Témoin de la Révolution de la dignité en Ukraine (2013-2014), Bernard Grua est
cofondateur et ex porte-parole du mouvement international No Mistrals for Putin. Bénévole à l’association Franco-Ukrainienne Tryzub de Nantes.
Fondateur et porte-parole du collectif pan-européen No Shtandart in Europe.
L’affaire du Shtandart dépasse le cas d’une frégate russe. Il s’agit d’un laboratoire des leviers stratégiques russes post-2022. Derrière sa façade civilisationnelle, le navire déploie des stratégies juridiques, symboliques et médiatiques qui servent des objectifs de puissance, effaçant progressivement la frontière entre valorisation patrimoniale et action géopolitique.
Au-delà du cas particulier du Shtandart, cette étude met en lumière un enjeu majeur pour l’UE : sa capacité à identifier et à encadrer les usages géopolitiques souvent sous-estimés, voire ignorés. Dans un contexte de désinformation et de guerre hybride, la culture devient un champ d’affrontement stratégique à part entière. Le temps de naïveté complaisante et des "idiots utiles" devrait être derrière nous.
Le Shtandart, réplique de la première frégate de Pierre le Grand, serait en train de prévoir une croisière sur les côtes françaises, du 21 au 30 juin 2026, de La Rochelle à Saint-Malo.
CET article propose une analyse géopolitique documentée du Shtandart, réplique de la première frégate de Pierre le Grand, utilisée comme vecteur d’ingérence russe en Europe. Officiellement présenté comme un projet culturel et éducatif, le navire s’inscrit en réalité dans une stratégie composite. Celle-ci articule soft power, sharp power et guerre hybride. À travers la mobilisation de l’héritage maritime, le contournement des sanctions et la manipulation symbolique de l’histoire, le Shtandart illustre la manière dont la Russie transforme les instruments civilisationnels en leviers géopolitiques et de domination. L’étude met en évidence la porosité croissante entre culture, droit et puissance dans la guerre informationnelle contemporaine. Elle souligne la nécessité d’une vigilance européenne face aux stratégies hybrides d’influence par le patrimoine.

Le concept de soft power, introduit par Joseph Nye (2004, Soft Power : The Means to Success in World Politics), désigne la capacité d’un acteur politique à influencer un autre sans recourir à la coercition, notamment par des moyens culturels ou idéologiques.
Certains observateurs estiment que le bâtiment, identifié par le n° 518999255 du Maritime Mobile Service Identity (MMSI), ne devrait pas être considéré comme un outil de rayonnement stratégique russe. Pour eux, il s’agit avant tout d’une réplique historique d’une frégate du XVIIIe siècle, destinée à des fins éducatives et mémorielles. C’est ce qu’expliquait déjà la revue Le Chasse-Marée dans son dossier du 12 avril 2004 (Shtandart : la frégate russe à remonter le temps…)
Son objectif premier serait donc la mise en valeur du passé maritime russe, non la promotion du régime ou de sa projection politique.
La propriété du navire est détenue par Martus TV GmbH, via Mariia Martus, la fille du capitaine, qui a opportunément acquis la nationalité finlandaise. Le Shtandart serait donc un actif strictement privé et non un instrument officiel de l’État. Les escales et les événements auxquels il participe sont présentés comme des initiatives festives, formatrices ou touristiques, sans message politique explicite. Il est également affirmé que le trois-mâts n’a plus de lien avec la Russie depuis son passage, le 6 juin 2024, sous pavillon de complaisance des îles Cook. Dans plusieurs ports, il n’est perçu que comme une curiosité maritime. Son influence sur les opinions publiques ou les décideurs y reste marginale.
Il faut également évoquer le cas très particulier de La Rochelle, sur la côte atlantique française [1]. Le Shtandard y est basé depuis juin 2022. La préfecture du département, la municipalité et le port de plaisance y encouragent ses escales fréquentes. Ces autorités considèrent que les accostages prévus pour la sauvegarde de la vie humaine, comme stipulé au paragraphe 4 de l’article 3 sexies bis du règlement (UE) n° 833/2014 [2], s’appliquent aux « escales techniques ». C’est sur cette justification que la frégate pétrovienne a récemment pris part à la Semaine du nautisme, du 18 au 22 juin 2025.
En décorant, le 13 décembre 2024, le directeur du port de la médaille de la sécurité nationale et en le faisant chevalier du mérite national, le préfet a mis en avant une forme de soft power inversé. Il affirme que la présence de grands voiliers dont le trois-mâts pétersbourgeois, serait à mettre au crédit du récipiendaire et qu’elle contribuerait au rayonnement international de cette cité maritime.
Si certains défendent l’idée d’une entreprise strictement privée, il faut rappeler que la diplomatie d’influence s’appuie justement sur la porosité entre acteurs publics et privés. Cette zone grise favorise l’émergence d’une sphère d’influence diffuse où la culture se mue en instrument narratif de politique étrangère.
Le Shtandart, réplique de la première frégate de Pierre le Grand, serait en train de prévoir une croisière sur les côtes françaises, du 21 au 30 juin 2026, de La Rochelle à Saint-Malo. Cette prestation serait commercialisée par l’agence Kombat-Tour, basée à Smolensk (Russie).
Laetitia Jacq-Galdeano (Ouest-France Bretagne) est l’une des deux seules journalistes de notre pays à avoir travaillé de façon approfondie et indépendante sur le contrevenant au règlement européen. Après avoir exploré de nombreuses sources russes, elle a révélé un aspect inédit du dossier : le rôle du capitaine-propriétaire, Vladimir Martus. Le 29 mars 2024, elle a dévoilé son activité propagandiste à l’heure où il se faisait passer pour un opposant au régime de Moscou et pour une « victime de Vladimir Poutine au même titre que les Ukrainiens ».
Le navire permet de mettre en avant l’histoire et la dimension maritime russe dans les ports étrangers, agissant comme une vitrine culturelle de la Russie. Les connexions du propriétaire avec les cercles du pouvoir rendent possible l’utilisation du bâtiment comme support indirect du rayonnement russe.
La médiatisation du Shtandart par des organes de diffusion pro-Kremlin contribue à diffuser une image positive de la Russie auprès des populations locales et des médias. Un exemple en est le film tourné à bord par RT en 2014 (Восемнадцать человек на сундук мертвеца). Il en va de même pour sa participation à des événements internationaux. On peut citer le cas de la mission de représentation dans les îles de la mer Égée en octobre 2021, pour célébrer le 250e anniversaire de la victoire navale de Tchesmé contre l’Empire ottoman. Placée sous les auspices de Vladimir Poutine, l’expédition a été financée par le fonds de subvention de l’administration présidentielle. Les services diplomatiques de la Fédération de Russie se sont félicités du rayonnement stratégique de la copie de la canonnière de la Neva en Grèce, par la voix de leur ambassadeur plénipotentiaire à Athènes, Andreï Maslov.
Pourtant, depuis peu, la vision du Shtandart s’éloigne progressivement du récit promu par ses soutiens. En septembre 2025, les médias portugais le soupçonnent d’être un « espion russe », et en août de la même année, les médias danois avaient déjà fait de même. En Pologne (août 2025), on le considère comme « un outil de propagande et d’espionnage » qui contourne les mesures restrictives. Même en France, longtemps réticente à interroger son récit, plusieurs médias en viennent à le qualifier « d’ambassadeur de la propagande russe » (juin 2025).
Si la réplique baroque et dorée attire l’imaginaire par sa symbolique, cette visibilité sert également à diffuser un récit historique orienté qui participe à la légitimation de puissance de la Fédération de Russie à l’étranger.
La réplique de la frégate du tsar Pierre le Grand, est un vecteur de projection symbolique. D’après Lysenko, les récits historiques qui glorifient la Russie et ses mythes impériaux servent à justifier son expansion (2023, Imperial Nature of the Russian Culture through the Prism of War). En effet, « les mythes sur le passé glorieux et les revendications sans fondement sur d’autres pays » structurent la vision de la puissance russe. On se souvient que, le 9 juin 2022, Vladimir Poutine a « expliqué » le déclenchement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en invoquant l’héritage de Pierre le Grand.
Par ailleurs, la « culture stratégique » russe montre que l’Ukraine est perçue comme un obstacle à ses prétentions de puissance globale (2024, Russian Strategic Culture and the War in Ukraine). Ceci renforce l’idée que l’usage de la force est une continuité légitime. Le 3 avril 2024, Ria Novosti a publié le texte de Timofeï Sergueïtsev intitulé « Ce que la Russie devrait faire de l’Ukraine ». Celui-ci y prônait l’éradication de la culture, de la langue et de la nation ukrainiennes, ainsi que l’élimination de ses élites politiques et intellectuelles. Il n’est peut-être pas anodin de constater que Ria Novosti publie largement des articles sur le Shtandart ou des interviews de son capitaine-propriétaire.
Enfin, en projetant cette image à travers son héritage et sa symbolique, la frégate du 1er tsar pétrovien participe à la diffusion d’une idéologie impériale : « l’appropriation du patrimoine culturel et historique fonctionne comme une forme subtile de domination » (2025, Complex Patterns of Colonialism : Russian Cultural Imperialism as Domination Through Sameness). Les propos tenus le 22 juin 2022 par Mikhaïl Piotrovski, directeur du musée de l’Ermitage, dans RG.ru, sont explicites.
« Nos dernières expositions à l’étranger constituent une véritable offensive culturelle. Une sorte d’« opération spéciale », si vous voulez. Ce qui déplaît à beaucoup. Mais nous avançons. Et nous ne devons laisser personne entraver notre progression… il s’agit d’une offensive culturelle. Qu’une exposition Chtchoukine et Morozov à Paris, c’est comme si le drapeau russe flottait sur le bois de Boulogne. »
Cette rhétorique d’« offensive culturelle » illustre la volonté du Kremlin d’imposer son pouvoir narratif, en remodelant la mémoire collective européenne autour d’une lecture russe de l’histoire.
Si le yacht privé de Vladimir Martus a d’abord servi le soft power, son usage s’étend aujourd’hui bien au-delà de la seule projection symbolique. Les pratiques juridiques et maritimes déployées par son capitaine et son entourage révèlent, de fait, un glissement vers des formes de coercition plus directes. Elles montrent que le navire dépasse le cadre classique de la diplomatie d’influence pour devenir un acteur à connotation géopolitique inscrit dans une hybridation stratégique mêlant culture, droit, manœuvres illégales, communication et désinformation.
Dans le contexte russe contemporain, certains auteurs ont développé le concept de sharp power, soulignant la manière dont des instruments culturels ou médiatiques peuvent être manipulés pour exercer une pression autoritaire (2017, Christopher Walker et Jessica Ludwig - Sharp Power : Rising Authoritarian Influence. National Endowment for Democracy). Le navire, son capitaine-propriétaire et ses conseils mettent clairement en œuvre une campagne de contraintes à l’encontre de leurs différentes cibles.
Le recours systématique à la justice française et européenne (Tribunal administratif de Rennes, Conseil d’État, Cour de justice de l’Union européenne [3]) pour contester des décisions préfectorales et des sanctions reflète un usage stratégique du droit visant à contourner les contraintes légales. Bien que toutes aient échoué, ces procédures ralentissent l’application des interdictions et en obscurcissent la lisibilité. Elles « justifient » la promotion d’une réécriture trompeuse du règlement UE dont l’usage ne se limite pas aux soutiens officiels du Shtandart. Elles concernent également des hauts fonctionnaires se situant au cœur de l’appareil d’État français [4]. Elles sont sources de fractures dans l’opinion publique, voire d’antagonismes. Elles servent à alimenter le rejet des institutions de l’UE en Russie mais aussi dans d’autres pays, et tout particulièrement en France. Vladimir Martus sait habilement utiliser un discours victimaire pour dénoncer l’ « injustice » dont il serait la cible. Ses propos trouvent un large écho dans les milieux maritimes, chez les passionnés de la mer, dans les médias et auprès du grand public en général.
Une autre forme de contrainte apparaît également : celle du harcèlement judiciaire. Le collectif No Shtandart in Europe rappelle les dispositifs européens et exige l’application stricte de l’État de droit. Son porte-parole a dû faire face à deux mises en demeure, une main courante, un dépôt de plainte et des dénonciations calomnieuses auprès des autorités. Ces démarches relèvent de procédures-bâillon et d’une dissuasion judiciaire ciblant les lanceurs d’alerte.
Outre la contrainte juridique, le contrevenant recourt également à des tactiques maritimes et informationnelles, illustrant son glissement vers une campagne coercitive directe. Ce passage du symbolique à l’opérationnel confirme que communication, droit et navigation s’intègrent ici dans une véritable guerre informationnelle de basse intensité.
La déconnexion délibérée de son système d’identification automatique (AIS) vise à dissimuler sa position et sa destination. Certaines escales non annoncées ou non autorisées confirment cette pratique. Elle traduit une volonté claire d’échapper à la surveillance des autorités, de naviguer en marge des règles de sécurité maritime et de tester l’application des sanctions portuaires.
De telles infractions ou tentatives d’infraction ont été relevées au cours de l’été 2025 en Irlande, en Écosse, au Danemark et au Portugal. Dans ce dernier pays, une partie de l’équipage a été arrêtée. L’incident a donné lieu à une interdiction de pénétrer dans les eaux territoriales portugaises à l’image de la mesure de bannissement espagnole instaurée le 27 juillet 2024. Cela n’a toutefois pas empêché Vladimir Martus de faire une incursion dans les eaux territoriales de Galice, en septembre 2025, avant que la presse ne donne l’alerte.
Si l’on y ajoute une société gestionnaire russe domiciliée dans une boîte postale de Hambourg, une propriétaire prête-nom résidente à Helsinki, les pratiques du Shtandart s’apparentent à celles de la flotte fantôme russe.
Des centaines d’articles, en Russie [5], célèbrent le héros national de la lutte contre les mesures restrictives, renforçant par là même son rôle politique. Le 6 août 2024, Komsomolskaïa Pravda titrait : « Le voilier russe Shtandart va tenter pour la troisième fois de violer les sanctions européennes ».
Enfin, la désinformation sur ses liens avec Moscou révèle une stratégie politique destinée à défendre les intérêts du Kremlin et à manipuler l’opinion ainsi que les autorités locales. Le Consulat général de Russie l’a rappelé dans des termes particulièrement vigoureux à l’occasion d’un communiqué publié par l’agence TASS, le 18 juillet 2025. Il s’insurgeait contre l’interdiction faite au voilier ambassadeur d’accoster dans le port d’Aberdeen lors du grand événement international des Tall Ships Races.
Ces comportements mêlent attraction et coercition. Ils dessinent les contours d’une guerre hybride maritime. Laetitia Jacq-Galdeano a partagé cette analyse dans le quotidien Ouest-France dès le mois de mai 2025.
« Le navire russe Shtandart, soutenu par la presse de Moscou, multiplie les provocations et contribue à la guerre hybride de Poutine pour déstabiliser la France. Il est pourtant interdit dans « tous les ports européens » par l’Union européenne… »
Il constitue un cas liminal : un objet patrimonial mobilisé à des fins de politique étrangère. Il s’inscrit dans le continuum entre soft power et sharp power, c’est-à-dire la combinaison d’instruments culturels et juridiques au service de la pénétration idéologique. Il montre l’importance de l’observation empirique pour distinguer la valorisation patrimoniale de l’usage politique.
Finalement, le Shtandart semble documenter pertinemment le texte du politologue ukrainien, Mykola Riabtchouk, paru en français sur Desk Russie le 24 mars 2024 : « Pourquoi la culture cesse d’être un « soft power » en temps de guerre. »
L’affaire, que nous observons ici, constitue un laboratoire des leviers stratégiques post-2022. Derrière sa façade civilisationnelle, le navire déploie des stratégies juridiques, symboliques et médiatiques qui servent des objectifs de puissance, effaçant progressivement la frontière entre valorisation patrimoniale et action géopolitique.
Au-delà du cas particulier du Shtandart, cette étude met en lumière un enjeu majeur pour l’UE : sa capacité à identifier et à encadrer les usages géopolitiques souvent sous-estimés, voire ignorés. Dans un contexte de désinformation et de guerre hybride, la culture devient un champ d’affrontement stratégique à part entière.
La réponse européenne devrait passer par la mise en place d’outils de vigilance culturelle et géopolitique : observatoires du patrimoine instrumentalisé, chartes d’accueil des projets étrangers et mécanismes de signalement des initiatives hybrides. Protéger l’autonomie narrative et patrimoniale du continent constitue désormais une condition stratégique de sa souveraineté cognitive. Autrement dit, la capacité de l’UE à préserver l’autonomie de son récit et de sa mémoire collective. Ces instruments renforceront également la résilience géopolitique, soit la faculté à résister, s’adapter et se rétablir face aux pressions, manipulations et campagnes d’influence étrangères.
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[1] Desk-Russie, 28/09/2025 - Quand le navire russe Shtandart et La Rochelle défient les sanctions européennes
[2] Conseil européen, sanctions portuaires, 08/04/202 - Article 3 sexies bis du règlement (UE) n° 833/2014
[3] Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), 22/08/2025 - Ordonnance concernant l’affaire T-446/24 (Confirmation du fait que le Shtandart entre dans le champ des sanctions depuis le 22 avril 2022)
[4] Collectif No Shtandart in Europe, 15/05/2025 - Les autorités françaises et les passe-droits du navire russe « Shtandart »
[5] Collectif No Shtandart in Europe, dossier 2024/2025 – Le Shtandart et les officines de propagande russes




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