avérée essentielle. La carte ci-après, représentant le niveau de corruption en Europe et aux abords de l’espace Schengen au début de la décennie 2010 sur la base des chiffres de l’ONG Transparency International illustre cette capacité pour les trafiquants d’entrer sur le territoire ouest-européen et d’y faire proliférer leurs filières clandestines polycriminelles, dont celles des armes à feu.

Frontières et trafic d'armes
Carte Corruption et trafics en Europe
Copyright J-C. Antoine

L’évolution géopolitique mondiale, désormais axée autour de la mondialisation des échanges et la circulation européenne des personnes et des marchandises n’est pas à l’origine directe du trafic d’armes. En revanche, la superposition des trois paramètres présentés précédemment ont facilité la mise en place de filières illicites jusque dans les cités d’Europe occidentale à partir de la fin de la décennie 1990, lorsque l’expansion des filières du trafic de drogues a provoqué un besoin en armes dans les cités européennes pour défendre les micro-territoires tenus par les économies clandestines.

La disparition, ou plus précisément l’absence de frontières fortes et militairement tenues, a de nos jours des conséquences identiques sur le territoire africain, notamment dans sa partie sahélienne. Durant la décennie 1990, des éléments radicaux islamistes se sont développés sur le territoire algérien en s’organisant au sein du Groupe Islamique Armé et son volet politique, le Front Islamique du Salut. Le gouvernement algérien a combattu ces éléments, les obligeant à se réfugier dans le sud algérien, territoire sur lequel ces radicaux se sont constitués en Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC). Tandis qu’en 2006, Alger décide de neutraliser le GSPC et d’extraire ses membres hors du territoire algérien, ces derniers se réfugient au Nord des territoires malien et nigérien pour adopter le label Al Qaïda et donner naissance à Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). L’évolution géopolitique régionale – le Printemps Arabe en Tunisie et surtout en Libye, le renouveau des revendications touareg et le développement du « gangsterrorisme » sub-saharien – a créé un besoin en grandes quantités d’armes à feu et de munitions pour les différents groupes rebelles en action. L’absence de frontières fortes a alors également favorisé les transferts illicites d’armes par convois routiers entiers sur les pistes désertiques en raison de l’absence de contrôle sur ces axes. Seule l’acquisition de renseignements tactiques permettait la lutte efficace contre ces filières.

Que ce fût en Europe à partir de la décennie 1990 ou du territoire africain depuis les débuts de la décennie 2010, l’absence de frontières mêlée à une corruption active ou passive latente, a pour conséquence d’empêcher les contrôles systématiques sur les grands axes routiers alors que la voie routière est toujours celle privilégiée pour les transferts illicites d’armes de moyenne envergure. Pour les grands transferts d’armement par voie maritime ou aérienne, les conséquences de l’effacement des frontières au profit de la liberté de circulation des marchandises et des personnes sur les océans ou dans les airs a enfin eu la même conséquence, tant le commerce mondialisé a connu une croissance exponentielle depuis deux décennies. A titre d’illustration, le commerce maritime mondial de marchandises transportées annuellement a doublé depuis 1990, passant de 4 milliards de tonnes à 8,4 milliards de tonnes en 2010 et 9,1 milliards de tonnes en 2014 selon le United Nations Conference on Trade and Development. Il a quintuplé depuis trente ans et selon Florent Detroy, consultant spécialiste des matières premières et des pays émergents, d’ici 2020 il augmentera encore pour atteindre probablement 15 milliards de tonnes par an.

Mais ces frontières effacées, ou existantes mais tellement poreuses, ont laissé la place à d’autres, plus fluctuantes, plus resserrées, et qui avaient rapidement pour vocation de protéger les territoires polycriminels. Les transferts financiers globaux, au sein desquels l’argent sale sait se dissimuler, en a profité pour croître de manière exponentielle en profitant de cet effacement des frontières, et renforcer des micro-territoires minés par les économies clandestines.

II. Trafic d’armes et constitution de nouvelles frontières : grands ensembles et micro-territoires du crime organisé

Alors que les frontières nationales disparaissaient au sein de l’espace Schengen, les économies parallèles se sont mises à prospérer en s’appuyant sur la libre circulation des personnes et des marchandises. La pénétration des drogues sur les territoires européen, américain ou africain a exigé, de la part des trafiquants et transporteurs, une méthode et des tactiques afin de protéger leur « business ». Ainsi sont nés les célèbres go-fast, ces convois ultra-rapides, solidement armés de fusils d’assaut et chargés d’acheminer des tonnes de résine de cannabis ou de cocaïne jusque dans les cités touchées par le trafic de drogues ou leurs abords immédiats. Les zones de vente ou de redistribution ont nécessité la constitution de petites équipes armées afin de protéger les points de vente et dissuader les prétendants à diriger ces économies clandestines.

Cette activité illégale étant par nature très lucrative, de fortes rivalités sont apparues par désir de prédation criminelle, par non-respect d’accords passés ou de vengeances suite à des interpellations jugées trop faciles. Ajoutés à la soif, par des caïds ou prétendants caïds de plus en plus jeunes, de renverser les équipes en place pour récupérer les points de vente juteux, ces rivalités en pleine croissance ont engendré des règlements de comptes en hausse à travers l’Europe ou en Afrique. L’augmentation continue du niveau de violence a provoqué l’augmentation de la puissance de feu des caïds et leurs affidés, afin de répondre par « la loi du talion » à tout désir de prédation par des adversaires potentiels.

Les frontières nationales disparaissent de plus en plus au profit de frontières plus diffuses, superposables selon l’esprit des caïds qui règnent en maîtres sur ces territoires.

Aux frontières nationales se sont donc substituées des délimitations moins marquées par des démarcations acceptées mais tenues par des jeunes en scooters patrouillant aux limites des territoires, des sonnettes humaines chargées de prévenir de véritables équipes d’intervention armées du quartier si des jeunes d’une autre cité venaient à s’en prendre aux points de vente de drogues. Les frontières nationales disparaissent de plus en plus au profit de frontières plus diffuses, superposables selon l’esprit des caïds qui règnent en maîtres sur ces territoires, et évolutifs selon les niveaux de puissance, donc d’armement. Les douaniers affectés aux postes-frontières d’antan sont remplacés dans l’espace Schengen par tout un ensemble de jeunes chargés de prévenir, d’alerter les plus grands lorsqu’un danger semble arriver, lorsqu’un intrus donne l’impression de vouloir pénétrer le territoire chèrement tenu.

Ces situations se retrouvent peu ou prou dans de nombreux pays à travers le monde. Au Mexique, bordé au Nord par une frontière grillagée mais sans cesse trouée, à l’intérieur même du territoire américain (Los Angeles, New York, Chicago…), des gangs jouent la carte de la protection de « leur » territoire contre les attaques d’autres gangs. Les méthodes de dissuasion sont multiples pour préserver l’intégrité de leurs parcelles, et éventuellement grignoter celle de leurs voisins : du meurtre au clip vidéo violent censé faire peur aux gangs ennemis, des règlements de comptes sanglants aux équipées sauvages à travers les rues, tout dispositif structuré passe par la possession obligatoire d’armes à feu de poing ou de guerre.

Les besoins en armes à feu par les populations, quelque soit le pays, semble avoir suivi une évolution contraire à celui des Etats depuis deux décennies. En effet, alors que l’ensemble des nations se lancent dans une mondialisation effrénée, mêlant libre circulation et une tendance à l’uniformisation des styles et des manières de vivre, l’homme de la rue donne l’impression de désirer rapprocher de lui les frontières qui le défendraient. A la manière d’un élastique se contractant après avoir été étiré, le désir de sécurité rapprochée agit selon « l’effet d’extension-contraction ». Ce retour sur soi n’est pas une nouveauté en matière de sécurité. Rappelons qu’en 1989-1990 en Bulgarie, alors que l’URSS était en pleine phase déliquescente et que l’administration soviétique semblait s’étouffer définitivement, pas moins de 5 200 compagnies de sécurité privée s’étaient créés dans tout le pays en trois mois. Et pour armer leurs agents, les présidents de ces sociétés avaient dû récupérer des armes issues des arsenaux nationaux militaires.

L’effet de dissolution, voire d’effacement progressif ou rapide, des frontières d’un Etat a souvent pour conséquence directe de pousser ses habitants à se refermer sur eux-mêmes, à prendre ou tenter de prendre à leur propre compte leur sécurité et celles de leurs proches. Ce réflexe est récurrent durant les périodes de transition démocratique, souvent par peur du lendemain. A ce moment précis la criminalité organisée en profite pour proposer ses services aux populations, en leur offrant sécurité et entraide si besoin. Mêlée à une instabilité politique, la dilution des frontières des Etats renforce la construction de nouvelles frontières plus rapprochées, moins franches et souvent non délimitées, mais qui rassurent les populations. C’est ainsi que sont nées d’une part la plupart des mafias en Europe, afin de sécuriser les zones de production agricole en Sicile notamment pour Cosa Nostra, et ensuite pénétrer la société civile, et d’autre part sont apparues les premières zones d’influence.

Ce réflexe auto-suffisant en matière de sécurité prend tout son sens depuis une décennie en Europe dans les grands ensembles urbains des grandes agglomérations. Concentrés dans ces blocs, sujettes aux rivalités héritées parfois des territoires d’origine, certaines populations ont le réflexe de considérer leur quartier, leur entrée d’immeuble, leur arrondissement, comme une zone hors du territoire de la Nation, et sur laquelle des règles propres peuvent se mettre en place. Sur fond de trafic de drogues, ces territoires parfois en sécession constituent, aux yeux des caïds qui désirent les contrôler, « leurs » territoires. Et dans le but de protéger « leurs » territoires, les armes prolifèrent afin d’en protéger son limes .

Parallèlement à cette évolution, de nouvelles frontières immatérielles sont dernièrement apparues dans le cyberespace, avec l’émergence du Dark Web. Encore plus diffuses que dans la vie réelle, les frontières entre le Web 2.0 et les profondeurs d’un Internet caché et sombre existent bel et bien. Ce Web criminalisé prouve, au fur et à mesure des émissions télévisées montrant son existence et la manière d’y accéder, à quel point le marché noir des armes à feu investit aux côtés des drogues le marché criminel mondial. La frontière devient alors le logiciel et le pont-levis permettant d’y accéder. Y sont mis à la vente, entre autres, des armes à feu en tous genres, des munitions, en faisant fi des frontières internationales et des différents codes pénaux des Etats.

Ce nouveau territoire immatériel fait actuellement l’objet d’études récurrentes tant son existence même passionne et attire. Il est particulièrement difficile à l’heure actuelle d’analyser en profondeur ses paramètres. Mais dans un avenir proche de sérieux travaux de recherche se révèleront nécessaires afin d’éviter que la réalité filmée de Matrix ne devienne le quotidien des délinquants.

III. Trafic d’armes et superposition de frontières idéologiques

L’approvisionnement d’armes en dehors de tout accord commercial évolue idéologiquement. Alors qu’il était considéré illicite il y a quelques années de livrer officiellement des armes et des munitions à des rebelles, cet acte politique semble désormais revêtir un aspect plus respectable, voire vertueux. Les gouvernements occidentaux de nos jours, et principalement depuis le Printemps Arabe, déclarent officiellement armer des entités rebelles (Syrie, Kurdistan, Libye) afin de les aider à mener des combats en phase avec les idées de respect des Droits de l’Homme ou de lutte contre le radicalisme islamiste. Cette évolution est intéressante à plus d’un titre.

Sur un territoire comme celui de l’Irak, deux types de frontières semblent se superposer désormais. Les premières, étatiques, sont battues en brèche et amoindries par des structures politiques affaiblies. Les secondes, idéologiques ou religieuses, sont la marque du désir de membres des populations qui y vivent de prendre la main sur les frontières étatiques pour instaurer un Etat religieux. C’est le cas du groupe Daesh. Le territoire contrôlé par ses membres couvre différentes zones sur les espaces étatiques syriens et irakiens. Les limites de la puissance de ce groupe radicalisé considéré comme terroriste sont fluctuantes selon les combats, et l’acheminement illicite en armes à feu et munitions leur permet de défendre et éventuellement repousser ces limites de leur puissance territoriale. Cette démarche de puissance est à mi-chemin entre la sécurisation des frontières nationales par les armes et le réflexe de sécurité rapprochée par des criminels. Daesh allie les deux méthodes pour faire totalement fi des frontières étatiques en s’appuyant sur la criminalisation et une idéologie religieuse. Cette méthode est également utilisée par le groupe Boko Haram au Nigeria, selon des techniques analogues, en y ajoutant celle de l’attentat-suicide.

Poussons à l’extrême la réflexion. Si le trafic d’armes permet, en utilisant l’effacement des frontières étatiques issues de l’Histoire, d’en instaurer de nouvelles, plus criminelles, plus idéologiques, plus religieuses, le risque est grand de voir le système westphalien battu en brèche. L’idée même d’Etat-nation pourrait un jour, au même titre que le célèbre « monopole de la violence légitime » théorisé par Max Weber, devenir totalement obsolète dans l’esprit d’une partie des populations.

Pendant bien longtemps, et encore aujourd’hui dans l’esprit de certains analystes, la géopolitique semblait se confondre avec les relations internationales. L’apport magistral du professeur Yves Lacoste a été d’insérer dans cette méthode la prise en compte des représentations pour mieux saisir les enjeux des acteurs sur les territoires, y compris les plus éloignés de la zone étudiée. Par la suite, d’autres Professeurs comme Béatrice Giblin pour la géopolitique interne, Philippe Subra pour la géopolitique de l’aménagement du territoire et Frédérick Douzet pour la géopolitique du cyberespace, ont su faire évoluer cette même méthode pour la faire coller sur des territoires matériels ou immatériels de moindre envergure géographique mais regorgeant de tensions extrêmes.

Le poids géopolitique du trafic d’armes à feu sur des territoires aux contours mal définis ou sur des micro-territoires – cités sensibles, quartiers, ensembles urbains ou ruraux – amène l’analyste à se tourner désormais vers un nouveau champ possible d’étude en la matière : la géopolitique de la sécurité publique.

La disparition pure et simple des frontières a permis une superposition des acteurs légaux et illégaux, étatiques et criminels, implantés de longue date ou de passage.

Alors que les acteurs majeurs étaient auparavant les gouvernements, les populations et parfois les forces rebelles sur des territoires bien délimités, les nations ont désormais à faire face à des adversaires, voire des ennemis, parfaitement bien implantés à l’intérieur des territoires aux contours flous. Pour ce qui est de l’Europe occidentale, de la même manière que dans les zones désertiques où les frontières ne possèdent qu’un poids relatif au regard des routes ancestrales du commerce, la disparition pure et simple des frontières a permis une superposition des acteurs légaux et illégaux, étatiques et criminels, implantés de longue date ou de passage, et dont les conséquences se portent sur la gestion quotidienne de la sécurité publique. Là encore, les représentations – des gouvernants, des populations, des groupes, des partis politiques - commencent à devenir lourdes de sens et pèsent sur les décisions de chacun des acteurs en raison d’enjeux sécuritaires dans les rues. Or, la mondialisation a amplifié les enjeux et les relations même lointaines entre combattants d’un même groupe. L’engouement pour les réseaux sociaux en est la cause majeure. Les frontières idéologiques de Daesh ou d’Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) ne se bornent pas aux territoires irakien, syrien ou yéménite. Leur puissance s’étend jusqu’en France (frères Kouachi et Amédy Coulibaly) ou au Danemark, en Belgique ou au Canada.

En raison de ces évolutions mondiales, regarder et étudier le trafic d’armes à feu et de munitions par le prisme de la géopolitique, à différentes échelles, devient primordial afin de saisir tous les tenants et les aboutissants des filières et des enjeux.

A l’échelle régionale, voire mondiale, la géopolitique de la sécurité publique peut s’interroger sur des manières distinctes de gérer au quotidien la sécurité publique et les limites de l’action des forces de l’ordre face aux organisations délictuelles ou criminelles. Ainsi, une tradition de la sécurité dans les pays francophones peut-elle ou doit-elle s’opposer à la même gestion dans les pays anglophones ? Les régions dans lesquelles cette sécurité publique est assurée sont-elles, et dans quelle mesure, influencées par un déterminisme historique ou géographique ? Les organisations criminelles et plus encore les actes eux-mêmes ont-ils le même poids selon les pays ou les régions du monde face aux représentations populaires ? La sécurité publique revêt-elle le même sens et le même intérêt selon les régions ? La superposition de frontières étatiques, idéologiques, religieuses et criminelles plus restreintes devient-elle essentielle pour la compréhension des phénomènes délinquants et l’évolution des techniques de lutte ? Toutes ces questions peuvent et doivent désormais être abordées en y mêlant la cartographie et l’analyse des enjeux de chacun des acteurs.

*

En deux décennies, la géopolitique mondiale a nettement évolué et a multiplié les champs d’étude possibles. La méthode géopolitique ne se borne plus à l’analyse des relations internationales mais incorpore tout un corpus de données qui ne s’arrêtent plus aux limites des Etats. L’accélération des événements renforcée par une surmédiatisation par Internet nous apprend régulièrement que les frontières, quelles que soient leurs formes ou la puissance des symboles qu’elles représentent, ne sont plus qu’une donnée parmi tant d’autres.

Le trafic d’armes à feu n’est par conséquent que le marché noir d’outils et d’amplificateurs de puissance servant à protéger le pouvoir de celui ou ceux qui protègent les frontières déjà existantes quoiqu’affaiblies ou de ceux qui désirent en instaurer de nouvelles. Mais cette économie parallèle spécifique représente bien plus qu’un danger pour les forces de l’ordre face à des criminels ou des terroristes déterminés, bien plus qu’un moyen de régler des comptes. Les frontières sont centrales dans l’analyse du phénomène, soit en tant que cause partielle de son expansion, soit en tant que conséquence inattendue difficile à maîtriser.

Le trafic d’armes à feu et de munitions à travers le monde, dans des zones de conflit comme sur des micro-territoires des grandes villes occidentales, pourrait finalement être un véritable symptôme d’un désir croissant de certaines parties de la population mondiale de voir le monde westphalien flancher, voire disparaître au fur et à mesure, au profit de la loi du plus fort et de la suprématie des zones d’influence.

Contact : jcantoine.publications gmail.com

Copyright Mars 2015-J-C Antoine/Diploweb.com

Document initialement mis en ligne le 1er mars 2015


Plus : Jean-Charles Antoine publie A armes illégales. Le trafic d’armes à feu en France, éd. du Plateau, 2015.

A armes illégales, J-C Antoine
Editions du Plateau

4e de couverture

De Jacques Mesrine à Antonio Ferrara, du gang des Lyonnais aux banlieues de Seine-Saint-Denis et des clans marseillais aux frères Kouachi, les filières clandestines du trafic d’armes à feu ont permis pendant des décennies aux membres du grand banditisme et des cellules terroristes de mener à bien leurs actions. La nature de ces armes, leur disponibilité, leur nombre même ainsi que les situations complexes qui ont permis de les obtenir ont nettement évolué depuis la chute du monde bipolaire et ces dernières années.
Alors que la population française peut être amenée à croire que les armes de guerre circulent quotidiennement au vu et au su de tous dans les rues de Marseille et les banlieues lyonnaise ou lilloise, la réalité est peut-être tout autre.
Comment un fusil d’assaut de type Kalachnikov, produit il y a deux ou trois décennies au sud de Belgrade, peut-il se retrouver dans les mains d’un adolescent de 16 ans dans les rues des quartiers Nord de Marseille ?
Comment un lance-roquettes M-82 serbe atterrit-il dans le véhicule de deux frères radicalisés venus assassiner des journalistes en plein Paris ?
Pourquoi est-il si difficile de comptabiliser l’ensemble des armes à feu détenues illégalement en France ?
Est-il si facile de retravailler un fusil d’assaut neutralisé pour le rendre de nouveau apte au tir ?
Les filières habituelles du marché noir sont-elles si étendues et aisées à contacter ?
Et finalement, aucune solution n’est-elle envisageable pour enrayer ce phénomène ?

Ce livre, fondé sur une analyse terrain menée plus d’une décennie durant, a pour but d’apporter des réponses à ces questions que le lecteur se pose, que l’ensemble de la population française commence à se poser après les événements de janvier 2015. Une telle évolution dans la course aux armements individuels au sein des milieux délinquants français est certes inquiétante. Mais des solutions se profilent, dans le respect des libertés individuelles et du débat de société.

. Voir sur le site des éditions Crépin Leblond


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