Précédemment responsable de l’informatique scientifique de l’Institut Pasteur, Directeur du Système d’Information de l’Université Paris-Dauphine. Il est auteur de plusieurs ouvrages sur les systèmes d’information et leur sécurité. Il se consacre à la recherche en cyberstratégie. Auteur de « Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis », éd. Diploweb 2017.
L’industrie informatique et l’Internet sont des créations américaines et les Européens ont la plupart du temps été des suiveurs, malgré quelques exceptions brillantes. Il n’est donc pas surprenant que les représentants d’institutions et de compagnies américaines occupent des positions clé dans les organismes de normalisation et de pilotage des domaines techniques et organisationnels de ces industries.
Diploweb.com, publie cet ouvrage de Laurent Bloch, L’Internet, vecteur de puissance des Etats-Unis ? pour proposer à chacun les éléments nécessaires à une juste appréciation de la situation. Ce livre est déjà disponible sur Amazon au format numérique Kindle et au format broché imprimé sur papier. Il sera publié ici sous forme de feuilleton, chapitre par chapitre, au rythme d’environ un par trimestre.
Avocat à la cour d’appel de Paris, spécialiste du droit de l’informatique et des réseaux, membre à plusieurs reprises de groupes d’experts internationaux mandatés pour ces sujets, Olivier Iteanu a publié un livre bref mais dense, "Quand le digital défie l’État de droit". Il montre de façon incisive comment le développement des échanges de productions culturelles sous forme numérique, échanges où les États-Unis occupent une place prépondérante, entraîne de façon insidieuse l’érosion des normes juridiques européennes, et plus précisément françaises, au profit du droit américain.
Signalons que l’auteur s’expose au reproche de l’usage du terme digital pour qualifier toutes les productions (littéraires, artistiques, textuelles, communicationnelles, épistolaires...) élaborées par un procédé informatique. Les défenseurs de la langue française lui objecteront qu’il aurait dû écrire « numérique », alors qu’en anglais digital se rapporte aux chiffres (digits) et pas aux nombres. Il serait bien de créer en français un adjectif adéquat, chiffral, ou chiffrique par exemple, mais après tout digital est très sous-employé, uniquement ou à peu près pour les empreintes, alors pourquoi ne pas lui donner une nouvelle acception, d’autant plus qu’elle est déjà entrée dans les usages ?
La révolution cyberindustrielle bouleverse la société en réorganisant l’économie à partir de l’informatique et de ses applications, en particulier l’Internet, devenu le système nerveux du monde. Ce bouleversement affecte autant les normes juridiques que l’économie stricto sensu. Parmi ces transformations, Olivier Iteanu considère plus attentivement celles qui résultent de la digitalisation, donc, (ou numérisation pour les anti-néologistes), de l’enregistrement des œuvres et des communications entre les humains : la musique est passée du microsillon et de la cassette au cédérom puis au podcast, la téléphonie passe aujourd’hui par Internet, d’ailleurs les conversations téléphoniques n’arrivent plus qu’en septième position dans le palmarès des usages des téléphones portables. La télévision, dont l’empire sur les foules semblait inébranlable, recule devant la contemplation interactive d’écrans informatiques, fussent-ils ceux d’un téléphone. Le téléphone fixe a de moins en moins d’adeptes parmi les jeunes.
La numérisation généralisée des créations et des échanges engendre un volume considérable de données qui peuvent être reproduites et transmises à une vitesse proche de celle de la lumière et pour un coût marginal proche de zéro. Des empires industriels sont en train de s’édifier sur la base de ces techniques. La puissance de ces empires, pour l’essentiel américains, leur confère une domination culturelle qui s’étend aux normes juridiques, ce qui fait l’objet d’étude de notre auteur (les autres aspects de cette domination culturelle font l’objet du chapitre suivant).
L’insuffisance de la présence européenne dans le cyberespace laisse le champ libre à ces empires, les GAFA en tête, qui aimeraient donner à croire qu’ils sont au-dessus des États, mais qui en fait sont les vecteurs de la culture, de la politique, de l’économie et du droit des États-Unis. Olivier Iteanu décrit les trois courants porteurs de leur idéologie caractéristique : les libertariens californiens, héritiers des créateurs de l’Internet, pour qui l’État, la loi et la propriété privée doivent être réduits à la portion congrue (enfin, tant que leur confort individuel est préservé ; pp. 24-26) ; les entreprises de la Silicon Valley (pp. 26-28), qui se satisfont de l’État américain dès lors que ses lois protègent leur propriété privée et qui chantent les mérites du marché tant qu’elles y occupent une position dominante ; l’État américain (pp. 28-29), qui use de l’idéologie libertarienne comme d’un costume seyant pour rendre sa politique hégémonique acceptable aux jeunes acteurs branchés du cyberespace, les geeks.
L’introduction du livre donne l’emploi du temps d’une jeune fille moderne (pp. 13-15) : depuis son réveil avec l’agenda de Google jusqu’au coucher de son co-locataire recruté par AirBnB, sa vie est organisée par Uber, Dropbox, WhatsApp, Instagram, Facebook, LinkedIn, Twitter, etc. Aucune de ces sociétés n’a son siège en France, et leurs Conditions générales d’utilisation (CGU) stipulent qu’en cas de conflit les tribunaux à saisir sont dans divers pays étrangers, avec une concentration en Californie, mais en attendant elles collectent allègrement les données de leurs utilisateurs, ce qui permet de tout savoir de leur vie professionnelle et privée, et ces informations précieuses sont commercialisées. Il faut savoir en effet que la législation américaine ne prévoit aucune protection des données personnelles.
Olivier Iteanu étudie plus précisément la façon dont, à la faveur de ces phénomènes, le droit américain contamine, et parfois évince, le droit des pays européens, et il concentre son exposé sur quatre domaines où ces traditions juridiques diffèrent profondément : la liberté d’expression, par rapport au free speech américain (p. 31) ; la protection de la vie privée (p. 67) ; le droit d’auteur (p. 105) ; la loi par opposition à la gouvernance (p. 141). Dans tous ces domaines la tradition anglo-saxonne de common law, où l’on légifère peu et où l’on se repose beaucoup sur des principes généraux et sur la jurisprudence, s’oppose à la tradition continentale de droit positif écrit, avec sa législation plus explicite (pp. 171-173).
Pour ce qui est de la liberté d’expression, le pilier du droit américain est le Premier amendement (1792) de la Constitution (1787), il garantit une liberté d’expression en principe totale (on a pu en voir les limites pendant le maccarthysme). En France la liberté d’expression est garantie par la constitution et encadrée par diverses lois, notamment la loi sur la liberté de la presse de 1881 et divers textes qui répriment la diffamation, l’injure publique, l’incitation à la haine raciale, etc. Il est loisible à chacun de préférer l’une ou l’autre approche de la question, mais dès lors que dans un pays démocratique, par exemple la France, les représentants du peuple souverain ont voté une loi qui en choisit une, cette loi doit s’appliquer et les contrevenants être sanctionnés. C’est ce que nous rappelle Olivier Iteanu, c’est ce que n’obtiennent pas les associations qui déposent des plaintes contre les opérateurs de réseaux sociaux qui y laissent publier, par exemple, des textes racistes qui tombent sous le coup des lois françaises. Remarquons au passage que les mêmes opérateurs censurent pour pornographie des photos de la petite sirène du port de Copenhague, ce qui ne peut qu’être choquant pour un public européen.
L’Europe est sans doute la seule région du monde où les peuples et les autorités civiles se préoccupent de protéger la vie privée des citoyens [1]. Aux États-Unis le supermarché local n’hésitera pas une seconde à vendre à une agence de publicité le texte intégral du dernier ticket de caisse d’un client avec son numéro de téléphone. En Europe c’est interdit. Aux États-Unis ce qui vaut c’est la privacy, c’est-à-dire le droit à ne pas être soumis à une perquisition ou à une visite domiciliaire arbitraire. Remarquons que là aussi la position américaine n’est pas exempte d’une certaine hypocrisie, et qu’il suffise d’évoquer le nom d’Edward Snowden et ses révélations stupéfiantes pour en avoir le cœur net.
La loi américaine protège les citoyens américains contre l’écoute policière de leurs communications (aucune protection contre les étrangers, bien sûr). Afin de contourner cet obstacle la National Security Agency (NSA) coopère avec des services amis, comme le Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique, pour réaliser ses interceptions hors du territoire américain, voire en haute mer en équipant le sous-marin nucléaire d’attaque Jimmy Carter des équipements nécessaires à la relève et à la surveillance des fibres optiques transocéaniques.
La Commission européenne et le Département d’État américain avaient ratifié le 26 juillet 2000 un accord, Safe Harbor, censé protéger les données des citoyens européens confiées à des opérateurs américains. Olivier Iteanu nous explique pourquoi cette protection était illusoire, comment elle a de toute façon été démantelée par le Patriot Act du 26 octobre 2001, comment Safe Harbor a été révoqué par le Cour de justice de l’Union européenne sur plainte d’un citoyen autrichien, et pourquoi son remplaçant Privacy Shield ne vaudra pas mieux tant que le Patriot Act sera en vigueur.
On ne plaisante pas avec le droit d’auteur parce que les industries du divertissement et du cinéma sont des postes d’exportation importants du commerce extérieur américain. Mais clairement, dans ce domaine, les législations et conventions internationales (Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886, amendée en 1979) sont mal adaptées à l’ère digitale (numérique si vous préférez). Le chapitre du livre consacré à ce sujet (pp. 105-140) est très explicatif, sa lecture est recommandée à qui veut savoir ce qu’il en est.
Au sujet du droit d’auteur on pourra également lire avec profit la contribution décisive d’Emmanuel Cauvin, Vers l’uberisation du droit d’auteur.
L’industrie informatique et l’Internet sont des créations américaines et les Européens ont la plupart du temps été des suiveurs, malgré quelques exceptions brillantes [2]. Il n’est donc pas surprenant que les représentants d’institutions et de compagnies américaines occupent des positions clé dans les organismes de normalisation et de pilotage des domaines techniques et organisationnels de ces industries. Olivier Iteanu explique assez bien les enjeux politiques cruciaux de ces positions, et pourquoi il est illusoire de penser que les Américains vont s’en dessaisir volontairement, contrairement à ce que donnent à croire les bavardages en cours au sujet de l’ICANN.
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