Malick Mboup est titulaire d’un double Master en développement durable dans les pays en développement et en alimentation et cultures alimentaire à Sorbonne Université. Il est doctorant en deuxième année en géographie à l’Ecole doctorale de géographie à Paris.
Catherine Fournet-Guérin est Docteur et agrégée de géographie, ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Catherine Fournet-Guérin est professeur des universités à l’UFR de géographie de Sorbonne Université depuis 2017.
Les émeutes de mars 2021 dans les grandes villes du Sénégal sont tout d’abord l’expression d’un mécontentement social ancien, qui s’est exprimé à la faveur d’un événement inattendu, l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko pour des faits sans lien avec la vie politique. En ce qui concerne plus précisément le ciblage de commerces, l’hypothèse d’une colère témoignant d’une frustration sociale et d’une perception aiguë des inégalités sociales croissantes au Sénégal semble pertinente. Cela est en partie étayé par le fait que des entreprises ou commerces autres que français ont été visés. Plusieurs illustrations dont une carte.
DEBUT MARS 2021, durant quelques jours, des émeutes ont secoué plusieurs grandes villes du Sénégal, dont sa capitale économique et politique, Dakar, mais aussi des villes secondaires comme Saint-Louis ou Sédhiou au sud du pays. Si les motifs de colère des personnes impliquées sont divers, les conséquences sont convergentes : dans ces villes, des supermarchés, stations-service et autres commerces ont été la cible de pillages et de destructions. Nous tentons dans cet article de mettre en évidence la répartition géographique de ces actions et d’expliquer les raisons de ces manifestations de colère sur les plans politique, économique et social, en nous interrogeant sur le fait que des entreprises aux capitaux français aient été visées : l’ont-elles été plus particulièrement ou non, et si oui, comment l’interpréter ? Enfin, nous proposons une analyse plus particulièrement centrée sur Auchan Sénégal.
L’expression d’un mécontentement populaire a tout d’abord pris la forme de manifestations pour un motif politique. Le lundi 8 mars 2021, un juge sénégalais a inculpé le principal opposant au pouvoir, Ousmane Sonko, dans une affaire de viols présumés. Son arrestation a provoqué les heurts les plus graves qu’ait connus le pays depuis des années. Après trois jours d’affrontements, de saccages et de pillages depuis son arrestation le 3 mars 2021, des blindés de l’armée ont pris position dans Dakar. Des milliers de partisans d’Ousmane Sonko ont convergé dans l’après-midi sur la place de la Nation. Ils répondaient à l’appel du collectif Mouvement de défense de la démocratie (M2D), comprenant le parti de l’opposant, des formations d’opposition et des organisations contestataires de la société civile, qui avait appelé à manifester pour « la liberté et la justice pour tous ».
Outre des expressions de colère dans l’espace public (mise à feu de mobilier urbain, de véhicules, jets de projectile…), violemment réprimées (onze morts et des centaines de blessés, selon Amnesty International), le mouvement s’est traduit par des pillages de supermarchés, épiceries et stations-service.
La presse, sénégalaise comme française, a beaucoup insisté sur le fait qu’il s’agissait d’entreprises aux capitaux français qui avaient été ciblées. Si cette dimension doit bien être prise en compte, nous y reviendrons, il importe également de prendre la mesure de la colère populaire qui s’est tournée vers le pillage de lieux proposant à la vente des produits de consommation quotidienne convoités et dont l’acquisition constitue un effort budgétaire important pour de très nombreuses familles au pouvoir d’achat très faible. Des témoignages de personnes ayant participé aux pillages diffusés par les chaînes de télévision confirment cette analyse, tout comme les images filmées par des journalistes ou des personnes présentes sur place montrant de très jeunes personnes (d’une douzaine d’années pour certaines), dont des jeunes filles ou des mères de famille. Selon les données de la Banque mondiale et du PNUD, au Sénégal, le PIB/habitant n’est que de 950 $/hab en 2017 et l’indice de développement humain place le pays au 164e rang mondial, en 2017 également. La pauvreté est donc un phénomène structurel et massif.
Ces actions de saccage et de pillage ont également touché – mais dans une moindre mesure - des commerces chinois de l’allée du Centenaire, tout comme des petites installations informelles de commerçants sénégalais, comme les tables [1] des femmes utilisées comme moyens de défense et de blocage à la circulation des forces de l’ordre. Des commerces sénégalais de taille importante et ayant une forte visibilité dans le paysage urbain ont également été visés. On observe cependant une surreprésentation des entreprises françaises dans ces pillages, avec notamment les supermarchés Auchan, des boutiques de l’opérateur de téléphonie Orange et des stations-services Total.
Il semble que l’arrestation de l’homme politique Ousmane Sonko, ancien fonctionnaire, démis de son poste en 2016, ait constitué l’élément déclencheur de la colère populaire émanant d’une jeunesse masculine sans emploi mais ayant néanmoins accédé à un niveau d’éducation élevé (secondaire et supérieur) et considérant sa situation socio-économique sans perspective d’amélioration à court terme. Il est ainsi caractéristique d’observer la sociologie des personnes impliquées dans les manifestations, à travers les images diffusées par les télévisions et les médias sociaux : en très grande majorité, il s’agit de très jeunes hommes, entre 15 et 25 ans pour la plupart, ce qui correspond à l’âge médian de la population sénégalaise, inférieur à dix-neuf ans.
Depuis 2012, avec l’avènement du mouvement dit du 23 juin, marqué par une forte mobilisation de la société civile pour défendre la constitution sénégalaise à la suite de la volonté du président de la République au pouvoir de briguer un troisième mandat, les mouvements citoyens se font entendre à l’échelle nationale. Des mobilisations sociales et politiques multiformes se multiplient à Dakar et dans les centres urbains des régions intérieures. A l’origine, elles expriment une critique forte du pouvoir et de la présidence d’Abdoulaye Wade [2] contre un projet de réforme constitutionnelle qui aurait permis de placer son fils au pouvoir. Elles sont marquées par des manifestations violentes voire meurtrières. Après les élections et l’échec de ce projet, ces mobilisations ont pris une dimension plus sociale et économique. Émeutes généralisées dites « de l’électricité » ou contestations pour l’emploi des jeunes, elles traduisent toutes l’exaspération de la population face à des problèmes immédiats, tels que la cherté de la vie, des denrées alimentaires en particulier, les fréquentes coupures d’électricité, la corruption, le chômage, etc. Depuis lors, les jeunes citadins, dans leur diversité professionnelle et sociale, sont devenus les acteurs principaux de ces expressions protestataires contre le non-respect de la Constitution par les hommes politiques, contre la situation sociale, mais aussi contre ce qui est désigné comme un néocolonialisme économique. Composés notamment de rappeurs, d’étudiants, de panafricanistes, de journalistes engagés, ces mouvements citoyens sont très influents, tout en investissant d’une manière nouvelle l’espace public et la scène médiatique à travers les réseaux sociaux. Ainsi, depuis l’implantation des supermarchés Auchan, le Front pour une Révolution Anti-impérialiste Populaire et panafricaine (FRAPP-France dégage) investit les réseaux sociaux, les places publiques, les marchés et les organes de presse pour dénoncer ce qu’Abdoulaye Seck, chargé de communication du mouvement en juin 2019, appelle : « le retour de la politique impérialiste de la France au Sénégal à travers ces entreprises qui monopolisent notre économie, détruisent nos PME et petits commerces avec la complicité des pouvoirs publics » [3]. A ce discours s’ajoute l’intervention de l’un des rappeurs les plus influents du pays chez les jeunes, Dip Doundou Guiss, sur le site d’information en ligne Seneweb, publiée le 21 mars 2021 sur Facebook. Dans cet entretien, il dénonce les violences et tente de justifier les pillages en utilisant ces mots en langue locale : "Kou diay sa mame Lo dieul si mome dafay leww » (« c’est légitime de reprendre des biens qui nous ont été pillés dans le passé », traduction libre). Selon lui, ces jeunes sont en train d’être interpelés par la justice alors que dans le passé des actes inhumains sont restés impunis : le commerce des ancêtres esclaves par les Européens depuis les côtes africaines. Ces arguments, fortement liés au passé colonial du pays, même s’ils sont souvent formulés sans raisonnement scientifique, contribuent néanmoins à alimenter le sentiment d’injustice et de dépossession de la part d’une partie de la jeunesse sénégalaise.
Toutefois, le combat de ces mouvements citoyens ne se limite pas à des actions de contestation et de dénonciation, mais fait également partie d’un processus de promotion de la citoyenneté et de consolidation de la démocratie. Ces plateformes citoyennes, capables de développer des outils moins académiques que les partis politiques pour permettre aux populations de se saisir des affaires politiques et économiques du pays, constituent aussi des mouvements sociaux porteurs d’un combat d’éducation politique dans les quartiers populaires, au moment où « l’école du parti politique n’existe plus ou les jeunes s’y intéressent plus », déclarait Malal Talla, un des leaders de ces plateformes citoyennes [4].
On voit sur le graffiti mural quatre hommes d’affaires qui incarnent chacune des quatre entreprises françaises très présentes au Sénégal (Auchan, Orange, Eiffage et Total), qui se partagent le Sénégal et le dépècent.
Dans un contexte plus large que celui du seul Sénégal et de manière plus conjoncturelle, ces émeutes s’inscrivent dans le contexte de la pandémie mondiale de coronavirus depuis mars 2020, qui a frappé lourdement le Sénégal par ses conséquences avant tout indirectes (car l’épidémie en tant que telle n’a été à l’origine « que » de mille morts déclarés en mars 2021 pour une population de 16 millions d’habitants, soit un impact très faible). Les mesures de restrictions de la vie économique et sociale, combinées à un ralentissement très important des liaisons aériennes internationales, se sont traduites par une crise majeure pour les populations urbaines : renchérissement du prix des produits de base, pertes massives d’emplois, formels et informels, notamment - mais pas seulement - liés au tourisme international, contraction de la consommation urbaine, et enfin arrêt des transferts financiers des émigrés eux-mêmes précarisés en Europe ou en Amérique du Nord, en particulier pour ceux ayant perdu leur emploi en raison de la pandémie. Cet effondrement des transferts financiers depuis les pays d’installation de la diaspora sénégalaise, particulièrement importante et dynamique, a eu des conséquences très importantes au Sénégal. La chaîne de télévision TV 5 Monde l’exprime comme suit [5] : « L’économiste Demba Moussa Dembélé évalue à environ deux millions le nombre de Sénégalais tombés dans la pauvreté en un an. L’agence des statistiques (ANSD) estimait pour sa part en septembre 2020 que huit ménages sur dix ont vu leurs revenus chuter, et que plus du tiers des chefs de ménage ont cessé de travailler depuis le début de la pandémie. [6] » Avant la pandémie, presque la moitié de la population du pays vivait déjà en dessous du seuil de pauvreté et n’était par ailleurs pas alphabétisée, selon le PNUD.
Dans des villes comme Saint-Louis, au nord, ce tarissement simultané des transferts financiers des émigrés et du tourisme international a pris une ampleur particulière et la crise s’y est trouvée accentuée. Nombre de reportages de la presse sénégalaise ont souligné un lien entre celle-ci et la hausse importante des départs de jeunes désireux d’émigrer de manière clandestine en pirogue jusqu’aux îles Canaries notamment. Un naufrage ayant occasionné le décès de quelque 140 personnes le 30 octobre 2020 avait suscité un émoi considérable dans tout le Sénégal. Ces départs sont également liés au contexte de raréfaction des ressources halieutiques qui entraîne une paupérisation des pêcheurs, contexte dans lequel les accords de pêche signés entre le Sénégal et l’Union européenne font l’objet de vives critiques [7]. Les navires de pêche européens, et notamment français, sont considérés comme responsables de pratiques prédatrices de surpêche et cristallisent le mécontentement. Il est possible que cette situation ait influé sur les cibles commerciales des manifestants de mars 2021, sans qu’il soit possible de le confirmer.
Quoi qu’il en soit, les personnes impliquées dans ces actions ont exprimé ainsi leur colère envers le pouvoir politique et la dégradation de leur vie quotidienne en termes de pouvoir d’achat, ainsi que l’absence de perspective d’avenir. Le fait que le gouvernement ait, quelques jours seulement après ces émeutes, levé le couvre-feu imposé par intermittence depuis mars 2020 afin de lutter contre la diffusion du coronavirus, tend à conforter cette hypothèse. En effet, ce couvre-feu avait fait l’objet de violentes contestations populaires, par exemple dans la ville religieuse de Touba ou dans des quartiers populaires de la capitale comme Médina.
Ousmane Sonko développe une argumentation valorisant le développement du capitalisme sénégalais et critiquant le fonctionnement du franc CFA, qui constitue une forme de dépendance historique à la France. C’est pourquoi plusieurs commentateurs des émeutes de mars 2021 ont mis en avant un caractère anti-français des cibles.
Les faits et leur interprétation semblent néanmoins plus complexes, ne serait-ce que parce que nombre de manifestants et personnes impliquées dans ces actions de pillage avaient pour but de s’approprier des produits de consommation, sans revendication politique exprimée. Plus encore, aucun ressortissant français n’a été pris à parti (comme le souligne Gilles Yabi, un politologue béninois interrogé dans Le Monde du 26 mars 2021), il n’y a pas eu de manifestations devant l’ambassade de France ou devant des lieux représentant la présence culturelle du pays, ni de drapeaux français brûlés lors des manifestations. Les cibles n’étaient donc pas ou pas d’abord politiques mais bien économiques et semblaient bien viser davantage la présence économique française que celle de l’État en lui-même.
De fait, dans les représentations diffusées au sein de la jeunesse paupérisée des villes du Sénégal, l’image des grandes entreprises françaises est très mauvaise. Orange est critiqué pour sa position dominante sur le marché de la téléphonie, Auchan est dénoncé en raison de l’opacité qu’il entretient sur ses bénéfices et comme responsable de la faillite de petits commerçants, et Total est incriminé en tant que partie prenante du consortium d’exploitation du pétrole offshore à venir, où il jouerait forcément un rôle au détriment des intérêts sénégalais. Qu’elles soient fondées sur des faits ou non, ces représentations sont très vivaces et ont très vraisemblablement alimenté la colère des manifestants. Le mot dièse « Free Sénégal » très relayé sur les réseaux sociaux conforte cette analyse.
Elles se conjuguent à une dénonciation de la part de certaines franges de la société sénégalaise du rôle joué par l’entourage du pouvoir politique en tant qu’intermédiaire favorisant l’implantation des entreprises françaises au Sénégal, au détriment des entreprises sénégalaises, et ce pour en tirer des avantages. Une rumeur a ainsi circulé début mars 2021, accusant l’épouse du président de la République d’être actionnaire d’Auchan. L’information était fausse mais elle est révélatrice d’une perception des dirigeants politiques comme étant très étroitement liés aux intérêts économiques français. Il nous semble donc qu’il est possible de discerner dans ces émeutes un mouvement de dénonciation de l’affairisme pro-français d’une bourgeoisie d’affaires et politique sénégalaise proche du pouvoir. En ce sens, il s’agirait d’une critique d’une bourgeoisie qui serait considérée comme « compradore », au sens marxiste de liée au capital étranger et tirant sa position dominante des liens économiques avec l’ancienne puissance coloniale. Cela expliquerait la présence des drapeaux sénégalais dans les manifestations, le slogan « Free Sénégal » et le fait que seules les entreprises françaises (et non les intérêts français en général) aient été visés. Le mouvement pourrait contenir un potentiel révolutionnaire et être un avertissement à destination des dirigeants sénégalais.
L’examen du cas des supermarchés exploités par Auchan va à présent permettre de tester ces différentes hypothèses.
Implanté dans le pays depuis 2014, d’abord sous l’enseigne Atac, Auchan Sénégal est le numéro un de la grande distribution au Sénégal avec 31 supermarchés, un hypermarché et un drive sur le territoire national. La région de Dakar concentre plus de trois-quarts des enseignes : une dans le département de Rufisque, 2 à Pikine et 24 dans le département de Dakar. Comme l’illustre la carte ci-dessous, 19 des 33 enseignes Auchan ont subi des dégradations et des pillages à l’échelle nationale. Le Carrefour-Market situé au Point E et le Supeco de Golf dans le département de Guédiawaye n’ont pas échappé aux actions des manifestants. Auchan semble donc avoir été particulièrement ciblé. La carte suivante montre les choix d’implantation d’Auchan, à la fois dans des quartiers d’affaires de centre-ville (au sud de la presqu’île), des quartiers aisés et résidentiels, comme les Almadies au nord-ouest mais aussi des quartiers populaires denses, comme Pikine ou Zac Mbao (à l’est de la presqu’île). Il s’agit là d’une stratégie originale, qui a consisté à mailler le territoire urbain afin de proposer des magasins accessibles géographiquement à une partie importante de la population dakaroise. En outre, la politique des prix très bas, plus bas pour nombre de produits vendus chez Auchan que chez les commerçants indépendants environnants, a conduit l’enseigne à se constituer une très large clientèle, très variée socialement et pas seulement restreinte aux classes moyennes et aisées. Cette stratégie commerciale a aussi suscité une vive colère chez les commerçants locaux qui s’estiment lésés par une concurrence nouvelle et ont activement participé depuis des années aux critiques contre Auchan, via des associations professionnelles, bien avant les saccages de 2021 donc.
Selon des informations de terrain recueillies en 2019 dans le cadre de recherches consacrées au développement de la grande distribution au Sénégal, les éléments qui suivent ont pu être mis en évidence [8]. Les métiers de la grande distribution n’ont jamais été une priorité des pouvoirs publics dans leurs programmes d’enseignement et de formation. C’est ainsi que les enseignes rencontrent des obstacles majeurs en matière de ressources humaines : problèmes de formation adéquate au marché de la grande distribution (métiers de la boucherie, gestion des produits frais, etc.). S’ajoute aussi l’absence de formation des partenaires économiques comme les producteurs qui ont toujours des difficultés de livraison mais aussi de stockage et de conservation de leurs récoltes. Dans ces domaines, des investissements additionnels sont toujours nécessaires pour permettre à l’entreprise de faire face à la demande de ses clients. C’est dans ce contexte que le groupe Auchan a développé, en partenariat avec des écoles sénégalaises, des formations dans les domaines du management et de la boucherie, par exemple, pour permettre aux jeunes de découvrir les métiers de la grande distribution, mais aussi d’avoir une qualification professionnelle en dehors des expériences accumulées dans l’informel comme en témoigne la photo ci-dessous.
Au-delà de ces opportunités professionnelles, la présence des supermarchés Auchan dans les différentes communes de Dakar a entraîné le développement indirect de certaines activités. Le secteur du transport, confronté à de grandes difficultés liées aux embouteillages, trouve ainsi son compte dans le développement des supermarchés. En effet, les chauffeurs de taxi s’organisent devant ces supermarchés pour transporter les clients à la sortie de leurs courses. Cette nouvelle opportunité, permettant de ne pas faire le tour des quartiers pour avoir des clients et de consommer moins de carburant tout en limitant leur impact de rejet en CO2, connaît un essor très important et bénéfique pour ces « taximen ». Par exemple, dans le quartier de Sacré-Cœur, les chauffeurs de taxi ont créé un petit garage d’une trentaine de membres.
Alors que, en quelques décennies seulement, les centres urbains sont devenus de grandes villes, la petite échelle traditionnelle et les systèmes de ventes en gros et en détail mal coordonnés sont devenus insatisfaisants pour répondre aux besoins des consommateurs. Par conséquent, ces derniers sont contraints d’acquérir des produits souvent de qualité médiocre dans le secteur informel et doivent passer un temps considérable à l’achat des provisions alimentaires pour la famille. Face à cette situation, avoir une diversité de système de distribution alimentaire, garantissant toutes les conditions de sécurité d’hygiène à un prix accessible à tous, est devenue une nécessité pour les acteurs politiques et une aubaine économique pour les enseignes alimentaires, leurs collaborateurs, et même des acteurs du petit commerce. Pour les consommateurs, cette « démocratisation » du commerce est une aubaine car ils y trouvent une liberté de choix, avec l’essor du commerce en ligne, du drive, de la livraison à domicile : dans tous ces secteurs liés à la grande distribution, ce sont des milliers de jeunes et de femmes qui accèdent à un emploi formel, dans un pays où 70 % de l’emploi est informel.
Le développement des supermarchés Auchan a remodelé la structure de la distribution et a modernisé l’architecture de l’appareil commercial urbain du Sénégal. C’est l’implantation d’Auchan à partir du milieu des années 2010 qui a lancé le développement du secteur des grandes surfaces dans l’agglomération dakaroise et dans d’autres villes, comme Mbour. Cette dynamique est aussi à l’origine du développement des enseignes nationales comme les Low Price du groupe sénégalais EDK ou le groupe Senchan, implanté seulement dans la ville religieuse de Touba, dont le nom commercial est construit sur le modèle d’Auchan.
En dépit de ces apports indéniables à la vie économique et sociale urbaine, la situation n’est bien sûr pas parfaite chez Auchan Sénégal, tout comme dans l’ensemble des entreprises publiques et privées par ailleurs. En particulier, les conditions de travail et de rémunération des collaborateurs, les actions de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et la communication sont à améliorer. Ce sont des sujets légitimes de préoccupation des employés de l’entreprise. Il serait souhaitable que les émeutes de 2021 servent de leçon à tous les acteurs privés et publics et conduisent les pouvoirs politiques à adopter un nouveau paradigme plus social, plus transparent, plus territorialisé et plus inclusif. Il s’agirait notamment de promouvoir un système de distribution alimentaire plus juste, facilitant la cohabitation des grandes surfaces et des petits commerces de proximité.
Les émeutes de mars 2021 dans les grandes villes du Sénégal sont tout d’abord l’expression d’un mécontentement social ancien, qui s’est exprimé à la faveur d’un événement inattendu, l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko pour des faits sans lien avec la vie politique. En ce qui concerne plus précisément le ciblage de commerces, l’hypothèse d’une colère témoignant d’une frustration sociale et d’une perception aiguë des inégalités sociales croissantes au Sénégal semble pertinente. Cela est en partie étayé par le fait que des entreprises ou commerces autres que français ont été visés.
Enfin et néanmoins, dans ce contexte général, des magasins des enseignes Auchan, Total et Orange ont été plus particulièrement attaqués. Il pourrait bien s’agir là de la traduction concrète de l’expression de critiques contre une présence économique française jugée excessive, en lien avec une dénonciation des élites sénégalaises dirigeantes, à la fois politiques et économiques. Au-delà des arguments parfois simplificateurs – mais mobilisateurs – présentés en termes de « néocolonialisme », il semblerait bien que les liens étroits et avérés entre certaines grandes entreprises françaises et les milieux du pouvoir sénégalais cristallisent les mécontentements à la fois populaires et plus politisés, comme en témoignent les prises de position écrites, mesurées et nuancées de chercheurs sénégalais tels Ndongo Samba Sylla (Le Monde diplomatique, avril 2021, p. 7).
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[1] La table désigne par métonymie l’emplacement informel tenu par des femmes dans l’espace public et destiné au commerce, le plus souvent alimentaire, lequel est installé sur une table en bois.
[2] Troisième président de la république du Sénégal depuis les indépendances après Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf, le président Abdoulaye Wade est resté au pouvoir de 2000 à 2012 avec deux mandats. L’actuel président, Macky Sall, a été élu en 2012.
[3] Source : entretien, 2019.
[4] Source : entretien à Guédiawaye en juillet 2019.
[5] Reportage du 18 mars 2021.
[6] https://information.tv5monde.com/afrique/les-emeutes-au-senegal-revelateur-d-une-economie-asphyxiee-par-la-pandemie-400953
[7] Dans le cadre de la renégociation fin 2020 des Accords de Partenariat Économique, promouvant un libre-échange favorable à l’UE et contesté notamment par des économistes sénégalais.
[8] Entre autres, observations menées par Malick Mboup dans les marchés, boutiques de quartier, supermarchés Auchan et étals de rue implantés le long des axes routiers ; réalisation d’enquêtes auprès des consommateurs et entretiens auprès de salariés d’Auchan, ainsi que rencontres de membres du FRAPP et de YEN A MARRE.
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