Par le biais d’interprétations erronées de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer (CNUDM) la Chine procède à une succession d’actes offensifs dont l’objectif vise, à terme, de faire de la mer de Chine du Sud une mer territoriale.
Dans la mesure où la communauté internationale accepterait tacitement que cette mer internationale se transforme en mer nationale chinoise et par conséquent que puissent s’y appliquer la réglementation chinoise de police maritime, apparaît d’ores et déjà une menace potentielle sur la liberté de navigation qui s’attache depuis toujours à la haute mer. Ce risque futur est donc à prendre en considération par les compagnies maritimes européennes.
Cet article est illustré par 6 cartes.
DEPUIS 2006, la Chine se montre de plus en plus agressive dans ce qu’elle estime être ses droits souverains, si ce n’est sa souveraineté, en mer de Chine du Sud. Elle fonde ses prétentions sur des revendications territoriales qui la mettent en opposition à plusieurs pays de la région, Vietnam, Philippines, Malaisie et Brunei. Contrairement à ce que laisse souvent croire la presse mondiale, Taiwan n’est pas concernée. En effet les revendications communiste et nationaliste chinoises sur la mer de Chine du Sud se rejoignent complètement, au nom de la grande Chine, au nom de l’héritage d’une prétention initiée par le gouvernement nationaliste de Tchang Kaishek en 1947, encore au pouvoir en Chine à cette date-là [1].Sur le plan universel, de telles prétentions constituent une violation de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM). Par ce biais là la Chine prétend vouloir s’arroger 80% à 90% d’une mer internationale dont la superficie est pratiquement équivalente à celle de la Méditerranée. Par voie de conséquence, si une telle prétention venait à être tacitement reconnue par un silence complice de la communauté internationale, elle ne pourrait manquer de provoquer de très graves répercussions sur la liberté de la navigation en cette mer.
Or la mer de Chine du Sud constitue une voie de passage vitale pour les pays de la région : Asie du Sud-est mais aussi et surtout Chine, Japon et Corée du Sud. Par conséquent, la liberté d’y circuler constitue un intérêt économique majeur pour toutes les compagnies maritimes qui desservent la région, et parmi elles les compagnies européennes notamment. Il en ressort ainsi que la perspective d’une mise en coupe réglée de la mer de Chine du Sud par Pékin contre l’intérêt international ne peut laisser indifférente.
Pour disposer d’une image de l’importance que représente la mer de Chine du Sud en tant que voie navigable, ce sont en moyenne 60 000 navires qui la traversent annuellement. Cela représente approximativement trois fois le trafic du canal de Suez, six fois celui de Panama. En termes de fret, celui-ci équivaut au quart du commerce mondial, à la moitié des volumes commerciaux de la Chine, du Japon, de la Corée du Sud, à 50% des transports mondiaux hydrocarbures, à 85% des pétroliers en provenance du Moyen Orient ; à 80% des approvisionnements chinois en hydrocarbures. La voie d’eau de la mer de Chine du Sud constitue donc pour Pékin une énorme fenêtre de vulnérabilité.
Or cette mer fait l’objet de contentieux territoriaux majeurs entre la Chine et les autres pays riverains de l’Asie du Sud-est : Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei, ou de contentieux à droits souverains entre la Chine et l’Indonésie [2]. Les tensions qui s’animent autour de cela sont ainsi susceptibles d’engendrer à tout instant des répercussions négatives graves sur la navigation internationale, et par conséquent sur les intérêts des compagnies commerciales européennes.
Pour le comprendre, cela conduit d’abord à examiner comment s’organisent les contentieux entre pays intéressés. Ces contentieux portent aussi bien sur des îles, des récifs, des hauts fonds tant découvrants que non-découvrants (« submarine elevations » en anglais) [3]. Il s’agit de l’archipel des Paracels, situé sur le 16ème parallèle, au sud-est de l’île chinoise de Hainan et à l’est de la côte vietnamienne ; de l’archipel situé à l’ouest des côtes philippines, soit celui des Spratleys, un agrégat insulaire qui présente près de 250 émergences dont quelque dix à quinze à peine peuvent prétendre au statut d’île au sens de la définition qu’en donne le droit de la mer [4] ; des récifs de Scarborough, un atoll effondré situé à quelque 120 milles marins [5] de l’île philippine de Luzon. En ce qui concerne les hauts fonds, tous non-découvrants, il s’agit : du banc Macclesfield morphologique, précision qui a son importance comme cela est démontré par la suite, qui prolonge les îles Paracels ; le haut-fond de Truro (Truro shoal en anglais), à mi-distance entre le banc Macclesfield et l’île philippine de Luzon ; le haut-fond de Reed (Reed bank) situé au Nord-est de l’archipel des Spratleys, les hauts-fonds de Luconia (Luconia shoal en anglais) et James (James shoal), situés à quelque 100 milles marins [6] au nord de l’état malaisien de Sarawak, au nord de l’île de Bornéo.
A ce stade, il est important de préciser la nature d’un haut-fond au sens strict du terme. Ce n’est pas un haut-fond découvrant. L’article 131.1 de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) précise que « Par « hauts-fonds découvrants », on entend les élévations naturelles de terrain qui sont entourées par la mer, découvertes à marée basse et recouvertes à marée haute ».
Le haut-fond est encore moins une île puisqu’il est en permanence recouvert par les eaux. Il ne peut donc être présenté que soit comme un ressaut du plateau continental, soit comme un pinacle, reste d’un ancien atoll complètement dégradé et enseveli sous les eaux. En tout état de cause, qu’il s’agisse d’un ressaut ou d’un pinacle, il ne peut en aucun cas faire l’objet d’une quelconque revendication territoriale sauf s’il se situe dans les eaux territoriales de l’état voisin puisqu’il entre dans la constitution normale des dites eaux. En revanche, lorsqu’il se situe dans la zone économique exclusive (ZEE) de ce même état, s’il ne peut pas non plus être l’objet d’une revendication territoriale de la part du dit état, ce dernier y jouit toutefois d’avantages souverains liés au droit à l’exploitation de sa ZEE. De telles précisions sont nécessaires pour comprendre les enjeux qui se jouent dans tous les secteurs ainsi définis de la mer de Chine du Sud.
Ces bases étant posées, comme s’organisent les contentieux territoriaux en mer de Chine du Sud ? [7]
Les Paracels et leurs deux groupes d’îles, Amphitrite au nord-est et Croissant au sud-ouest, font l’objet d’une confrontation bilatérale entre le Vietnam et la Chine, tous deux faisant valoir un héritage des époques impériales. Après le départ complet d’Indochine des Français en 1956 à la suite des accords de Genève (1954) et de la scission du Vietnam en deux entités à hauteur du 17ème parallèle, le Vietnam du Sud ne réussit pas à conserver l’archipel que les Chinois, par approches successives, finissent par conquérir complètement en 1974.
La première tentative chinoise se situe en 1947, à la faveur des décisions prises lors de la commission de Potsdam, en 1945, par lesquelles il est dévolu à la Chine de désarmer les Japonais au nord de l’Indochine. C’est la raison pour laquelle Tchang Kaishek installe des troupes sur l’île Boisée, la plus importante des îles de l’archipel et du groupe Amphitrite, et entend les y laisser. En réplique, au nom de l’état protégé d’Annam, les Français installent un élément militaire sur l’île Pattle, dans le groupe du Croissant. Cela aboutit à une confrontation entre la France et la Chine qui depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale oppose d’énormes difficultés aux Français dans leur ambition de reconquérir leur place perdue en Indochine. Pour mettre fin au différend naissant, la France propose à la Chine de recourir à un arbitrage international, ce que Tchang Kaishek, guère loin de sa défaite contre les communistes, refuse. En 1950, peu après l’arrivée de Mao Zedong au pouvoir (1er octobre 1949) celui-ci retire toute présence militaire sur les Paracels. Le contrôle de l’archipel revient alors en totalité au Sud Vietnam, retour logique dès lors que les Paracels se situent sur le 16ème parallèle, soit au Sud de la ligne de démarcation établie sur le 17ème parallèle en vertu des accords de Genève (1954). Mais en 1956, à la faveur du départ définitif des Français tel que planifié dans le cadre des accords, les Chinois profitent de la situation pour revenir s’installer sur le groupe Amphitrite, et ce malgré les protestations du Sud Vietnam qui par ailleurs a repris la place des Français sur le groupe du Croissant. Et en 1974, la Chine parachève violemment sa conquête commencée quelques années auparavant. Depuis les Chinois sont installés dans les Paracels où ils renforcent leur présence avec méthode, constance et détermination en vue d’y créer manifestement une situation de « fait accompli » irréversible, se dotant de ce fait de la capacité de démontrer, dans l’hypothèse d’un recours contentieux contre eux, qu’ils exercent sur ces îles une administration continue depuis près de soixante ans.
Dans les Spratleys la situation est plus complexe. Les Vietnamiens revendiquent la totalité de l’archipel au nom de la succession à la France qui avait officiellement établi sa souveraineté sur lui en 1930, puis l’avait confirmé en 1933. A la suite des accords de Genève, la République du Vietnam, plus communément connue sous l’appellation de Sud Vietnam, avait pris possession de ces îles en y installant quelques troupes. Après la réunification du pays, en 1975, ce sont des unités communistes vietnamiennes qui viennent y remplacer celles de l’ex Sud Vietnam. Le même archipel est aussi revendiqué dans son entièreté par la Chine qui en commence la conquête partielle en mars 1988, en lançant un assaut amphibie surprise ciblé contre 11 émergences tenues par les Vietnamiens. Elle y installe des fusiliers marins qui depuis ont quitté les abris précaires des premières heures de leur occupation pour des constructions en dur sans cesse améliorées, équipées et armées. Lorsque l’opportunité se présente, les Chinois s’installent sans coup férir sur d’autres sites tel que le récif Mischief (Mischief reef), ce qu’ils réalisent en 1995 contre des Philippines et un Vietnam qui ne peuvent rien faire d’autres que de se livrer à d’inefficaces protestations. Les mêmes Spratleys sont aussi revendiquées dans leur quasi-totalité par les Philippines, soit grossièrement les quatre cinquièmes en leur partie nord [8]. Le dernier cinquième, au sud, n’est en effet pas inclus dans le territoire insulaire que celles-ci se sont ainsi taillé en 1956 sur l’initiative privée d’un amiral en retraite, Thomas Cloma. Dénommé par ce dernier Kalayaan, ou « territoire de la liberté », mais parce que la prise de possession revêtait un caractère privé, l’espace ainsi aliéné ne pouvait recevoir le statut officiel de territoire souverain des Philippines. Il faut attendre 1976 pour que Manille, sous le gouvernement Marcos, déclare les Kalayaan terre philippine, ce qui ne manque pas de déchaîner les colères chinoise et vietnamienne.
A la faveur de l’adoption de la Convention des Nations Unies sur le droit de mer (CNUDM) le 10 décembre 1982 la Malaisie et Brunei voient leur ZEE respective atteindre le sud des Spratleys, ce qui les amènent à avancer des prétentions sur les émergences touchées. Le résultat est qu’un tel fait nouveau place d’une part la Malaisie en conflit avec les Philippines, le Vietnam et la Chine et d’autre part Brunei avec le Vietnam et la Chine. Sur le plan du droit international, les prétentions malaisiennes et brunéiennes devraient normalement être aisées à débouter. Dans ce cadre en effet, ce ne sont pas les eaux qui génèrent des droits à souveraineté territoriale mais la terre qui génère des droits à souveraineté maritime. Or avant 1982, aucun de ces deux pays n’était partie aux contentieux. Ils ne peuvent donc se prévaloir d’un droit à souveraineté sur les îles et récifs qu’ils revendiquent. Seul le pays, Chine ou Vietnam, qui serait finalement reconnu souverain sur ces méridionales émergences insulaires et rocheuses, pourra déterminer des eaux territoriales autour et le cas échéant, des ZEE. Par voie de conséquence, une telle issue ne devrait pas manquer de provoquer de nouveaux conflits de partage des eaux entre les différentes parties intéressées à ce secteur : Chine ou Vietnam contre Malaisie et Brunei.
Enfin, les récifs de Scarborough sont revendiqués par la Chine contre les Philippines.
Dans ce cadre-là, il faut aussi prendre en considération le fait que des hauts-fonds, au sens strict du terme, font l’objet des revendications chinoises contre les autres pays riverains sauf exception. Ces exceptions sont : le banc Macclesfield morphologique qui, à l’est des îles Paracels, pourrait constituer le ressaut de leur plateau continental ; à mi-parcours entre le banc Macclesfield et les récifs de Scarborough, le haut-fond de Truro (Truro shoal). Sinon les revendications chinoises s’opposent aux droits des autres riverains : le banc Reed contre les Philippines, les hauts-fonds de Luconia et James contre la Malaisie.
Or il s’avère que dans l’affichage des prétentions territoriales, il n’y a pas similitude entre celles de la Chine et celles des pays concernés d’Asie du Sud-est. Elles donnent l’impression d’être les mêmes. Mais ce n’est qu’une impression. Elles sont dissymétriques [9] car, si la Chine revendique les mêmes territoires, elle le fait en s’appuyant sur une interprétation abusive de la partie IV (Etats archipels) de la CNUDM. Par là les dits territoires qu’elle revendique servent de support à une prétention globale qui ne porte plus seulement sur les espaces insulaires et les espaces maritimes que ces émergences peuvent générer autour, mais sur un espace maritime beaucoup plus large. C’est la raison pour laquelle il y a dissymétrie entre les revendications chinoises et celles des autres riverains.
Pour en arriver là les Chinois appliquent aux archipels qu’ils revendiquent le principe de délimitation territoriale réservé aux « états archipels », ce qui constitue un dévoiement des articles 46.a de la CNUDM, article qui définit l’état archipel [10], et 47.1, qui spécifie comment un état archipel peut déterminer les limites de son territoire national : « Un Etat archipel peut tracer des lignes de base archipélagiques droites reliant les points extrêmes des îles les plus éloignées et des récifs découvrants de l’archipel à condition que le tracé de ces lignes de base englobe les îles principales et définisse une zone où le rapport de la superficie des eaux à celle des terres, atolls inclus, soit compris entre 1 à 1 et 9 à 1 ». La CNUDM ne donne par ailleurs aucune précision sur la façon dont doivent être délimités les archipels qui ne sont pas des états. En toute rigueur, ce devrait donc être le régime des îles, prises une à une, qui devrait s’appliquer aux archipels de la mer de Chine du Sud. Ce qui change tout, compte tenu de ce que, si dans les Paracels plusieurs îles peuvent être considérées comme telles, il n’en est pas de même dans les Spratleys. Là, seules quelque dix à quinze peuvent se prêter « à l’habitation humaine ou à une vie économique propre », tel que cela se déduit du troisième paragraphe de l’article 121, « régime des îles », de la CNUDM : « Les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre, n’ont pas de zone économique exclusive ni de plateau continental ». Dès lors, la façon dont les eaux territoriales pourraient se déterminer à partir des élévations pouvant être considérées comme des îles authentiques dans les Paracels et dans les Spratleys ne permettraient certainement pas de couvrir 80% de la superficie de la mer de Chine du Sud comme prétendent le faire les Chinois.
L’application du principe de délimitation des archipels que ceux-ci revendiquent selon le régime réservé aux « états archipels », les Chinois la pratiquent depuis 1995. C’est en effet le 15 mai 1995 qu’ils déclarent des lignes de base archipélagiques droites autour des îles Paracels. Pour l’heure, ils ne l’ont pas encore fait autour des îles Spratleys, ni de Zhongsha qundao, archipel constitué d’un assemblage tout à fait artificiel des récifs de Scarborough, du haut-fond de Truro et du banc Macclesfield. Mais délimiter ces deux derniers archipels selon le principe des lignes de base archipélagiques droites, ce qui n’est que virtuel pour l’heure, reste bien une réelle intention chinoise. Pour les Spratleys cela se décline de la note verbale N° CML/08/2011 adressée par le gouvernement chinois à l’ONU le 14 avril 2011, selon laquelle l’archipel des « Nansha [11] a pleinement droit à une mer territoriale, une zone économique exclusive et un plateau continental » [12]. Quant à Zhongsha qundao, si l’intention n’apparaît pas aussi évidente, elle apparaît clairement au travers d’un écrit du professeur Zou Keyuan publié à l’été 1999 dans Boundary and Security Bulletin7 [13]. Notons enfin que lorsque les Chinois parlent de Zhongsha qundao, la presse internationale traduit le terme par banc Macclesfield, ce qui est réducteur par rapport au concept chinois, et par voie de conséquence trompeur à l’égard d’un regard international loin d’être avisé de l’ambition chinoise sur ce secteur. Si l’opinion publique internationale entend parfois parler des démêlés vigoureux entre la Chine et les Philippines à propos de Scarborough, cette même opinion ne fait jamais le lien avec le banc Macclesfield et encore moins avec Truro. Enfin ce qui ajoute au caractère factice de Zhongsha qundao est qu’il ne présente aucune unité morphologique puisque le haut-fond de Truro et le banc Macclesfield sont séparés par un abysse de 4 000 mètres.
C’est ainsi que, en opérant une telle délimitation inappropriée des archipels qu’elles revendiquent, la Chine détermine autour de ces derniers des eaux territoriales qui couvrent un espace nettement supérieur à celui qui pourrait exister si c’était le régime des îles qui était appliqué. C’est la raison pour laquelle, et pour simplifier, elle engerbe les trois archipels revendiqués à l’intérieur d’un vague tracé en neuf traits qui en fin de compte couvre quasiment toute la mer de Chine du sud, ne laissant à peine aux autres riverains que leurs seules eaux territoriales [14].
Ce tracé en neuf traits est alors défini comme la ligne médiane qui partage équitablement la mer entre les territoires insulaires et maritimes chinois et les autres états côtiers [15].
Si les Chinois ont laissé longtemps planer le doute sur ce que représentait l’espace inclus dans le tracé en neuf traits, espace que par dérision les autres états riverains appellent la « langue de buffle » , le choix de la dénomination se situe aujourd’hui entre mer historique et mer territoriale. Mer historique : la prétention n’est en aucun cas recevable sur le plan du droit maritime international. Seules certaines baies peuvent être considérées comme historiques. Encore faut-il qu’il y ait acquiescement de la part des états voisins, voire de la communauté internationale, pour que le caractère « historique » soit reconnu au profit du pays qui sollicite une telle reconnaissance pour la baie qui baigne sa côte.
Quant à en faire une mer territoriale, nous ne sommes plus très loin du compte. En effet, le 11 janvier 2013, sinomap press, organe officiel de presse chinoise, a publié une carte sur laquelle le tracé en neuf traits est complété par un dixième trait [16]. Lorsque six mois après le Japon et les Philippines protestent contre cette publication, Manille, qui a décrypté les textes qui accompagnent la carte, appelle l’attention sur le fait que ce tracé en dix traits est présenté comme représentant les
« frontières nationales » chinoises. Bien que ce nouveau tracé n’ait pour l’heure aucune valeur de revendication officielle parce que la carte n’a pas encore été présentée en accompagnement d’un document officiel établissant la prétention, il aggrave manifestement la revendication globale. En effet, à supposer que par un silence tacite la communauté internationale en vienne à accepter un tel état de fait indirectement imposé par les Chinois, Pékin pourrait non plus seulement prétendre à des droits souverains sur la « langue de buffle » mais à souveraineté pleine et entière. Il en résulte que tous les usagers non chinois de la mer de Chine du Sud, que ce soit dans l’espace maritime ou dans l’espace aérien, se trouvent dès aujourd’hui placés face à un risque potentiel de violation du droit international sur la liberté de la navigation en mer et dans l’air.
Et cela parce que vient s’ajouter une seconde interprétation abusive du droit de la mer par la Chine en ce sens que, pour traverser sa mer territoriale, Pékin n’accorde le droit de passage inoffensif à tout navire, de commerce comme de guerre, que si les armateurs ou les états concernés en présentent auparavant la demande d’autorisation. Or en agissant ainsi, de même que d’autres pays d’ailleurs le font, tels que le Vietnam, la Malaisie ou l’Indonésie, la Chine contrevient aux articles 17 et suivants de la CNUDM, par lesquels est instauré le droit de passage inoffensif dans les eaux territoriales d’autres états [17], soit dans l’espace des douze milles marins qui s’étendent au-delà des lignes de base droites qui dessinent les côtes.
Or si l’on en revient au tracé en neuf/dix traits et au fait que ce tracé entend représenter les frontières nationales chinoises, l’on s’aperçoit que la Chine met tout en œuvre pour faire admettre que la « langue de buffle » est sa mer territoriale. A cette fin la voici qui, par touches successives, fait progresser le statut de l’entité administrative des trois bancs (Sansha en chinois). Cette entité rassemble les trois archipels revendiqués : Paracels (Xisha ou banc de l’ouest), Spratleys (Nansha ou banc du sud) et Zhongsha (banc du milieu). L’idée est ancienne puisque l’équipe de Mao Zedong l’avait déjà envisagée en son temps. Mais depuis 2007 la Chine tend de plus en plus à donner un tour concret à l’idée. C’est ainsi que le 19 novembre 2007, elle crée le district des Sansha et en fait une subdivision de la province de Hainan, la grande île au sud de la Chine. Le 21 juin 2012 les Sansha sont élevées à un rang équivalent à celui de sous-préfecture, et leur chef-lieu est implanté dans les Paracels, sur l’île Boisée (Woody island en anglais, Yongxing en chinois). Enfin le 29 novembre 2012, elle annonce que des patrouilles maritimes pourront inspecter tout navire étranger pénétrant illégalement dans les eaux territoriales de la province de Hainan et que la décision entrera en vigueur le 1er janvier 2013.
Par cette annonce la Chine joue une nouvelle fois sur une ambiguïté qui ne peut manquer de tromper une observation internationale superficielle. La communauté jugera en effet que puisqu’il s’agit des eaux territoriales de l’île de Hainan, elle risque de comprendre qu’il ne s’agit que des eaux autour de l’île. Dans ce cas cela donnerait effectivement toute légitimité à la décision chinoise. Or il ne s’agit pas de cela. En effet, puisque la sous-préfecture des Sansha est une subdivision de la province de Hainan, les eaux territoriales de la province de Hainan ne peuvent être autres que celles de la « langue de buffle ». Cette interprétation conforte indéniablement la prétention affichée par le biais de la publication du tracé en dix traits. Si la presse internationale ne parle plus de ce tracé en dix traits, en revanche il est très bien pris en compte par les autorités chinoises. Il suffit pour s’en rendre compte de visiter le site internet de l’Administration de la sécurité maritime chinoise [18].
Il résulte de tout ce qui précède que tout navire étranger, commercial comme militaire, qui traversera la « langue de buffle » sans autorisation préalable pourra être considéré comme entrant illégalement dans les eaux territoriales de la Chine et sera susceptible d’être soumis au contrôle de sa police maritime. Ce que d’ailleurs, avant même la nouveauté du tracé en dix traits, Pékin avait, authentique acte d’usurpation de droits souverains, déjà commencé à entreprendre. Pour ce faire, les modes opératoires se situent entre souplesse et manifestation de puissance selon les besoins : souplesse avec les secours en mer, manifestation de puissance par un déploiement massif de forces de police maritime dont il faut relever qu’il s’agit de moyens civils et non pas militaires. En n’engageant pas sa marine militaire sur zone, la Chine se réserve ainsi la faculté de mettre en tort une partie adverse qui, pour protéger ses droits, pourrait utiliser des moyens militaires contre des moyens civils chinois de police. Bien qu’au plan du droit à souveraineté sur le site de l’incident ce serait la Chine qui serait en tort, la faute en incomberait toutefois à l’état défenseur du simple fait qu’il aurait utilisé un moyen militaire contre un moyen civil.
En 2012, Pékin a en ce sens accentué son action, de manière tout à fait bénigne, ses unités de police maritime venant à la rencontre des bâtiments de commerce en traversée pour les saluer et leur poser de banales questions sur leur provenance, leur destination, mais sans tenter de procéder à des inspections de bord. En agissant ainsi, la Chine entendait manifestement marquer ce qu’elle considère être son territoire. Au passage du détroit de Malacca les commandants de navires étaient avisés de ce risque par les autorités du Centre international de renseignement maritime (Information Fusion Centre/IFC) implanté à Singapour. Il leur était en outre recommandé de ne pas opposer de difficultés mais plutôt d’obtempérer afin de ne pas générer de stériles disputes de principe. Mais ce type d’action visait manifestement à forcer une reconnaissance implicite internationale de la souveraineté chinoise sur la mer de Chine du Sud. Depuis 2013 la Chine a cessé ce genre d’opération mais maintient une très force présence étatique dans toute la « langue de buffle ».
A cette fin, Pékin met à la mer une multitude de moyens de police maritime dont les commandements sont en partie en cours de regroupement. Il s’agit des garde-côtes, de l’Agence de surveillance maritime, de l’Administration de sécurité maritime, du Commandement de la surveillance des pêches et de l’Administration générale des douanes. Les capacités opérationnelles mises en œuvre font en outre l’objet d’un très important programme, tant de modernisation des unités en service que d’accroissement du parc.
Ces opérations d’un exercice usurpé de l’action de l’état en mer [19] représentent ainsi pour la Chine un moyen de renforcer ses prétentions sur le bassin contre les intérêts des autres riverains. C’est aussi un moyen biaisé de tenter de faire reconnaître implicitement sa souveraineté par la communauté internationale en vertu, sur le plan du droit, de la règle du consentement par le silence.
En raison de tout cela les compagnies maritimes européennes sont concernées. Pour l’heure, sauf exception, elles n’ont, à notre connaissance, pas encore connu de difficultés avec les autorités de police maritime chinoise. CMA-CGM, Maersk, Euronav, Socatra, Bourbon, Louis Dreyfus armateurs, BW GDF Suez, Gazocéan naviguent toujours sans encombre actuellement en mer de Chine du Sud. En revanche, dans le cadre de sa coopération avec Petrovietnam, le Viking II, bâtiment de recherche sismique de CGG Véritas, a vu, le 9 juin 2011, les câbles de ses antennes acoustiques linéaires volontairement tranchés par un navire chinois alors que les recherches s’effectuaient en zone économique exclusive vietnamienne, sur le block 136/03. Mais le block se situe, selon les prétentions chinoises à l’intérieur du tracé en neuf/dix traits, à l’intérieur de la « langue de buffle ».
A cela s’ajoute la menace chinoise de créer une ADIZ au-dessus de la mer de Chine du Sud, à l’instar de celle installée en mer de Chine de l’Est le 23 novembre 2013 [20].
L’objectif serait de réaliser au-dessus de l’espace maritime qu’elle revendique un espace aérien national dès lors qu’elle considère la « langue de buffle » comme constituant ses eaux territoriales. En effet la règlementation internationale veut qu’un espace aérien national corresponde à la colonne d’air qui s’élève au-dessus du territoire de l’état concerné à partir de ses eaux territoriales. Or à l’heure actuelle, en mer de Chine du Sud et hors des eaux territoriales continentales des états côtiers, la colonne d’air au-dessus de la mer est partagée sans tenir compte des contentieux maritimes. La responsabilité de la gestion du ciel est ainsi répartie entre les régions d’information en vol (Flight information regions / FIR) de Singapour, de Manille pour les Philippines, d’Ho Chi Minh Ville et de Hanoï pour le Vietnam, de Canton et de Hong Kong pour la Chine, le tout sous le très haut arbitrage et l’entérinement définitif par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI).
Pour souligner la haute importance de cette question rappelons que l’ADIZ décrétée en mer de Chine de l’Est vise à établir un système d’observation lointaine pour permettre à la Chine de détecter au plus loin tout intrus potentiel dans son espace aérien national. En ce sens la mesure est légitime. De leur côté, le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, ont déjà procédé à la mise en place d’une ADIZ destinée à répondre à leurs besoins respectifs de sécurité aérienne. La différence est que dans l’ADIZ ainsi établie, la Chine entend imposer aux aéronefs en transit au-dessus de la mer de Chine de l’Est des procédures de contrôle identiques à celles qu’elle applique aux aéronefs qui pénètrent dans son espace aérien. A ces procédures arbitraires de contrôle sont adjoints des avertissements à l’attention des éventuels contrevenants. En tout état de cause une telle mesure n’est en aucun cas conforme tant au droit aérien international qu’à la liberté de la navigation aérienne internationale. Elle est illégale.
Cela dit, au travers de la création d’une telle ADIZ, qui couvre grossièrement les trois quarts de la mer de Chine de l’Est, l’objectif de la Chine n’est pas tant d’assurer un contrôle aérien serré sur ce qui survole cette mer que d’essayer de renforcer ses prétentions territoriales maritimes face au Japon. En effet lorsque l’on considère la configuration de l’ADIZ dessinée l’on s’aperçoit, à quelques légères différences près, que sa forme polygonale coïncide très bien avec les revendications de Pékin sur la mer de Chine de l’Est, celles-ci incluant bien évidemment, les îles Senkaku, objets aujourd’hui de forts tiraillements entre les deux parties. L’éventuelle perspective de la transposition du schéma de l’ADIZ en mer de Chine de l’Est vers la mer de Chine du Sud est de ce fait tout à fait envisageable.
Les Etats-Unis ont cependant déjà averti fermement la Chine qu’ils n’accepteraient pas de modification du système actuel de partage de l’espace aérien en mer de Chine du Sud comme elle a osé le faire en mer de Chine de l’Est où, par ailleurs, une telle manière de procéder est aussi un moyen d’amener la communauté internationale à accepter implicitement la souveraineté chinoise. En effet, compte tenu des menaces que contiennent les procédures chinoises imposées pour le franchissement de l’ADIZ, les compagnies aériennes internationales, par mesure de sécurité pour leurs passagers, ont décidé de se plier aux exigences de Pékin. Le résultat s’apparente bien à une prise en otage camouflée des lignes aériennes internationales par la Chine. Ce qui conforte l’idée que le schéma est tout à fait transposable en mer de Chine du Sud. Les compagnies aériennes européennes, dont Air France, sont donc concernées par cette problématique et par ce risque d’atteinte à leur liberté de navigation.
Ainsi, les Chinois en plusieurs endroits procèdent à une interprétation abusive du droit de la mer pour potentiellement faire valoir une souveraineté non fondée sur la mer de Chine du Sud au détriment des autres états riverains. Si ces états sont en premier chef concernés par les conséquences des méthodes que la Chine utilise progressivement pour faire valoir des droits qui ne sont pas encore reconnus comme fondés, la communauté internationale peut à tout instant en subir les contre coups, parce qu’il peut y avoir menace sur la liberté de la navigation tant maritime qu’aérienne, tant civile que militaire. En ce sens les compagnies maritimes et aériennes européennes sont elles aussi concernées et leurs états d’appartenance ne peuvent accepter de se contenter de belles promesses chinoises quant à une quelconque garantie pérenne de la liberté de la navigation en mer de Chine du Sud. Et cela tant que la Chine persistera à vouloir faire de cette mer une mer chinoise. La mer de Chine du Sud est une mer internationale et il ne peut en être autrement. S’il est indéniable que derrière les prétentions chinoises se cache un souci de sécurité nationale avant même de quelconques appétits économiques liés à l’exploitation des richesses de la mer, il ne peut en aucun cas être reconnu à la Chine de s’emparer d’une mer internationale pour construire une partie de sa stratégie de défense. Mais là est une autre question.
Manuscrit clos en juin 2014
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Voici - cette fois au format pdf - la carte de synthèse présentée en introduction.
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Asie21 : de quoi s’agit-il ?
Les grands débats sur l’avenir font une place importante aux facteurs majeurs d’incertitude. En Asie, la montée en puissance de la Chine, le dynamisme de l’Asie du Sud-Est, les hydrocarbures de l’Asie centrale, le système japonais, les potentialités de l’Extrême-Orient russe..., sont fréquemment évoqués. Cependant, la région reste encore mal connue, tout au moins en France. Son image apparaît paradoxalement à la fois forte et imprécise. Les travaux sur l’Asie contemporaine ne s’adressent qu’à des cercles très restreints de spécialistes tandis que le grand public ne retient le plus souvent des médias que les événements majeurs ou certains détails, mais rarement le contexte.
Il n’existait pas de lieu où le débat sur l’Asie pouvait s’enrichir de la diversité des expériences. Un regard plus attentif des faits et des évolutions en cours s‘avérait utile pour compléter l’analyse académique d’une région qui prend une place grandissante dans le monde. Le groupe a été créé en 1995.
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Général (2s) Daniel Schaeffer. Membre du groupe de réflexion Asie21 (asie21.com)
[1] A titre de rappel, les communistes chinois n’ont pris définitivement le pouvoir en Chine que le 1er octobre 1949, date de la création de la République populaire de Chine
[2] Pour toute la suite du présent article, il est important de conserver à l’esprit la différence entre souveraineté et droits souverains. Dans le premier cas, un état a complète juridiction sur les territoires sur lesquels il est souverain. Dans le second cas, il ne dispose que d’une juridiction limitée sur un territoire donné. C’est le cas lorsque les états opèrent en mer dans leur zone économique exclusive (ZEE) : ils n’y disposent de droits souverains que pour l’exploitation économique de la dite du zone et des opérations de police liée aux activités économiques uniquement.
[3] Voir carte 1
[4] Cf ci-après p.4
[5] Approximativement 220 kilomètres
[6] Approximativement 180 kilomètres
[7] Voir carte 2
[9] Cf carte 2 : commentaires
[10] CNUDM, Art 46.a : « Etat archipel » : un Etat constitué entièrement par un ou plusieurs archipels et éventuellement d’autres îles ; »
[11] Spratleys en chinois
[12] un.org/depts/los/clcs_new/submissions_files/mysvnm33_09/chn_2011_re_phl_e.pdf
[13] Zou Keyuan, "Scarborough reef : a new flashpoint in sino-philippine relations ?", International Boundaries Research Unit, Boundary and Security Bulletin7, no 2, (Summer 1999) : 71-81
[14] Voir carte 3
[15] XU Sen’an, “The Connotation of the 9-Dotted Line on the Chinese Map of the South China Sea” in ZHONG Tianxiang, ed., Paper Selections of the Seminar on “The South China Sea in the 21st Century : Problems and Perspective”, Hainan Research Center of the South China Sea, 2000.
[16] Voir carte 4
[17] Article 17 de la CNUDM : « Sous réserve de la Convention, les navires de tous les Etats, côtiers ou sans littoral, jouissent du droit de passage inoffensif dans la mer territoriale » sachant que les autres articles modulent ces dispositions en prenant en considération les événements qui peuvent soit renforcer, soit restreindre ce droit.
[18] en.msa.gov.cn/index.php ?m=chart&c=reporting&a=get_map ; consulté le 22 juin 2014
[19] Police maritime
[20] Cf carte 5
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Date de publication / Date of publication : 20 septembre 2014
Titre de l'article / Article title : Prétentions chinoises en Mer de Chine du sud et routes commerciales européennes
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Par le biais d’interprétations erronées de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer (CNUDM) la Chine procède à une succession d’actes offensifs dont l’objectif vise, à terme, de faire de la mer de Chine du Sud une mer territoriale.
Dans la mesure où la communauté internationale accepterait tacitement que cette mer internationale se transforme en mer nationale chinoise et par conséquent que puissent s’y appliquer la réglementation chinoise de police maritime, apparaît d’ores et déjà une menace potentielle sur la liberté de navigation qui s’attache depuis toujours à la haute mer. Ce risque futur est donc à prendre en considération par les compagnies maritimes européennes.
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