Sophia Nivelle a fait les recherches, conçu et réalisé la carte mais aussi rédigé le commentaire. Elle est étudiante en Master 2 à l’Institut français de géopolitique (IFG) et apprentie chez Cassini Conseil. Elle est spécialisée sur l’espace postsoviétique. Sa maîtrise de la langue russe et son vécu de cet espace lui ont permis de concentrer ses travaux sur des thématiques à la fois actuelles et peu traitées dans le monde universitaire.
Thomas Cattin, doctorant en géographie à l’Institut Français de Géopolitique et au CentroGeo de Mexico, est également responsable du pôle cartographie du cabinet d’analyse Cassini Conseil. Il a encadré la réalisation de la carte et de l’infographie.
Cassini Conseil est un cabinet de conseil spécialisé dans l’analyse géopolitique et l’expertise cartographique.
Sport national en Russie, la gymnastique rythmique apporte un éclairage factuel sur les bouleversements auxquels le sport russe a été confronté dans le contexte du conflit russo-ukrainien. Les tendances se profilant au sein de cette discipline sportive peuvent ainsi être considérées comme un miroir des ambitions stratégiques du Kremlin en matière de géopolitique du sport.
Une carte commentée et une frise chronologique.
A LA SUITE de la relance du conflit en Ukraine le 24 février 2022, la réaction des instances sportives internationales ne s’est pas faite attendre. Le Comité international olympique (CIO) a aussitôt condamné les agissements du Kremlin, en adoptant des sanctions contre les athlètes russes et bélarusses dès le 25 février 2022. Peu après, les Fédérations internationales (FI), dont la Fédération internationale de gymnastique (FIG), s’en sont remises aux recommandations du CIO, conduisant au bannissement des athlètes russes et bélarusses des compétitions internationales. Si l’année 2024 a été marquée par l’introduction du statut neutre pour ces athlètes, force est de constater que l’adoucissement relatif des sanctions est loin d’avoir satisfait le milieu de la gymnastique rythmique (GR) russe, dont les acteurs ont activement relayé un narratif sur l’injustice occidentale à l’égard de leurs gymnastes.
De fait, les mesures des instances sportives internationales sont apparues comme un renouvellement des restrictions qui pesaient déjà sur le sport russe : après les Jeux de Sotchi en 2014, une enquête menée par l’Agence mondiale andidopage (AMA) sur l’existence d’un système de dopage d’Etat généralisé en Russie avait conduit à l’exclusion de cette dernière de la scène sportive internationale pour quatre ans en 2019. La peine avait été réduite à deux ans l’année suivante, en autorisant les athlètes « propres » à concourir sous bannière neutre [1].
En tant que sport national en Russie, qui pousse à son paroxysme les liens intrinsèques entre le sport et le pouvoir russes, la gymnastique rythmique (GR) apporte un éclairage sur les bouleversements auxquels le sport russe a été confronté dans le contexte du conflit russo-ukrainien. Les tendances se profilant au sein de cette discipline sportive peuvent ainsi être considérées comme un miroir des ambitions stratégiques du Kremlin en matière de géopolitique du sport.
Les sanctions des instances sportives internationales ont opéré une rupture entre le sport russe et occidental, qui a été consommée à l’approche des Jeux de Paris 2024. Seule une quinzaine d’athlètes russes a concouru sous bannière neutre. Les gymnastes n’ont pas été de la partie. Irina Viner, entraîneure officielle de l’équipe russe de GR jusqu’en février 2025, a qualifié ces quinze athlètes d’« équipe de clochards sans drapeau, sans hymne et sans supporters », induisant l’idée que les sportifs russes acceptant de se soumettre aux restrictions occidentales trahissent la patrie [2]. Les critiques acerbes qu’elles a émises sur le statut neutre ont parfaitement coïncidé avec le point du vue des autorités russes, qui ont perçu la politique du CIO comme étant discriminatoire [3].
En réaction aux Jeux de Paris 2024, vécus comme un traumatisme pour les athlètes russes qui en ont été privés, le Kremlin a adopté une stratégie visant à créer un mouvement alternatif au mouvement olympique. A l’heure où ce dernier serait « en réel déclin » aux yeux de Stanislav Pozdnyakov, ancien président du Comité olympique russe (ROC), les autorités russes ont cherché à promouvoir un modèle sportif se revendiquant apolitique. Dans ce contexte, le rapport intitulé « Concept de la politique étrangère de la Fédération de Russie » de mars 2023 fixe les objectifs suivants s’agissant du sport : « la garantie du libre accès des sportifs et des organisations sportives russes à l’activité sportive internationale, l’aide à sa dépolitisation, […] et le développement des nouveaux formats de la coopération sportive internationale avec les États menant une politique constructive à l’égard de la Russie. » [4]
Cette citation fait directement écho aux ambitions stratégiques du Kremlin en matière de consolidation de son « sport power ». L’organisation des compétitions internationales suivantes sur le territoire russe en témoigne : la carte indique plus précisément que la Russie a accueilli les Jeux du Futur du 21 février au 3 mars 2024, suivis des Jeux BRICS du 12 au 23 juin 2024. Du point de vue de la temporalité, on remarque que ces événements sont presque concomitants aux Jeux de Paris 2024 (26 juillet – 11 août), signe de l’entrée en concurrence directe du sport russe avec le sport occidental. En dépit des sanctions des instances sportives internationales, la Russie a donc cherché à s’adapter à ces nouvelles contraintes pour continuer à démontrer aux yeux du monde qu’elle est une « puissance sportive », selon l’expression de Dmitri Medvedev [5].
Dans cette perspective, la carte révèle qu’elle s’entoure d’un certain nombre d’alliés répartis sur plusieurs continents, en particulier les pays-membres des BRICS+, qui accueillent tour à tour les Jeux BRICS depuis leur lancement en 2017. A cela s’ajoute l’influence grandissante de la Russie en Afrique, corroborée par la signature d’un certain nombre d’accords dans lesquels il est question de coopération dans le domaine du sport. Dans l’ensemble, la diplomatie sportive a permis à la Russie de renforcer ses relations bilatérales avec des pays traditionnellement non-alignés avec l’Occident. Le modèle sportif tel qu’il a été conçu dans les représentations russes équivaut donc à l’élaboration d’un sport non occidental, tout sauf apolitique.
En tant que miroir des ambitions stratégiques du Kremlin en matière de géopolitique du sport, la gymnastique rythmique (GR) est un pilier de la diplomatie sportive russe. Un premier enjeu repose sur la promotion de la GR russe à l’étranger. Sur la carte, il est ainsi question de deux acteurs qui ont quitté la Russie après avoir accepté le poste d’entraîneur officiel de l’équipe chinoise en ensemble (Anastasia Blizhniuk en 2022) et en individuel (Amina Zaripova en 2024). Parallèlement, des gymnastes étrangères sont régulièrement invitées à des camps d’entraînement en Russie, confirmant la suprématie russe en GR dans les représentations étrangères.
La chronologie des événements relatifs à la gymnastique artistique depuis février 2022 suit par ailleurs la dynamique de multiplication d’alternatives sportives aux compétitions associées à l’Occident, l’inscrivant comme l’un des sports où s’exprime cette représentation du sport russe en opposition au sport occidental. En effet, un certain nombre de compétitions de GR à dimension internationale ont été organisées par les acteurs de la GR russe, prêts à tout pour gagner en prestige en servant les intérêts du pouvoir. Le cas emblématique d’Alina Kabaeva mérite d’être interrogé.
Après avoir remporté l’or aux Jeux olympiques d’Athènes en 2004, sous la direction d’Irina Viner, Kabaeva a mis fin à sa carrière sportive en 2007. La relation secrète qu’elle entretiendrait avec le président russe, avec qui elle aurait eu plusieurs enfants, lui aurait facilité la reconversion et l’accès à des positions de pouvoir. De 2001 à 2005, elle a ainsi été membre du Conseil suprême de Russie unie. En 2007, elle a rejoint la Douma d’Etat en tant que députée. Depuis 2014, elle dirige le groupement de médias National Media Group (NMG) de l’oligarque Yuri Kovalchuk [6].
L’aire de rayonnement de Sky Grace coïncide avec la stratégie de projection géopolitique russe après 2022.
Elle renoue avec la GR à la fin de l’année 2022, en créant sa propre école de GR appelée Sky Grace avec l’aide de Gazprom, grande société russe spécialisée dans les activités gazières et pétrolières, qui lui a offert en janvier 2023 un complexe sportif d’une valeur de 2,2 milliards de roubles. Parallèlement, elle a fondé l’Association internationale de clubs de GR Sky Grace, dont le tournoi se déroule annuellement depuis 2021. La carte montre qu’il a progressivement gagné en importance. Si les deux premières éditions ont eu lieu sur le territoire russe, le tournoi a commencé à se tenir à l’étranger à partir de 2023. Il a par ailleurs rassemblé de plus en plus de pays au fur et à mesure des années. On note que les pays les plus fidèles, qui ont participé à au moins trois éditions du tournoi, sont généralement des ex-républiques soviétiques, des membres des BRICS+ ou des pays du « Sud global ». Autrement dit, l’aire de rayonnement de Sky Grace coïncide avec la stratégie de projection géopolitique russe après 2022.
Cependant, il est nécessaire d’aller au-delà du discours officiel russe sur le prestige du tournoi en s’interrogeant sur ses limites, notamment sur le niveau réel de la compétition. En l’occurrence, si on excepte la Russie et le Bélarus, les leaders européens en GR se caractérisent par leur participation inconstante. Bien que la carte indique la participation de l’Ukraine, de la Bulgarie et de l’Italie à une ou deux éditions du tournoi, notons que les gymnastes engagées ne sont pas les premiers numéros dans leur pays et ne peuvent donc pas concurrencer la Russie et le Bélarus, qui envoient leurs meilleurs éléments.
D’autre part, les modalités de sélection des participantes précisent que chaque club engagé dans l’Association peut envoyer jusqu’à cinq de ses gymnastes dans le cadre de la compétition en individuel. Or la multiplicité de clubs de GR en Russie et au Bélarus induit une surreprésentation de leurs gymnastes. Dans la catégorie senior, si on observait en 2021 un palmarès de 13 gymnastes pour 13 pays représentés [7], on constate un écart-type flagrant entre les deux valeurs les années suivantes. Par exemple, le palmarès en 2023 était constitué de 27 gymnastes pour 15 pays représentés, en raison de la participation de 7 Russes et de 6 Bélarusses [8], dont les chances de médailles étaient donc plus élevées face aux autres pays.
En somme, le tournoi Sky Grace est bel et bien une opportunité créée pour permettre aux gymnastes russes et bélarusses de continuer à faire leurs preuves à l’heure où elles sont toujours sous sanctions. Bien qu’il ne soit pas de moindre importance, ce système alternatif ne peut pas concurrencer celui de la FIG pour les raisons qui viennent d’être évoquées. Il ne s’agit donc pas d’une solution durable sur le long terme, ce qui explique pourquoi les gymnastes bélarusses se sont conformées au statut neutre en janvier 2024 afin de revenir sur la scène sportive internationale [9]. De leur côté, les gymnastes russes n’étaient toujours pas prêtes à accepter ce compromis en avril 2025 [10], alors même que le retour de la Russie dans d’autres sports est chose faite depuis un certain temps. La GR russe demeure donc une exception à la règle, probablement en raison de la proximité accrue de ses acteurs avec le pouvoir, de manière à exacerber le narratif sur l’injustice occidentale et sur le patriotisme des athlètes russes qui se doivent de représenter les couleurs de leur nation.
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Titre du document : Carte. La gymnastique rythmique : laboratoire d’une nouvelle géopolitique du sport russe depuis le début du conflit en Ukraine ? Conception et réalisation : Sophia Nivelle, Thomas Cattin, août 2025. Cassini Document ajouté le 3 septembre 2025 Document PNG ; 806739 ko Taille : 1755 x 1241 px Visualiser le document |
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Titre du document : Frise chronologique. L’entrée en concurrence du sport russe avec le sport occidental en 2024 : le cas de la gymnastique rythmique Conception et réalisation : Sophia Nivelle, Thomas Cattin. Cassini Document ajouté le 3 septembre 2025 Document PNG ; 235595 ko Taille : 1755 x 1242 px Visualiser le document |
Les tendances révélées par cette carte au sein de la gymnastique rythmique russe peuvent être considérées comme un miroir des ambitions stratégiques du Kremlin en matière de géopolitique du sport. Une carte commentée et une frise. chronologique.
[1] Lukas Aubin, « La sportokratura sous Vladimir Poutine », Bréal, 2022, pp. 296-301.
[5] Lukas Aubin, « La sportokratura sous Vladimir Poutine », Bréal, 2022, pp.196.
[6] Céline Nony, Kabaeva, l’amour secret de Poutine, Arthaud, 2023
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