"Atlas du Renseignement : Géopolitique du pouvoir"

Par Jules BERN, le 24 mars 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Voici un livre ne se contente pas de faire une analyse historique linéaire mais cherche à anticiper les évolutions à venir de la nature même du renseignement.

Présentation du livre de Sébastien-Yves Laurent, "Atlas du Renseignement : Géopolitique du pouvoir", Paris, Les Presses de Science Po, 2014, 191 p. ISBN 978-2724615555

DEPUIS plusieurs années, il apparaît que le renseignement est de plus en plus confronté aux pressions de l’opinion publique. Des termes nouveaux, comme celui de whistleblowers, sont devenus des lieux communs médiatisés et largement connus. Les noms de Bradley Manning, Julien Assange ou Edward Snowden, dont les fonctions auraient dû les condamner à rester dans l’anonymat, sont aujourd’hui au cœur de débats internationaux.

Sébastien Laurent nous permet, avec son Atlas du Renseignement, de se placer au-dessus des analyses à chauds et des discours passionnés suscités par ce regain d’intérêt récent. M. Laurent est diplômé à l’IEP de Paris et agrégé d’histoire. Il consacre son travail de recherche aux activités et à l’évolution du renseignement depuis plus 20 ans. En 2005, il publie par exemple Secrets d’État : pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, et a dirigé jusqu’en 2010 au sein de l’ANR (Agence Nationale de Recherche) le programme « Information ouverte, information fermée ». Aujourd’hui, il dirige le master « Sécurité globale et analyste trilingue » à l’Université Montesquieu-Bordeaux IV.

L’ambition première du livre est de démontrer l’importance des renseignements dans les politiques publiques d’un Etat. Pour comprendre les enjeux du renseignement, il faut déjà connaître ses activités « traditionnelles ». C’est ce que détaille l’ouvrage dans une première partie : le « cycle du renseignement » (p. 13) passe par une recherche primaire de l’information, ouverte ou fermée, puis une sélection, et enfin une analyse permettant de déterminer la nature des actions potentielles à prendre en conséquence pour préserver la sécurité de l’Etat.

Les actions de la CIA entre 1945 et 1990 dans le monde sont par exemple détaillées dans une carte très complète.

L’ingérence « discrète » est la logique de cette analyse des informations collectées. C’est la seconde dimension du renseignement, passant souvent par la déstabilisation d’un Etat ou d’une organisation par les « actions spéciales ». Les actions de la CIA entre 1945 et 1990 dans le monde sont par exemple détaillées dans une carte très complète (p. 33). « Théoriquement tournée vers la collecte du renseignement et vers le contre-espionnage, la CIA s’est singularisée par son recours à l’action clandestine » (p. 34). Sont également détaillées du KGB dans le monde et plus spécifiquement en Amérique Latine (p. 37), celles de la France et du « réseau Foccart » en Afrique et celles du Mossad après les attentats de l’organisation Palestinienne « Septembre Noir » après les attentats de Munich. Le triptyque « observer, influencer, agir » est clairement détaillé. Les échecs du renseignement permettent aussi, « en négatif », de comprendre le rôle qu’il se fixe et le poids des différents acteurs dans les conditions de sa réussite : l’attaque de Pearl Harbour en 1941 comme les attentats du 11 septembre 2001 auraient pu être anticipés : les renseignements Américains ont intercepté des communications permettant d’anticiper des menaces de cette ampleur.

L’auteur estime que ce sont surtout les préjugés des dirigeants politiques qui ont empêché une action de prévention efficace : l’armée Japonaise comme Al-Qaeda n’étaient globalement pas considérés comme capables de frapper aussi fort au coeur de la première puissance mondiale. La désinformation et l’« intoxication » des renseignements adverses, par la création d’opérations factices et de « retournement » d’agents infiltrés permet aussi de tromper des renseignements dans leur analyse. C’est par exemple ce qui permet à l’Egypte et la Syrie de surprendre Israël aux débuts de la guerre de Kippour : de faux plans d’invasion sont élaborés pour leurrer le Mossad, et de fausses campagnes d’information.

Le cadre d’action historiquement limité à l’Etat tend à s’élargir aujourd’hui.

Sébastien-Yves Laurent cherche cependant à dépasser la simple étude historique de l’activité des services de renseignement. L’une de ses thèses essentielles est que le cadre d’action historiquement limité à l’Etat tend à s’élargir aujourd’hui. Si les Etat-Nations, au début du XXème siècle, se construisaient dans des oppositions mutuelles claires et délimitées, ce n’est plus aujourd’hui systématiquement le cas. L’OTAN, largement constituée de démocraties libérales, doit composer avec un renseignement multipolaire et des intérêts très divergents d’un Etat à l’autre (p. 107), à l’inverse du modèle plus classique de coordination de renseignements du bloc de l’Est jusqu’en 1989, où toutes les informations passaient nécessairement par l’URSS, qui ne coordonnait pas seulement l’activité des Etats du Kominform, mais la dirigeait ouvertement. L’auteur parle ouvertement d’une « nouvelle configuration géostratégique [élargie] pour l’OTAN […] alors que ses structures d’origine en limitaient la portée » (p. 108).

Faut-il un renseignement policier européen communautaire ?

Le modèle de l’Union européenne modifie aussi radicalement la structure de collecte des renseignements : l’espace Schengen, depuis 1985, implique la nécessité de la constitution d’un renseignement policier européen communautaire (p. 121). Interpol constitue également une organisation multilatérale de sécurité inédite, dont le succès s’explique largement par ses objectifs apolitiques, et donc plus consensuels. Alors que le renseignement était auparavant l’apanage des Etats, la tendance au « supranational » et aux ensembles régionaux rompt avec cette donnée historique. L’auteur nous permet de nous interroger plus en profondeur sur cette nouvelle dynamique, qui remet totalement en question la nature et les objectifs que doivent se donner les services de renseignement.

Au-delà de ce cadre « supra-étatique » nouveau, l’action des services de renseignement est remise en question par un deuxième courant : l’émergence forte d’une opinion publique nouvelle. Internet, bien sûr, en renouvelle la nature. Leurs contours sont sans cesse remis en question, parfois renforcées, parfois affaiblies par des facteurs extérieurs. Mais pour Sébastien Laurent, « le web est également pour les services un terrain d’opérations variées » et « peut se transformer en terrain d’affrontements » (p. 182). La panique de l’opinion publique et des leaders politiques après le 11 septembre permet l’application du Patriot Act et un renforcement drastique de la liberté d’action des services de renseignement. En 1975, à l’inverse, les affaires du Watergate et la publication de divers rapports sur les activités de la CIA ont fortement ébranlé sa liberté d’action. Le rôle des services de renseignements fluctuent donc considérablement d’un domaine à l’autre.

Quelle est la légitimité de l’action de Julien Assange, Bradley Manning ou Edward Snowen ?

Le rôle des individus dans l’évolution du renseignement est aussi plus fort et plus visible depuis 2010, avec les « coups d’éclat » de Wikileaks, et en particulier la publication de plusieurs dizaines de milliers de documents confidentiels américains sur les guerres d’Afghanistan et d’Irak (p. 168). Sébastien-Yves Laurent estime que Wikileaks « a montré la vulnérabilité des structures officielles face à un individu décidé à leur porter atteinte » (p. 173) , transformant par là radicalement les échelles d’action et d’influence dans la pratique du renseignement . Edward Snowden a appliqué cette volonté de transparence absolue en publiant de très nombreux fichiers auxquels il avait accès au sein de la NSA. La poursuite officielle et arbitraire de ces « whistleblowers » hautement médiatisés par les Etats-Unis révèle clairement l’ambition étatique de persévérer dans des pratiques de renseignement opaques et secrètes. Pourtant, la légitimité de l’action de Julien Assange, Bradley Manning ou Edward Snowen n’est pas tout à fait indiscutable d’après l’auteur : l’action des services de renseignement se nourrit du secret ». Sans elle, leur fonction disparaît, et leur efficacité avec, renforçant potentiellement les menaces sécuritaires sur le territoire.

L’idée de transparence est par ailleurs fréquemment remise en question et discutée par les services de renseignement : tous ont des volontés de résistance assumées face aux revendications d’un contrôle accru par le pouvoir exécutif. Plusieurs anciens chefs de la CIA ont par exemple signé une lettre commune en faveur du maintien de pratiques secrètes et « opaques » dans le renseignement (p. 148). L’émergence d’acteurs privés, avec le consentement des Etats, contribue aussi à ce que Sébastien-Yves Laurent qualifie de « fin du monopole de la sécurité » ainsi qu’une « remise en question de l’Etat » (p. 186). La situation contemporaine, en Europe, crée des situations de « souveraineté relative », avec des agences privées spécialisées qui travaillent non pour les Etats mais pour la structure politique atypique qu’est l’Union européenne. C’est par exemple le cas d’Eurojust (2002), plateforme d’échange de renseignements en matière d’enquête judiciaire entre les Etats-membres, et de Frontex (2004), qui recueille du renseignement et analyse la situation aux frontières extérieures de l’UE.

L’idée maîtresse de l’ouvrage est la synthèse de toutes ces observations : comme dans beaucoup d’autres domaines, l’Etat est radicalement remis en question par différentes évolutions politiques, sociales et technologiques. Depuis les années 1970, l’opinion publique exige une transparence toujours plus grande, jusqu’aux pratiques radicales et sans concessions développées plus haut, permises en particulier par l’apparition de moyens technologiques nouveaux facilitant les fuites d’information, y compris classifiées, via internet et les réseaux sociaux. Les milieux politiques peuvent également afficher un certain mécontentement vis-à-vis de services qui s’affranchissent de leurs autorisations et de leur droit de regard sur leurs activités. Enfin, des acteurs privés gagnent toujours plus en puissance, au détriment de la monopolisation de l’activité de renseignement au service de l’Etat.

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La synthèse de l’ouvrage est efficace. Son retour détaillé sur les activités « classiques » du renseignement est pertinente et claire, largement explicitée. Le livre ne se contente pas non plus de faire une analyse historique linéaire, et cherche à anticiper les évolutions à venir de la nature même du renseignement. L’évolution des opinions publiques, des technologies et des intérêts étatiques et supra-étatiques sont largement abordés, permettant au lecteur d’acquérir des clés de réflexions nouvelles et pertinentes.

On peut en revanche déplorer une lacune à l’ouvrage : les services secrets moins connus, mais tout aussi importants, des puissances non-occidentales, ne sont pas abordés. Quid, par exemple, des activités de renseignement d’Etats aussi ambitieux géopolitiquement que la Chine ou l’Iran ? Si l’on comprend qu’il est difficile d’accéder à ces sources, cela n’est pas impossible, et permettrait d’ouvrir de nouvelles visions et perspectives enrichissantes à l’heure de l’émergence de puissances régionales nouvelles. Ce biais ethnocentrique est cependant présent dans la majorité des publications universitaires françaises et anglo-saxonnes, et non pas exclusivement dans cette publication, qui reste brillante.

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