Géopolitique du nucléaire. H. Cherief présente les tensions qui existent entre le principe de transparence en matière d’environnement et la protection d’un instrument de puissance : la dissuasion nucléaire.
L’ordre juridique français prend acte de l’inclusion de l’environnement dans le champ de la souveraineté. Ce faisant, il consacre, au niveau constitutionnel, la protection des instruments de la puissance étatique - dont l’arme nucléaire fait partie - au détriment d’un principe de transparence étroitement associé au développement du droit de l’environnement. La préservation des instruments de la puissance française en matière nucléaire se traduit par la reconnaissance d’un régime juridique propre aux exigences de la défense nationale en matière de secret et de droit à l’information. Elle peut, par exception, également bénéficier d’une protection s’exerçant aux marges du droit.
L’OBLIGATION de transparence se caractérise par la volonté d’éviter que l’exercice du pouvoir souverain ne se traduise par des pratiques liées au concept de la raison d’Etat. Cette dernière désigne, aujourd’hui, une modalité de l’action politique contraire, ou simplement dérogatoire, au droit positif et visant à assurer « la prépondérance des impératifs de la sécurité collective sur les avantages et les revendications individuelles » [1]. La transparence, au contraire, implique l’exercice d’un contrôle de la part de ceux sur qui la souveraineté, en tant que pouvoir, s’exercera. Elle est l’un des indices témoignant du glissement du gouvernement vers la gouvernance. Cette dernière tend à effacer le rapport de domination impliqué par la souveraineté au profit de « mécanismes de régulation (...) [faisant] intervenir des arrangements de coordination ad hoc » [2]. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’obligation juridique de transparence s’est particulièrement développée en droit de l’environnement. Le préambule et l’article premier de la Convention d’Aahrus [3] en témoignent. Quoi de plus naturel pour l’individu que de vouloir maîtriser le cadre physique de son existence ?
Toutefois, l’environnement est également le lieu de réalisation des activités étatiques, notamment de l’activité nucléaire pour la France. La protection environnementale influe directement sur le développement des moyens militaires et économiques de l’Etat en raison des effets environnementaux de ces moyens. Les débats relatifs aux conséquences des essais nucléaires français dans le Sahara algérien et dans l’atoll de Mururoa (Moruroa) en témoignent, les évènements de Fukushima également. L’Etat tend, dès lors, au nom de l’intérêt collectif à s’ériger comme l’acteur légitime de la « sécurisation [par la souveraineté] des intérêts nationaux dont il produit la rationalité » [4] et notamment la rationalité juridique. L’ordre juridique français prend acte de l’inclusion de l’environnement dans le champ de la souveraineté. Ce faisant, il consacre, au niveau constitutionnel, la protection des instruments de la puissance étatique - dont l’arme nucléaire fait partie - au détriment d’un principe de transparence étroitement associé au développement du droit de l’environnement (I). La préservation des instruments de la puissance française en matière nucléaire se traduit par la reconnaissance d’un régime juridique propre aux exigences de la défense nationale en matière de secret et de droit à l’information. Elle peut, par exception, également bénéficier d’une protection s’exerçant aux marges du droit (II).
La loi du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public, modifiée notamment par l’ordonnance du 6 juin 2005 relative à la liberté d’accès aux documents administratifs, a consacré une obligation générale de transparence au sein de l’administration. L’obligation de transparence en matière environnementale a, quant à elle, été consacrée par l’article 7 de la Charte de l’environnement qui précise que « toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ». L’obligation de transparence pesant sur l’Etat se traduit donc par l’obligation de fournir « des informations relatives à l’environnement ». On note également que ce droit à l’information est redoublé au niveau constitutionnel d’un droit à la participation du public à la prise de décision dans une mesure qui reste, néanmoins, à apprécier.
En liant, au plan constitutionnel, le droit à l’information et le droit à la participation du public, le droit interne français confère un rôle fondamental à la transparence en matière environnementale. Il s’agit de s’assurer que la poursuite de l’intérêt collectif ne se fasse pas au détriment de la protection de l’environnement. En ce sens, la transparence tend à limiter au maximum la raison d’Etat et le secret de la défense nationale qui constitue, pour l’Etat, un outil nécessaire à sa mission, notamment en matière régalienne. L’exercice du droit à l’information et du droit à la participation s’inscrivent, néanmoins, dans le cadre des limites apportées à l’obligation de transparence par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans sa décision 2011-192-QPC du 10 novembre 2011 Mme Ekaterina B., épouse D., et autres (Secret défense), le Conseil atténue l’obligation de transparence pesant sur l’Etat français, en la replaçant au cœur des enjeux liés à la souveraineté. A cet égard, le Conseil se conforme aux limites imposées par le texte de la Charte de l’environnement en rappelant que « le secret de la défense nationale participe de la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, réaffirmés par la Charte de l’environnement au nombre desquels figurent l’indépendance de la Nation et l’intégrité du territoire ». Pour le Conseil, il convient donc d’établir un équilibre, une conciliation, entre d’une part le droit à l’information en matière environnementale et, d’autre part, les exigences politiques qui pèsent sur le souverain dont le Conseil nous rappelle en partie le contenu : « l’indépendance de la Nation », ce qui implique sans s’y limiter l’indépendance énergétique, et « l’intégrité du territoire français », qui renvoie à la mission de sanctuarisation du territoire assumée par les politiques de dissuasion nucléaire.
Cependant, l’équilibre voulu par le Conseil constitutionnel ne se réalise pas de manière aisée. Le sénateur Roland Courteau soulignait, dans un rapport du 11 janvier 2012, que le programme d’essais nucléaires français en Polynésie s’est établi « sans concertation et en dépit d’une information très insuffisante » [5], malgré des conséquences environnementales certaines. Il conclu son rapport en rappelant également qu’il revient au gouvernement français « d’amplifier ses efforts de dialogue et de concertation afin d’éviter les malentendus et les craintes suscitées par les retards dans la communication et le sentiment, justifié ou non, que le « secret-défense » masquerait des réalités peu avouables » [souligné par nous] [6]. On ne saurait oublier que, à l’occasion d’une procédure impliquant la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale, l’article L. 2312-8 du Code de la défense précise que c’est l’autorité administrative en charge de la classification qui décide, en dernier lieu, de la déclassification ou non, d’un document soumis au secret défense. Le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’administration en vertu du Code de la défense entre, ainsi, en conflit avec une obligation de transparence qui se donne précisément pour but d’associer la société civile au processus décisionnel. Ce conflit nourrit naturellement les soupçons de dissimulation tandis que le régime juridique du secret de la défense nationale favorise les utilisations abusives de la classification.
Outre ces limites intégrées à l’agencement constitutionnel de l’exercice du pouvoir souverain, la nature exceptionnelle de l’arme nucléaire peu, de manière exceptionnelle, conduire à abaisser sensiblement le niveau des garanties juridiques, en particulier en matière environnementale. L’affaire du Rainbow Warrior en témoigne.
Tout en étant anachronique au vu de la consécration des mécanismes de transparence, l’affaire du Rainbow Warrior [7] soulève un certain nombre de questions fondamentales qui la rende particulièrement actuelle. Elle interroge directement le rôle de la société civile, nationale, à travers les opinions publiques, et internationale, avec l’association Greenpeace, dans l’escalade de la crise débouchant sur l’opération clandestine menée par les services secrets français. La reprise des essais nucléaires français à Mururoa était particulièrement mal vue par l’opinion publique de la Nouvelle-Zélande. La France a, à cet égard, rappelé « les interventions de certaines autorités néo-zélandaises dans les affaires intérieures françaises, spécialement en ce qui concerne les essais nucléaires à Mururoa » [8]. Cette hostilité s’est notamment manifestée par un certain nombre de campagnes de dénigrement de la France, mais également, sur le plan juridique, par un soutien très appuyé de la part du gouvernement néo-zélandais au traité de Rarotonga créant une zone dénucléarisée dans le Pacifique. Pour sa part, l’association Greenpeace, en guise de protestation contre la tenue de ces essais, naviguait fréquemment dans la zone interdite à la navigation qui entourait directement le site d’expérimentation. Ces actions, très certainement illégales, ne doivent cependant être envisagées qu’à la lumière du recours pour excès de pouvoir formé par l’association contre « la décision, rendue publique le 13 juin 1995, par laquelle le Président de la République française a décidé de reprendre les essais nucléaires en Polynésie française ». En estimant, par un arrêt d’Assemblée du 29 septembre 1995 que la « décision attaquée n’est pas détachable de la conduite des relations internationales », le Conseil d’Etat rattachait sans équivoque cette décision à la catégorie juridique des actes de gouvernement.
Tirant toutes les conséquences de cette qualification, il considère ainsi que la décision de procéder à des essais nucléaires « échappe (...) à tout contrôle juridictionnel (...) la juridiction administrative [n’étant] dès lors, pas compétente pour connaître de la requête de l’Association Greenpeace France ». L’argumentation développée par le Commissaire du Gouvernement Sanson, tendant à qualifier la décision du Président de la République d’acte de gouvernement, est particulièrement intéressante. Il assoit, en effet, son raisonnement sur « la nature particulière de l’arme nucléaire » [9]. Celle-ci prime sur le « principe d’équité intergénérationnelle » ainsi que sur « le principe de précaution » découlant de l’article L. 200-1 du Code rural invoqués par l’association Greenpeace. Selon lui, la reprise des essais nucléaires visant à assurer la crédibilité de la dissuasion, cette décision s’inscrit en plein dans le cadre des relations internationales, puisque la dissuasion « ne joue qu’en matière de relations internationales puisqu’elle est utilisée à l’égard ou contre des Etats étrangers et non sur le territoire national » [10]. Il s’agit, pour le commissaire du gouvernement, d’un acte éminemment diplomatique d’autant plus que la reprise des essais était directement liée aux négociations visant à faire adopter le Traité d’Interdiction Complète des Essais nucléaires.
L’affaire du Rainbow Warrior témoigne, à cet égard, des difficultés rencontrées par le droit à encadrer les pratiques liées à la dissuasion nucléaire. Outre l’application de la théorie des actes de gouvernement, qui a pour effet de soustraire des actes administratifs au contrôle de juge, les droits français et néo-zélandais ont été contournés par la procédure internationale de médiation L’accord en forme simplifié prévoyant les modalités de libération des deux agents a ainsi échappé au contrôle de constitutionnalité impliqué par l’article 53 de la Constitution. Il a eu, par ailleurs pour effet de soustraire les faux époux Turenge à la sentence de la Cour suprême néo-zélandaise. Condamnés à 10 ans de prison, leur peine était commuée à l’issue de la médiation en une réclusion de trois ans sur une île du Pacifique. L’essentiel du contentieux ne concernait pas, il est vrai, les essais nucléaires en eux-mêmes, ou encore leur conséquences environnementales, mais la libération des deux agents de la D.G.S.E. . Il se présente, néanmoins, comme la conséquence du désaccord fondamental sur la question de la politique de dissuasion française et les incidences de celles-ci en matière environnementale dans le Pacifique Sud. Or, précisément, « le règlement du 9 juillet est soigneusement circonscrit aux « problèmes nés de l’incident du Rainbow Warrior ». Il ne touche pas - il ne pouvait pas toucher - aux essais nucléaires français » [11].
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Plus
Voir sur le Diploweb.com un autre article d’Hamza Cherief, "Les équivoques de la lutte contre la prolifération nucléaire", Voir
Voir sur le Diploweb.com un article de François Géré, "Pour une gouvernance mondiale du Nucléaire civil et militaire", Voir
[1] J. FREUND, L’essence du politique, Paris, Dalloz, p. 563.
[2] T. de MONTBRIAL, L’action et le système monde, Paris, PUF, 2011, 3ème édition, p. 287.
[3] NDLR : Convention sur l’accès à l’information, a participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement. Article 1er : « Afin de contribuer à protéger le droit de chacun, dans les générations présentes et futures, de vivre dans un environnement propre à assurer sa santé et son bien-être, chaque Partie garantit les droits d’accès à l’information sur l’environnement, de participation du public au processus décisionnel et d’accès à la justice en matière d’environnement conformément aux dispositions de la présente Convention. » Source : unece.org/fileadmin/DAM/env/pp/documents/cep43f.pdf
[4] E. MENEUT, Chine : superpuissance du développement propre ?, Diploweb.com, 26 avril 2011.
[5] R. COURTEAU, Rapport au nom de la commission de l’économie, du développement durable et de l’aménagement du territoire sur la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française, Sénat, 11 janvier 2012, p. 5.
[6] Idem.
[7] Dans la nuit du 10 juillet 1985, le Rainbow Warrior, navire appartenant au mouvement écologiste Greenpeace, coulait dans le port d’Auckland à la suite de deux violentes explosions rapprochées. Ce navire se préparait à partir en campagne dans le but d’empêcher la tenue des essais nucléaires français à Mururoa en navigant dans la zone d’explosion sous terraine de la bombe. Un photographe qui participait à l’expédition remonté à bord entre les deux explosions a été la seule victime à déplorer. Le 15 juillet les deux agents associés à l’opération menée par la D.G.S.E. afin de neutraliser le Rainbow Warrior étaient arrêtés par la police néo-zélandaise et inculpés de meurtre. D’autres agents en qui auraient, eux, exécuté directement l’attentat avaient réussi à reprendre la fuite.
[8] G. APOLLIS, « L’affaire du Rainbow Warrior », R.G.D.I.P., 1987, p. 27.
[9] Voir, sur ce point, les conclusions de M. SANSON, R.D.P., janvier-février 1996, p. 262 et s..
[10] Ibid., p. 262.
[11] J. CHARPENTIER, « L’affaire du Rainbow Warrior : le règlement interétatique », A.F.D.I., 1986, p. 885.
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