Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.
Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
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Quand on prend la peine de regarder au delà des images soigneusement entretenues – celles du « dirigeant puissant à la tête d’un pays à la fierté retrouvée » – on rencontre une Russie bloquée et saturée de violence, minée par la corruption et l’irresponsabilité de ses élites. Cette situation est la source directe d’une politique étrangère erratique qui contribue à aggraver la situation intérieure et à accroitre les risques extérieurs. Sur un autre plan, le déluge de propagande sans alternative auquel est soumise une population entière risque d’entraver pour longtemps la définition d’un nouveau modus vivendi avec les pays voisins. Ce diagnostic, formulé rappelons-le dès 2016, prends une singulière dimension depuis la relance de la guerre russe contre l’Ukraine en 2022.
AU MOIS DE novembre 2015, le magazine américain Forbes a décerné à Vladimir Poutine la première place dans son classement des hommes les plus puissants du Monde pour la troisième année consécutive, car il « continue à prouver qu’il est l’une des rares personnes dans le monde qui puisse se permettre de faire ce qu’il veut [1] ». Le commentaire expliquant cette nomination insiste ensuite sur le caractère insubmersible de l’homme du Kremlin dans l’opinion, malgré la récession et la chute du rouble – on aurait aimé savoir comment il se fait que cet homme si puissant ne soit pas capable de dicter ses volontés à l’économie, mais Forbes reste muet sur ce point.
Ce type d’exercice est en fait révélateur d’une certaine conception de la puissance, qui in fine se résume à la capacité d’agir sur les médias et l’opinion. C’est un domaine dans lequel Vladimir Poutine est indéniablement doué, et rencontre en effet un succès éclatant en Russie ; en particulier, son recours à la gesticulation militaire réussit souvent à donner l’impression d’un pays qui est revenu jouer les premiers rôles sur la scène internationale.
Comme toujours, et surtout dans le cas qui nous occupe, il faut cependant prendre la peine d’aller regarder l’envers du décor pour se faire une idée juste de la réalité de cette puissance.
Nous avons déjà évoqué certains des travers préoccupants qui ne permettent pas de considérer la Russie comme une société complètement modernisée : au premier chef, on peut mentionner le niveau élevé de la corruption, mais il est aussi utile de revenir sur les conditions sociales et sanitaires, dont le taux de mortalité infantile avant un an indiqué plus haut (triple de celui de la France) laisse voir la triste réalité.
Rien de tel à ce point qu’un exemple pour se faire une idée plus concrète des difficultés rencontrées dans ce domaine : si l’on en croit les déclarations du responsable du service fédéral de lutte contre le VIH Vadim Pokrovski en mai 2015 [2], la propagation de la maladie en Russie a atteint des niveaux de catastrophe nationale. Il attendait un million de cas à la fin de l’année, avec la perspective d’un doublement sur 4-5 ans, et soulignait que, si l’épidémie est en recul dans la plupart des pays du monde, en Russie la tendance est à la hausse. En conséquence, il réclamait en urgence la mise en place de cours d’éducation sexuelle dans les écoles, l’accès à la méthadone et un système d’assistance sociale pour les toxicomanes – toutes mesures qui ont fait leurs preuves depuis longtemps.
On sera sans doute surpris d’apprendre que cette prise de position a été qualifiée de « diffusion de légendes » par des parlementaires, qui ont qualifié le docteur Pokrovski « d’agent contrevenant aux intérêts de la Russie », et que le ministère de la Santé et le service de lutte contre la toxicomanie se sont également élevés contre ces positions.
Cet épisode appelle plusieurs commentaires ; en premier lieu, il est intéressant de remarquer qu’il s’agit ici d’un débat relayé dans la presse, ce qui illustre le fait que nous avons mentionné plus haut, à savoir que la Russie n’est pas un État totalitaire : l’autoritarisme est indéniable, et conduit à bloquer des sites sur Internet et à harceler des opposants, cependant les Russes ne sont plus obligés de vivre dans un empire du mensonge en feignant de croire que ce mensonge est vrai, comme c’était le cas à l’époque soviétique.
L’autre point d’intérêt est bien sûr la tentation toujours présente de l’État d’imposer sa vérité – en l’espèce dans un sens fondamentalement conservateur et contraire aux exigences de santé publique : ainsi une conseillère municipale moscovite explique-t-elle dans le même article que la promotion des valeurs familiales est une alternative à l’éducation sexuelle en la matière…
C’est à ce point que nous prenons contact avec l’étrangeté russe : il faut se convaincre que cette vérité imposée d’en haut est bien acceptée, voire même plébiscitée, par une population qui tire pour l’essentiel ses informations des grandes chaînes de télévision publique [3], et non du quotidien que nous avons cité ici, destiné aux milieux d’affaires ; même si elle n’est pas dupe, elle accepte bien une propagande d’une intensité qui rappelle le temps de la guerre de Corée, avec en plus le langage de la « télé-poubelle ». Cette acceptation va d’ailleurs de pair avec la popularité de Vladimir Poutine, qui après l’annexion de la Crimée a bondi de 65 à 86 % d’opinions favorables [4].
Il s’agit, il faut s’en convaincre, d’une pulsion extrêmement violente que cet unanimisme intolérant à tout point de vue contraire.
On aurait tort à ce sujet de prendre à la légère les commentaires de la sociologue Anna Colin Lebedev, qui reflète le point de vue d’un milieu de chercheurs familiers de la Russie, bien entendu aussi peu russophobes que moi-même :
« Le dire est un échec de la pensée sociologique, alors vous ne le lirez dans aucune revue sérieuse. Pourtant nous sommes nombreux à le glisser dans nos conversations de couloir ou dans nos retours de terrains : [les Russes] sont devenus fous. Ils ont perdu la tête. On ne peut plus parler aux gens qui étaient des amis proches. On dirait que toute pensée rationnelle est déformée, dénaturée. Il ne faut surtout pas aborder le sujet de la Crimée. Il ne faut surtout pas aborder le sujet des minorités ou de la religion. Il ne faut surtout aborder aucun sujet. […]
Au-delà [du désarroi du chercheur], il y a le désarroi humain, en tout cas le mien. L’impression de voir une société qu’on connaît et qu’on comprend s’enfoncer dans les ténèbres et se refermer dans une réalité parallèle, l’impression de perdre contact et de ne pas savoir jusqu’où cette société pourra aller.
Les lois. Une sensation d’absurde à commenter des lois de plus en plus répressives et obscurantistes, adoptées sans états d’âme et appliquées sans autres remous que l’indignation légitime et peu remarquée des 13 % d’opposants. […]
La violence des mots et des symboles. Une violence si épaisse qu’on en reste interdit, muet. 2014, célébration de la victoire sur le nazisme. Un sticker « commémoratif » à coller sur sa voiture se répand comme une traînée de poudre : ‘1941-1945. Nous pouvons le refaire. ‘ [Ledit sticker représente sous une forme stylisée un Soviétique en train de sodomiser un nazi] […] La grandeur et la puissance, mesurées par la capacité de soumettre. Nous les avons bien eus, quand même, avec la Crimée. […]
Les Mères de soldats soulignent que c’est la première fois de toute l’histoire de la Russie postsoviétique qu’aucune mère – aucune – ne s’est manifestée pour protester contre l’envoi de son fils soldat combattre en Ukraine. [5] »
Ce point de vue glaçant est corroboré par un commentaire de Kari Liuhto, directeur du Centrum Balticum (Finlande) [6], selon lequel les seuls Ukrainiens qui parviennent à maintenir des liens avec leurs proches en Russie sont ceux qui s’abstiennent de parler de politique – signe évident que la propagande entre en résonnance au-delà de toute espérance avec les sentiments profonds de la population.
Il est également corroboré par le destin du malheureux Vlad Kolesnikov (18 ans), qui vivait dans le bassin de la Volga et a fini par se suicider pour échapper aux persécutions dont il était l’objet : il avait eu le malheur d’arborer un T-shirt frappé d’un slogan demandant le retour de la Crimée à l’Ukraine [7].
C’est ce bel unanimisme que Forbes a choisi de distinguer, sans vraiment savoir de quoi il retourne – du moins on l’espère…
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle
On pourrait croire, a vu de ce qui précède, que le Kremlin n’a pas de souci à se faire quant au soutien de la population ; ce serait une grave erreur : on ne peut apprécier la stabilité d’une société saturée de violence comme celle d’une paisible démocratie libérale.
C’est que, annexion de la Crimée ou pas, le cancer de la corruption et l’inefficacité d’un pouvoir illégitime continuent de ronger la Russie. Considérons l’opposant Alexeï Navalny, harcelé par l’administration et les juges, qui continue malgré cela sa guérilla contre l’État et vient de mettre au grand jour une affaire qui n’éclabousse rien moins que le procureur général de Russie [8].
Les 3.5 millions de spectateurs du film qu’il a mis en ligne sur Internet [9] ont beau être intoxiqués par la propagande, ils sont parfaitement capables de comprendre que la corruption atteint les plus hauts cercles du pouvoir – d’autant plus qu’ils en ont une expérience directe au niveau le plus quotidien. Pour peu que cette situation atteigne un niveau jugé insupportable, ou que les données économiques se dégradent comme c’est le cas aujourd’hui, et la violence latente évoquée plus haut peut facilement se retourner contre des élites illégitimes, du fait des prédations auxquelles elles se sont livrées et de l’incompétence d’une administration traditionnellement sourde à la demande sociale.
Interrogé en pleine vague nationaliste suite à l’annexion de la Crimée, Lev Goudkov, sociologue moscovite de référence en matière d’étude de l’opinion, ne dit pas autre chose [10] : « La montée actuelle du patriotisme [...] ne peut s’expliquer sans la sensation très massive d’humiliation, de dépendance vis-à-vis des autorités, sans le sentiment permanent de discrimination, d’écrasement, d’arbitraire, d’impuissance et de haine vis-à-vis du pouvoir, d’irrespect et de haine. » L’action de Moscou en Crimée et en Ukraine a fonctionné « comme un mécanisme compensateur. Enfin le pouvoir agissait aux yeux de cette majorité comme il devait, pas moralement, mais comme il faut, ‘en défendant les nôtres’. [...] Mais il n’est pas possible de construire un système de gouvernement durable sur cette base. Aux premiers signes de crise il commencera assez vite à se déliter. »
Encadré 6 Le poutinisme : quel lien avec fascisme et stalinisme ? Il ne fait pas bon, assurément, s’opposer à la vérité officielle édictée par le Kremlin – les journalistes et opposants qui s’y risquent en mesurent tous les jours le danger. L’autoritarisme patent, allié à un militarisme révisionniste qui rappelle les pires souvenirs des années trente, fait-il pour autant du régime de Vladimir Poutine une nouvelle variante du fascisme ? Il faut, pour répondre à cette question, revenir d’abord à la définition du terme. Selon Philippe Burrin, « les éléments de l’idéologie fasciste s’intègrent [...] dans une structure hiérarchisée et orientée : il s’agit de former une communauté nationale mobilisée en permanence sur des valeurs d’énergie, de foi et de sacrifice : une communauté comprimée dans une unité totalitaire excluant toute autre allégeance que la fidélité exclusive à un chef qui décide absolument du destin collectif ; une communauté militarisée enfin, soudée en vue d’une entreprise de domination qui est à elle-même son principe et son but [11]. » Ces caractéristiques paraissent à première vue s’appliquer assez bien à ce qu’est devenue la Russie de Vladimir Poutine depuis 2013, en réaction sans doute aux troubles survenus lors des élections législatives de 2012, qui avaient écorné assez sérieusement l’aura du maître du Kremlin. Il faut cependant nuancer très fortement cette première impression. En premier lieu, la mobilisation de la population s’observe en paroles, mais rencontre très vite ses limites dans les actes. La geste de l’annexion de la Crimée, qui rencontre un vif succès dans l’opinion, se transforme en casse-tête pour le pouvoir quand il faut considérer le financement de toutes les mesures qui en découlent (subvention d’une économie locale sinistrée par le conflit, paiement des prestations sociales aux populations annexées, dépenses d’infrastructure, etc.). Le téléspectateur russe est prêt à applaudir à ce qu’il voit comme « la restauration de la puissance russe », mais nettement moins enthousiaste quand il s’agit de payer le spectacle de sa poche [12]. Autre point à discuter : la « fidélité exclusive à un chef qui décide absolument du destin collectif ». Comme nous le signalons dans le corps du texte, le phénomène poutinien a tout d’un patriotisme compensatoire, dans une situation où s’épanouissent la défiance et le mépris vis-à-vis de l’État concret (celui qui est censé rendre des services au citoyen). Notre définition est bien difficile à appliquer dans une situation où chacun sait pertinemment que le système incarné par le Guide est fondé sur une prédation sans limite, qui ne laisse que des miettes à la masse de la population… C’est du reste sans doute ce qui fait que l’opposition peut survivre – une éventualité tout à fait exclue sous Hitler comme sous Staline, comme chacun sait. Il s’agit bien de survivre – les assassinats d’Anna Politkovskaïa et Boris Nemtsov, sans qu’on en connaisse précisément les commanditaires, sont là pour en témoigner. Et cependant, malgré le harcèlement administratif et judiciaire, une autre Russie – journalistes, activistes, sociologues, artistes… – continue d’exister et s’efforce de tendre un miroir pour montrer au pays ce qu’il est réellement. Il est peu probable que le pouvoir puisse payer le prix politique de son anéantissement physique ; il est aussi possible qu’il ne la souhaite pas : tant que les marches du pouvoir lui sont interdites (ce à quoi le Kremlin veille soigneusement), l’opposition présente l’utilité de faire pression sur les corrompus… Au total, plutôt que de fascisme ou de totalitarisme, il faudrait parler dans le cas russe de tentation fasciste au sein d’une population de téléspectateurs intransigeants sur le paiement de leurs prestations sociales – un fascisme si on veut, mais « en pantoufles », qui montre rapidement ses limites en matière de sacrifice de soi-même et offre surtout un exutoire aux frustrations générées par l’État dysfonctionnel… Cela ne signifie pas naturellement qu’il faille minimiser le risque représenté par un régime qui a choisi une fuite en avant lourde d’incertitudes, en particulier sur le plan économique. Le fascisme « en pantoufles » ne permet pas de reproduire les armées fanatisées du passé, qui sont d’ailleurs stratégiquement obsolètes. Ce n’est pas le cas de l’armée russe, et les errements de ceux qui la commandent sont à prendre au sérieux. De même pour ce qui concerne l’idéologie, la qualifier de totalitaire est lui faire une forme d’hommage qu’elle ne mérite pas. Le totalitarisme stalinien est indissociable d’une grille holistique d’explication du monde, d’une grande cohérence, qui permet de classifier impitoyablement des pans entiers de la société dans la catégorie des ennemis du peuple, et de leur faire subir le sort prévu en conséquence. Ce système va jusqu’à l’invention d’une réalité alternative [13], à laquelle le citoyen soviétique est sommé de croire, sous peine du pire. L’idéologie poutinienne ne vise pas si haut, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il s’agit d’une construction bâclée, d’une sorte de bric-à-brac nationaliste qui prétend exalter et revivifier une URSS mythifiée, ramenée essentiellement à la victoire contre l’Allemagne, réconciliée on ne sait trop comment avec l’Empire qu’elle a pourtant détruit, et avec l’Église orthodoxe qu’elle a pourtant persécutée [14]. Si on pense à la relation d’évitement qui caractérise la Russie post-soviétique en ce qui concerne la relation entre le citoyen et l’État (avoir affaire à l’État le moins possible, la « préférence pour le flou » décrite par Marie Mendras [15]), il paraît hardi d’affirmer que quiconque soit forcé de croire à ce fatras ; cela ne veut pas dire bien sûr que les tentatives d’intervention dans le champ politique et l’affrontement avec le pouvoir soient exempts de risque. Il n’en reste pas moins par ailleurs que l’accaparement de l’espace public par ce discours est porteur de stagnation et de danger. Exalter dans les mêmes termes qu’à l’époque soviétique la victoire de 1945 est, qu’on le veuille ou non, une forme de réhabilitation du stalinisme. Celui-ci, pour s’en tenir à la guerre, est pourtant responsable du pacte germano-soviétique qui a conduit à l’envahissement des pays baltes et de l’Est de la Pologne, du massacre de Katyn, de la catastrophe de juin 1941 qui a conduit à l’encerclement de Léningrad et à l’envahissement d’au moins un million de kilomètres carrés, d’une utilisation délibérée des citoyens soviétiques comme chair à canon, de la déportation en masse de « peuples punis » comme les Tatars et les Tchétchènes et de l’asservissement de l’Europe Centrale, ce à quoi il faut ajouter les persécutions subies par certains prisonniers de guerre de retour au pays après la fin du conflit. Réhabiliter un tel régime, même partiellement, c’est se priver de toute possibilité de réflexion sur la justice et sur l’efficacité, face à un bilan irrémédiablement grevé par le crime de masse et le gâchis économique. C’est aussi ouvrir la porte à un militarisme menaçant, du type de celui qui a concouru à la chute de l’Empire soviétique, au moment où la surabondance de canons et l’absence de beurre sont devenues trop criantes. Sans doute tout ceci n’est-il pas la moindre des pommes de discorde qui opposent aujourd’hui une Russie qui tente l’impossible pari de ressusciter un passé mythifié, et une Ukraine qui, après 25 ans de latence, a enfin entrepris sa décommunisation. Le totalitarisme est une expérience unique, ne serait-ce parce que les sociétés post-totalitaires ne sont plus mobilisables au même degré qu’au moment de son apogée. Néanmoins, le stalinisme et ses services secrets restent aujourd’hui la colonne vertébrale du système politique russe – là réside l’une des raisons de fond de l’impasse actuelle. |
On ne saurait mieux mettre en évidence les ressorts internes qui alimentent la fuite en avant du Kremlin, menacé par la faiblesse de sa légitimité fonctionnelle vis-à-vis d’une population à laquelle il peine à garantir « la santé, l’éducation, la gestion des infrastructures, l’ordre public [16] ».
Avec l’annexion de la Crimée, c’est – si l’on peut dire – une forme de victoire morale que le pouvoir met en scène, qui permet d’enrayer l’érosion de la cote de popularité de Vladimir Poutine, mise à mal par une stagnation économique qui se prolonge depuis la crise de 2008, et dangereusement contestée lors des élections législatives de 2012. Que le droit international fasse les frais de l’opération n’est pas perçu comme un problème, tant dans une société où les garanties juridiques ne signifient pas grand-chose, ce type de transgression fait partie des prérogatives des puissants.
L’autre aspect de la question est bien entendu l’impact possible de la révolution ukrainienne sur la population russe ; dans la mesure où les habitudes de vie commune des deux peuples avaient créé une réelle intimité, dans la mesure où, encore une fois, ils ont partagé le même système politique et donc se retrouvent aujourd’hui face aux mêmes problèmes, le risque de contagion est certain. De ce point de vue, l’annexion de la Crimée a aussi clairement pour fonction de faire diversion : il s’agit de masquer les images de la chute de Viktor Yanoukovitch et du peuple de Kiev visitant sa villa ; c’est ce genre de thème – l’enrichissement illicite des puissants – qui est le pain quotidien d’Alexeï Navalny, et qui pourrait bien un jour permettre à celui-ci de déstabiliser le Kremlin – s’il survit assez longtemps…
L’intrusion dans le Donbass montre d’ailleurs également que les buts de guerre de Moscou vont nettement plus loin que le simple règlement d’une querelle de frontière : c’est toute une stratégie de déstabilisation de l’Ukraine qui est mise en œuvre, avec la ruine délibérée de l’une de ses régions les plus riches – une opération qui laisse soupçonner la résurgence d’un désir bien russe « que personne ne vive mieux que moi [17] »…
Il s’agit, à n’en pas douter, d’une stratégie à très courte vue : d’abord, parce que les relations russo-ukrainiennes font les frais de l’opération et ne se rétabliront pas avant des années, voire des décennies. C’est tout un capital de sympathie qui a été ainsi dilapidé en quelques semaines, dans un grand pays européen où la Russie disposait de nombreux relais.
Il faut mentionner aussi le risque d’une déstabilisation complète de l’Ukraine, dont on se demande si les stratèges du Kremlin y ont bien réfléchi : si la révolution ukrainienne devait avorter, le spectre du chaos ne serait pas loin… Qui, en Russie ou en Europe, pourrait se satisfaire de voir croître à ses frontières un État failli de type mafieux, lieu de tous les trafics, le même genre de formation que l’on observe dans la Transnistrie voisine, mais à l’échelle d’un pays plus vaste que la France ?...
Il y a enfin l’impact désastreux de toute cette affaire sur l’économie russe [18] (sans même parler bien sûr de l’économie ukrainienne, qui est pour la Russie un débouché naturel).
Depuis la chute de l’URSS, la faible diversification et le manque de dynamisme d’une économie trop dépendante en matière d’exportations du complexe militaro-industriel et des matières premières (lesquelles représentent quelque 70 % du total) reste la faiblesse majeure du pays.
À ceci, du fait de la crise diplomatique, vient s’ajouter l’impact sur la confiance d’un comportement imprévisible : le cours du rouble comme la fuite des capitaux (128 milliards de dollars en 2014, sur un total d’environ 500 en début d’année) mesurent directement cet effet ; la fuite des cerveaux [19], qui touche en particulier les entrepreneurs, a également un impact, moins mesurable mais certain.
Il faut également tenir compte des sanctions occidentales (qui privent la Russie de capitaux dont elle a un besoin vital) et des contre-sanctions (qui alimentent l’inflation). Il y a enfin un facteur exogène dont l’impact est très sensible pour le pays : la baisse des cours des hydrocarbures, dont la remontée, qu’elle soit liée à un changement de stratégie saoudienne, à une reprise mondiale ou à d’autres facteurs, n’est pas en vue aujourd’hui [20].
La Russie s’est engagée dans l’aventure avec un budget de défense certes important (4 % du PIB, là où les pays européens sont en moyenne en dessous de 2 %) ; mais elle reste aussi grevée par une économie rentière et fortement inégalitaire, dont on a vu par ailleurs plus haut le fort potentiel de violence sociale. Résultat de la récession, entre 2014 et 2015, le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 15 à 23 millions de personnes et les perspectives de rétablissement sont pour le moins incertaines [21]. La stabilité, qui serait nécessaire sur une longue période pour diversifier l’économie, pour tirer profit de l’Union Économique Eurasiatique que Moscou a lancée récemment et plus largement pour diversifier ses partenaires, ne peut être garantie dans les conditions actuelles. La crise diplomatique, de son côté, contribue largement à cette impasse.
Autant dire que le futur est loin d’être exempt de dangers, pour Moscou comme pour ses voisins…
On est ainsi amené à une question cruciale pour l’avenir de l’ensemble de la zone : sous quelles conditions peut-on espérer une stabilisation de la société russe et de son économie ? Au vu de ce qui précède, il paraît clair que les changements, si changements il y a, se produiront seulement après la fin de la vague nationaliste que nous observons actuellement.
Ceux qui travaillent dans l’espace post-soviétique savent qu’il y a une différence de mentalité très nette entre ceux qui étaient déjà adultes à la chute de l’URSS et les plus jeunes ; peut-être une réorientation sera-t-elle possible, quand les premiers partiront en retraite, en pratique dans une dizaine d’années. Mais ce n’est qu’une hypothèse : malgré cette différence de mentalité, personne sans doute ne peut prédire quelles seront les conséquences à long terme du lavage de cerveaux par la propagande gouvernementale actuellement en cours.
Sauf erreur, il faut aussi mentionner l’absence au sein des élites russes d’une faction pragmatique qui pourrait préparer un changement de politique. Il est difficile de dire si les dirigeants russes ne peuvent, ou ne veulent, engager des réformes – probablement les deux hypothèses sont-elles fondées à quelque degré. Mais une chose est sûre : que le concept des obligations sociales de l’État, qui existe en Chine depuis l’Antiquité, est pratiquement absent dans la tradition russe ; ceci, évidemment, ne favorise pas l’émergence d’un tel courant.
Le temps est le dernier facteur de complexification à mentionner ici ; comme nous l’avons mentionné plus haut, la modernisation requiert de garantir des conditions stables durant une longue période. De ce point de vue, la situation de la Russie de Vladimir Poutine ne peut pas être considérée comme brillante.
En effet, le déficit de confiance lié à l’imprévisibilité des organes étatiques ne peut disparaître sans une politique de long terme qu’il est difficile de discerner aujourd’hui ; or, du fait des sanctions occidentales comme de la baisse des prix du pétrole il est nécessaire de trouver une voie de stabilisation et de développement dans l’urgence – dans les deux– trois années à venir.
On sent bien qu’une telle perspective – une réorientation rapide vers la modernisation de l’économie ou de la vie politique – est tout à fait improbable. Cela signifie qu’en pratique la Russie fait face à deux alternatives : soit devenir un satellite dans la sphère d’influence chinoise, soit continuer dans la voie de l’extrémisme et de l’aventurisme militaire – avec Vladimir Poutine, ou sans lui.
Bien évidemment, il est difficile d’inclure la première alternative dans le récit poutinien de restauration de la grandeur russe. La seconde est d’autant moins hypothétique que les pressions militaires dans le ciel de la mer du Nord et de la Baltique sont d’ores et déjà monnaie courante, et que des soupçons d’infiltration de groupes de choc en Europe se font jour [22] ; elle comporte également la possibilité d’un éclatement territorial de la Russie (qui s’est déjà observé lors de la révolution et de l’effondrement de l’URSS) ; elle est la plus inquiétante, dans la mesure où elle comporte aussi un risque significatif pour la sécurité de l’ensemble de notre continent.
On ne peut malheureusement l’exclure complètement, bien qu’en principe la répartition par âges de la population russe contribue à amoindrir les élans guerriers.
À la conclusion de ce chapitre, nous sommes en mesure de répondre à la question : sommes-nous en face d’une crise géopolitique ou d’une crise de modernisation ? La dimension géopolitique n’est certes pas absente : elle découle mécaniquement de l’ouverture des possibles qu’a constitué l’émergence de l’Étranger proche pour l’ensemble des acteurs locaux et extérieurs.
Nous avons vu cependant que la compétition avec les Occidentaux se situait sur le strict plan des luttes d’influence, et que c’est la Russie qui a fait le choix de porter la rivalité au niveau d’une remise en cause majeure du système de sécurité en Europe ; celle-ci a naturellement beaucoup alarmé ses voisins – les Ukrainiens, mais aussi les anciens pays frères et les pays baltes, qui n’avaient pas eu le temps d’oublier ce qu’il faut bien appeler la botte russe, ainsi que les pays scandinaves.
Ce choix est à mettre en rapport avec une forme de conservatisme qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, de la révolution des roses à aujourd’hui, vise à maintenir un système corrompu et les prédations qui en constituent la logique. Ce type d’orientation ne peut évidemment que susciter une violence latente considérable ; le pouvoir russe a jusqu’à ce jour réussi à la canaliser grâce à l’instrumentation du nationalisme – mais avec la récession qui s’approfondit, il risque d’être tenté par la fuite en avant pour éviter d’avoir à y faire face ; en même temps, la propagande qu’il a déployée a contribué à élargir la divergence de perception entre une population russe qui connaît mal le monde hors du périmètre soviétique et les peuples de l’Europe – Ukrainiens compris : quand on a à l’esprit que la barrière linguistique avec les langues non slaves reste un obstacle sérieux, que 59 % des Russes n’ont jamais pris de vacances hors de l’ancien espace impérial [23], et qu’ils sont abreuvés d’inepties sur les fascistes ukrainiens, la décadence européenne ou le caractère belliqueux des États-Unis, on comprend qu’il sera difficile de trouver à nouveau un modus vivendi dans l’Est de l’Europe.
Que cette politique ait suscité le rejet de la part des éléments les plus dynamiques de la société ukrainienne est dans l’ordre des choses ; l’Euromaïdan, avec toutes ses incertitudes, ses insuffisances, ses erreurs, apparaît bien comme le vecteur essentiel de la modernisation dans cette région du Monde ; il doit être en tant que tel soutenu, par intérêt bien compris comme par idéal, par les Européens, dont nous allons maintenant commenter le comportement lors de la crise, en commençant par un aspect où la Russie s’est particulièrement distinguée : la guerre de l’information.
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Table des matières
Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol
1 - Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS
2 - Géopolitique de l’"Etranger proche"
3 - L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation
4 - "Euromaïdan" : une lame de fond
5 - Russie : les risques d’une puissance instable
6 - La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre
7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne
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[1] http://www.france24.com/fr/20151105-classement-forbes-vladimir-poutine-homme-plus-puissant-monde-merkel-obama-hollande-pape-fra
[2] « Со скоростью СПИДа », Alexandre TCHERNYKH, 15 mai 2015, http://kommersant.ru/doc/2725956
[3] Lev GOUDKOV, Centre Levada : « Люди доверяют практически всему, что говорят по телевизору », http://www.newizv.ru/society/2014-07-23/205147-direktor-levada-centra-lev-gudkov.html
[4] Centre Levada, http://www.levada.ru ; la validité des 86 % a été critiquée, avec quelque raison (la personne interrogée est-elle en position de répondre sincèrement ?). Cependant, au-delà des chiffres, la poussée unanimiste dont témoigne le phénomène est indéniable.
[6] Discussion panel « Russia’s soft power in action : Baltic perspectives », 25th Economic Forum, Krynica-Zdrój, Pologne, 9 septembre 2015.
[7] http://www.rferl.org/content/how-my-friend-vlad-kolesnikov-was-driven-to-death-in-putin-russia/27451872.html
[8] « La corruption en Russie, comme un air d’infamie », Veronika DORMAN, Libération, 27 décembre 2015.
[10] « Крымский эффект » (« L’effet Crimée »), Radio Svoboda, interview de Lev GOUDKOV et de Maxim TROUDOLYUBOV (Quotidien Vedomosti) avec la participation du député Vyatcheslav NIKONOV (Russie Unie), 3 juin 2014, www.levada.ru/03-06-2014/krymskii-effekt .
[11] Philippe BURRIN, « La France dans le champ magnétique des fascismes », Le Débat, n° 32, novembre 1984, cité dans Michel WINOCK, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, éditions du Seuil, 2014.
[12] « Крым два года спустя : внимание, оценки, санкции », Centre Levada (Moscou), 7 avril 2016 http://www.levada.ru/2016/04/07/krym-dva-goda-spustya-vnimanie-otsenki-sanktsii/
[13] C’est la fameuse sur-réalité d’Alain BESANÇON (cf. Présent soviétique et passé russe, Le livre de poche, 1980).
[14] Cécile VAISSIÉ, conclusion de Cécile VAISSIÉ (dir.), La fabrique de l’homme nouveau après Staline – les arts et la culture dans le projet soviétique, Presses Universitaires de Rennes, 2016.
[15] Marie MENDRAS, op. cit.
[16] Marie MENDRAS. Russie, l’envers du pouvoir. Paris : Odile Jacob, 2008.
[17] Andreï AMALRIK, L’Union Soviétique survivra-t-elle en 1984 ?, Fayard, 1970.
[18] Cyrille BRET, Michaël BEGORRE-BRET, « La Russie a-t-elle les moyens économiques de ses ambitions géopolitiques ? », 2 janvier 2016, http://www.diploweb.com/La-Russie-a-t-elle-les-moyens.html
[19] « Эмигранты новой волны » Ekaterina MEREMINSKAYA, 1er Novembre 2014 http://www.gazeta.ru/business/2014/10/30/6282685.shtml
[20] Cyrille BRET, Michaël BEGORRE-BRET, op. cit.
[21] Idem.
[22] http://www.dailymail.co.uk/news/article-3533605/Putin-s-secret-army-Russian-president-accused-building-battle-groups-trained-close-combat-ready-operation-western-Europe.html
[23] « Левада-центр : у 72 % россиян нет загранпаспорта », http://www.novayagazeta.ru/news/1702829.html
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