Robin Leterrier est étudiant en Master 2 à l’Institut de Français de Géopolitique, rattaché à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis. Ses recherches portent sur l’Abkhazie, région séparatiste de la Géorgie, reconnue comme État par la Russie et quelques alliés.
Au sein d’une relation exclusive et asymétrique avec la Russie, la République d’Abkhazie « de facto » tient, jusque là, à réserver le droit à la propriété foncière à ses citoyens. Malgré l’insistance de la Russie, les autorités « de facto » abkhazes refusent, sous la pression de la société civile, d’accéder aux demandes de l’État-patron. Retour sur un refus surprenant dans un contexte géopolitique particulier où l’Abkhazie « de facto » défie son protecteur sur cette question, mais l’appelle à l’aide sur bien d’autres problématiques. Illustré d’une carte.
INDEPENDANTE « de facto » [1] depuis 1993 et un conflit ouvert avec Géorgie, la République d’Abkhazie, située sur les rives orientales de la mer Noire, est depuis le début des années 2000, soutenue par la Russie. Premier État membre de l’ONU à avoir reconnu l’Abkhazie le 26 août 2008, alimentant le budget abkhaze à plus de 70 % et gardant les frontières « de facto » avec la Géorgie, la Russie permet aujourd’hui l’existence économique, politique et militaire de la République d’Abkhazie. Malgré cette relation dissymétrique, il est des questions sur lesquelles les autorités abkhazes « de facto » n’accèdent pas aux demandes russes. C’est le cas de la question de la propriété foncière.
Dans les textes législatifs abkhazes il est indiqué qu’afin d’acquérir un bien immobilier, un particulier doit être détenteur de la citoyenneté abkhaze. L’acquisition de cette citoyenneté implique, notamment, la connaissance de la langue abkhaze [2], ceci rendant difficile, voire impossible, l’acquisition de cette citoyenneté et donc d’un bien immobilier, pour les Russes.
Il est possible pour les citoyens russes d’acquérir une propriété en Abkhazie, en ayant le statut de professionnel. L’ouverture d’une activité commerciale dont le siège est en Abkhazie, autorise n’importe qui à acquérir un bien immobilier ou un terrain.
Cette loi persiste aujourd’hui, malgré des autorités russes qui affichent ouvertement leur volonté de modifier la législation abkhaze. Ce fut le cas de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères : « Nous sommes un peu surpris que ce problème ne soit toujours pas résolu, maintenant que les turbulences semblent s’être calmées, nous allons définitivement retourner sur ce sujet. » [3].
Avec l’élection, début 2020, d’Aslan Bjania, qui fit suite au renversement de Raul Khadjimba, poulain du Kremlin, les relations russo-abkhazes se sont d’abord tendues. Élu en mars 2020, Aslan Bjania prônait, dans un premier temps, le retour au dialogue bilatéral entre l’Abkhazie et la Géorgie, et la recherche de nouveaux partenaires stratégiques. En retour, la Russie coupa l’aide financière promise pendant 6 mois et le nouveau président Bjania dut multiplier les allers-retours en Russie pour rétablir des liens cordiaux, mais surtout les dotations financières [5].
L’économie abkhaze repose fortement sur le tourisme. La pandémie de covid-19 n’épargne cependant pas la région séparatiste, la saison touristique 2020, tronquée de moitié, ampute le PIB abkhaze de 35 %. En plus de ce coup porté à l’économie, l’Abkhazie connaît aujourd’hui une crise énergétique majeure. Le bas coût de l’électricité favorise l’implantation d’installations d’activités de minage d’actifs chiffrés [6]. L’activité aspire une part importante de l’électricité abkhaze, qui provient presque exclusivement du barrage de Jvari, cogéré par l’Abkhazie et la Géorgie.
Ainsi les autorités abkhazes, pour contrer les difficultés économiques et faire face à la pénurie énergétique, se tournent vers leur protecteur. C’est dans un contexte de dépendance de plus en plus importante que se développe la relation russo-abkhaze.
Il reste, malgré tout, que certaines questions, dont celle de la propriété foncière, constituent une ligne rouge à ne pas franchir pour les autorités et la société civile abkhaze. Les instances politiques n’ont que très peu de marge de manœuvre : d’un coté, la dépendance économique et militaire à la Russie qui ne doit pas être remise en cause, et de l’autre une population abkhaze active politiquement, qui souhaite rester indépendante et ne pas franchir trop d’étapes dans l’harmonisation des deux entités. En effet, contrairement aux autres États « de facto » de la zone post-soviétique comme l’Ossétie du Sud ou la Transnistrie, la population abkhaze souhaite rester indépendante de la Russie, ne pas y être rattaché [7]. Elle n’hésite pas à le faire savoir, sur cette question de la propriété foncière mais aussi en votant contre le candidat du Kremlin Raul Khadjimba, en 2004, 2011 ou encore en 2020.
En novembre 2020, un accord, signé entre l’Abkhazie et la Russie, prévoit la vente d’électricité de la Russie à l’Abkhazie, laissant la possibilité d’une privatisation du système énergétique abkhaze. Cet accord intègre aussi et surtout de lever l’interdiction de vendre des biens immobiliers résidentiels aux citoyens russes [8]. Fin décembre 2021, aucun projet de loi n’a été déposé, ni aucune annonce n’a été faite et l’opposition à ce projet est restée forte en Abkhazie.
L’une des premières raisons à mobiliser pour comprendre la réticence abkhaze à libéraliser le marché immobilier est un motif social. En effet, malgré que la libéralisation puisse attirer des capitaux en Abkhazie, une telle mesure pourrait avoir comme effet une explosion des prix sur le marché immobilier abkhaze. Les prix en Abkhazie sont particulièrement avantageux comparativement à la station balnéaire de Sotchi, située à quelques kilomètres au nord de l’Abkhazie. Si à Sotchi, le prix moyen d’achat d’une maison est de 250 000 euros (22 millions de roubles), en Abkhazie, le prix moyen d’achat est de 44 000 euros (4 millions de roubles) [9]. Ainsi les investissements des particuliers russes pourraient se rediriger rapidement vers l’Abkhazie qui verrait la demande en biens immobiliers exploser, et donc les prix avec. Compte tenu de la différence de niveau de vie en Russie et en Abkhazie, il est hautement probable qu’avec une explosions des prix du marché de l’immobilier, une large partie des habitants d’Abkhazie soient dans l’incapacité d’acquérir un bien immobilier. C’est ce motif qui est souvent avancé, apparaissant comme logique et rationnel, mais il semble que les réticences soient tout aussi liées aux traumatismes historiques qui fondent l’historiographie abkhaze.
Une enjeu mémoriel est également à mobiliser ici pour comprendre les réticences abkhazes. Aujourd’hui, le groupe ethnique abkhaze est détenteur du pouvoir politique en Abkhazie, c’est aussi le groupe ethnique majoritaire en Abkhazie selon le recensement officiel, avec environ 50 % de la population totale [10]. Cela n’a pas toujours été le cas au cours des derniers siècles. L’histoire récente abkhaze est en effet marquée de périodes où les Abkhazes « ethniques » n’étaient ni en contrôle du pouvoir politique ni ne représentaient une majorité démographique entre les rives des fleuves Psou et Ingouri.
Avec l’avancée de l’Empire Russe dans le Caucase au XIXème siècle, les Abkhazes se retrouvent sous le joug des autorités tsaristes. La cohabitation est conflictuelle, en effet, après des révoltes en 1866 notamment, et une collaboration avec les Ottomans lors de la guerre de 1877-1878, les Abkhazes sont relégués au rang de peuple « coupable », et 60 % de la population abkhaze est déportée vers l’Empire Ottoman. Cette période, « amhoudjirra » en abkhaze, constitue un traumatisme réel, un épisode qui, selon eux, aurait pu faire disparaître les Abkhazes de leur terre « historique ».
Dans un second temps, au cœur de l’ère soviétique, l’Abkhazie, alors région autonome au sein de la République Socialiste Soviétique de Géorgie, a connu un traitement dur, qui demeure très présent dans les récits actuels. En effet, de 1931 à 1953, la langue abkhaze a perdu ses caractères cyrilliques pour s’écrire à travers les caractères géorgiens, l’enseignement de la langue abkhaze fut suspendu. Durant cette période, les Géorgiens prennent progressivement la place des Abkhazes au sein des institutions d’État et occupent la majeure partie des postes clés. Les Géorgiens furent incités à s’installer en Abkhazie. Ainsi en 1897, les Géorgiens représentaient environ 20 % de la population, en 1989, ils sont plus de 50 %. Par conséquent, dans l’historiographie abkhaze, ce moment est représenté comme une volonté politique de la part de la Géorgie de faire disparaître politiquement, culturellement et démographiquement le groupe ethnique abkhaze.
Ces 30 dernières années, ces périodes viennent marquer le récit national abkhaze et la construction de l’État « de facto ». Cet État est finalement conçu dans l’optique de préserver le groupe ethnique abkhaze de toute tentative d’annihilation et aujourd’hui, c’est sur ce récit et ces constructions que la Russie vient buter dans sa tentative de refaire de l’Abkhazie une Riviera sur le modèle de Sotchi, comme ce fut déjà le cas lors de la période soviétique.
Contrairement aux autres États « de facto » de la région, Ossétie du Sud ou Transnistrie, l’Abkhazie montre de réelles aspirations à ne pas laisser le patron russe lui dicter totalement son agenda. En faisant perdre les candidats soutenus par Moscou, en refusant ouvertement la mise en place de certaines mesures, comme ce fut le cas de la question de la propriété foncière jusque fin 2020, l’Abkhazie indique la volonté de tracer sa voie [11]. Jusqu’où sera t-elle capable de défier la Russie, a-t-elle seulement les moyens de le faire au cœur d’une relation de dépendance de plus en plus poussée ?
La crise politique en Géorgie fait passer le conflit gelé au second plan ces derniers mois, mais l’Abkhazie constituant un pilier de la géopolitique russe dans le Caucase du Sud et une question primordiale en Géorgie, l’intérêt porté à l’État « de facto » pourrait rapidement se retrouver au centre des discussions, de nouveau.
Manuscrit clôt le 31 décembre 2021
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[1] Le terme État « de facto » désigne une région ayant fait sécession, dans les fait de l’État auquel elle appartenait auparavant, mais dont la reconnaissance par la communauté internationale n’est pas achevée. Caspersen Nina, Unrecognized states : the struggle for sovereignty in the modern international system, Cambridge, Polity Press, 2012, 210 p.
[2] L’Abkhaze est une langue faisant partie du groupe des langues circassiennes (aux côtés de l’Adyguéen, du Balkar ou encore du Tcherkesse), n’ayant de racine commune, ni avec le Russe, ni avec le Géorgien. Malherbe Michel, Parlons abkhaze : une langue du Caucase, Paris, L’Harmattan, 2014, 219 p.
[3] Lavrov on Russian Citizens’ Property Rights in Abkhazia, https://civil.ge/archives/375350 , 14 octobre 2020, consulté le 8 novembre 2020.
[4] La terminologie État-patron est utilisée pour désigner la puissance permettant à un État « de facto », l’État-client, de maintenir à son avantage le rapport de force contre l’entité duquel il souhaite faire sécession. Kolstø Pål, « Biting the hand that feeds them ? Abkhazia–Russia client–patron relations », in Post-Soviet affairs, no 2, vol. 36, 23 janvier 2020, p. 140 158.
[5] Kashig Inal, Op-Ed : Abkhazia needs Russian money, but it might come at a high cost, https://jam-news.net/abkhazia-russia-bzhania-putin-meeting-money-inal-khashig-real-estate/ , 16 novembre 2020, consulté le 30 décembre 2020.
[6] Le minage d’actifs chiffrés correspond à la tenue d’un registre de transaction numérique décentralisé, la technologie blockchain. Cette activité nécessite l’utilisation en continue de matériel informatique consommant une quantité importante d’énergie.
[7] O’Laughlin John, Kolossov Vladimir et Toal Gerard, « Inside Abkhazia : Survey of Attitudes in a De Facto State », in Post-Soviet affairs, no 1, vol. 27, 2011, p. 1 36.
[8] « Predloženiâ Moskvy i otvet Suhumi – stal izvesten plan « razvitiâ obŝego socialʹnogo i èkonomičeskogo prostranstva » », in Èho Kavkaza, 21 sept. 2020
[9] Kaplâ v more, https://lenta.ru/articles/2018/05/04/abkhazia/ , 4 mai 2018, consulté le 12 février 2021.
[10] 2019-Nacionalʹnyj sostav naličnogo naseleniâ, https://ugsra.org/ofitsialnaya-statistika.php?ELEMENT_ID=415 , 10 juillet 2020, consulté le 13 novembre 2021.
[11] Hess Maximilian, Abkhazian Exceptionalism, https://www.ridl.io/en/abkhazian-exceptionalism/ , 14 octobre 2021, consulté le 30 octobre 2021.
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