Rio de Janeiro : favelas, enjeux d’une "reconquête"

Par Hervé THERY, le 24 mars 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Hervé Théry, Directeur de recherche au CNRS, Professeur invité à l’Université de São Paulo (USP). Conseiller scientifique du Centre géopolitique.

Brésil. Rio de Janeiro accueille la Coupe du Monde de football en 2014 et les Jeux Olympiques de 2016. Il s’agit d’offrir aux visiteurs du monde entier la meilleure figure. Dans ce contexte, Hervé Théry explique comment s’organise la "reconquête" des favelas de Rio de Janeiro. (1 carte, 1 modèle graphique)

EN novembre 2010 et novembre 2011 les forces de sécurité brésiliennes ont donné l’assaut à deux groupes de favelas du nord puis du sud de la ville, avec des moyens lourds (blindés, hélicoptères, bataillons de de choc). Cet épisode explosif jette une ombre sinistre sur l’image de la Cidade maravilhosa, la « ville merveilleuse » qui a obtenu d’être le siège principal de la Coupe du Monde de football de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016. Jusqu’au cœur de la ville, bien visibles, les favelas – le nom local des bidonvilles, devenu générique dans tout le pays – rappellent que le Brésil est un des pays les plus inégalitaires au monde, et que la pauvreté, l’insalubrité et la violence y côtoient encore les avancées économiques d’un des principaux « pays émergents ».

Pour tenter de comprendre les tenants et aboutissants de cet épisode violent, il faut les resituer dans le contexte du partage de la ville entre les bidonvilles du morro et la ville de l’asfalto, perchés sur les mornes tropicaux ou étendue dans les plaines alluviales, un partage où les premiers voient leur population augmenter plus rapidement que la seconde. On pourra ensuite se demander s’il ne s’agissait pas d’une occupation en trompe-l’œil et dans quelles configurations territoriales elle se situe.


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Un véritable assaut, avec l’appui d’hélicoptères et de blindés

Rio de Janeiro a connu, dans les derniers jours de novembre 2010, de véritables scènes de guerre entre les forces de sécurité brésiliennes et des centaines de trafiquants de drogue retranchés dans le complexe de favelas de la Vila Cruzeiro et du Complexo do Alemão. Les premières ont lancé un véritable assaut, avec l’appui d’hélicoptères et de blindés, et au moins quarante personnes ont été tuées dans ces affrontements. La presse suivant de très près les troupes de choc, des images spectaculaires ont été aussitôt publiées, comme – par exemple, celles que l’on peut voir sur le site du Boston Globe, The Big Picture [1]. Le journal O Dia [2] raconte « La police brésilienne a hissé le 28 novembre, en signe de victoire, le drapeau national au sommet d’un bastion de narcotrafiquants situé dans le nord de Rio » et conclut : « Il s’agit d’une journée historique pour les honnêtes citoyens de Rio ». En novembre 2011 une autre opération de grande ampleur a été lancée pour reconquérir la favela de Rocinha, la plus peuplée de Rio (68 530 habitants selon le recensement de 2010) une augmentation de 23 % en dix ans.

Pourquoi ce déploiement de force pour occuper des quartiers de la ville où, depuis des années, les pouvoirs publics avaient pratiquement renoncé à exercer leur autorité, à encadrer la population et à lui rendre les services que l’on pourrait attendre de la deuxième ville du pays ? D’abord et avant tout parce que les favelas représentent une part croissante de la population de la ville. En neuf ans, entre 1991 et 2000, 69 nouveaux bidonvilles y sont apparus [3], la population de la ville a augmenté de 6,77 % alors que la population des bidonvilles, qui se composait de 876 398 personnes en 1991 est passée à 1 092 958 en 2000, une augmentation de près de 25 %. Au total les favelas ont ainsi vu leur part dans la population de la ville passer d’un peu moins de 10% en 1960 à 17% en 2000.

Cette reconquête était évidemment nécessaire, et devra se poursuivre dans d’autres favelas de Rio, elle était attendue depuis au moins vingt ans par des habitants, otages du trafic de drogue, qui avait progressivement accaparé la distribution du gaz, de l’eau, et de l’électricité et l’accès – piraté – à internet et à la télévision numérique. Mais une fois cette réoccupation acquise, il faudrait faire un travail de police approfondi pour arrêter les trafiquants, ce qui n’a pas été fait jusqu’à présent dans les treize bidonvilles pacifiés lors des opérations précédentes, moins médiatisées.

Quelle stratégie ?

On peut se faire une bonne idée de la stratégie d’ensemble, du plan de reconquête globale, en lisant l’interview donnée à Veja par le chef de la Polícia Civil (Police judiciaire), Allan Turnowksi [4]. Selon lui « entrer dans le Complexo do Alemão, ou dans le bidonville de Rocinha, n’a jamais été un problème pour la police. Nous avons toujours su comment entrer. Le problème était d’avoir les effectifs pour rester ». Si dans le passé, la priorité était de mettre en prison les barons de la drogue, l’objectif aujourd’hui est d’affaiblir leur base économique. « Notre logique n’est actuellement pas courir après le trafiquant, mais de combattre la structure du crime », explique-t-il. Selon lui, « avec le Complexo do Alemão, le Commando rouge (CV) a perdu et l’État beaucoup gagné, parce qu’il leur a pris une grande partie de ce qui est le plus important pour ces gangs, le territoire. C’est là qu’étaient stockées la drogue du CV, ses armes. Le Complexo do Alemão était bien ce que les saisies ont montré : un endroit où les bandits étaient capables de stocker 35 tonnes de marijuana et près de 300 armes. C’était là qu’ils vivaient ou dormaient, avec l’assurance qu’ils n’y seraient pas capturés. C’est terminé, à Rio, maintenant le trafiquant ne dort plus tranquille. Le Complexo do Alemão représentait 60 % de tout ce que le Commando rouge utilisait, armes, drogues et hommes. Ils ont perdu avec lui les principaux grossistes en drogues, qui n’ont plus les mains libres pour agir. Les points critiques étaient le Complexo do Alemão et la Vila Cruzeiro, et l’État a supprimé ces points critiques. Pendant trop longtemps, nous avons travaillé avec la logique d’arrêter les chefs du trafic […] Nous attaquons maintenant le territoire, les armes et les drogues ».

Rio de Janeiro : favelas, enjeux d'une "reconquête"
Carte Brésil, Rio de Janeiro : la reconquête des favelas

Si l’on reporte sur la carte les informations recueillies, y compris celles que livre ici Allan Turnowksi, on perçoit en effet une stratégie, que le modèle graphique ci-dessous éclaire. Les premières UPPs ont été créés dans la zone de planification n° 1, aux abords du centre, et dans la zone n° 2, celle qui couvre la Zone Sud, riche et touristique. Elles ont été disposées de façon à couvrir chacune une ou plusieurs des petites favelas qui se nichent sur les morros, les mornes tropicaux qui hérissent cette région de relief tourmenté. La conquête de la Vila Cruzeiro et du Complexo do Alemão a inauguré une nouvelle phase, cette de la reconquête des grands ensembles de favelas de la Zone Nord, plus plane et plus pauvre, mais d’où l’on accède facilement au centre et qui menace la route vers l’aéroport. L’offensive de 2011 visait à reprendre le contrôle de la Rocinha, aux confins de la zone 4, puis de celle-ci, où la croissance rapide des favelas fait de l’ombre aux nouveaux quartiers chics de la Barra da Tijuca. La zone n° 5, pauvre et lointaine, pourra attendre…

C’est pas du cinéma, mais ...

Le cas de Rio de Janeiro est aujourd’hui source d’inspiration pour les cinéastes brésiliens et étrangers car il est emblématique de conflits qui marquent les grandes villes brésiliennes. Ils y sont non seulement plus violents, mais aussi plus visibles dans le paysage de la ville, en raison de l’entremêlement inextricable des favelas et de la ville, favorisé par la topographie et le peu d’espace disponible entre la mer et les mornes. Mais il est clair qu’il existe aussi ailleurs dans le pays, en raison de l’extrême inégalité sociale qui continue à être un de ses traits distinctifs, malgré les politiques de redistribution entamées sous les deux mandats présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et systématisés sous ceux de Luís Inácio Lula da Silva. Toutes les capitales d’États fédérés connaissent conflits plus ou moins larvés, à commencer par São Paulo, où les favelas sont à la fois plus grandes et plus peuplées qu’à Rio de Janeiro, même si la proportion qu’elles représentent dans la population urbaine est moindre. Ils y sont seulement moins visibles et moins violents, car la proximité des quartiers riches et pauvres y est moindre, et les autorités locales et nationales se préoccupent moins d’en reprendre le contrôle.

Copyright Mars 2013-Théry/Diploweb.com


Plus sur Diploweb.com

. Voir un article d’Hervé Théry, "Brésil dans la mondialisation : commerce extérieur, flux aériens et exportations de joueurs de football"

. Voir un article d’Axelle Degans, "Le Brésil émergent, un géant du XXIe siècle ?"

. Voir un article de Pierre Verluise, "UE-Emergents : Brésil, quels échanges économiques ?"


Bibliographie de l’article

. De Almeida Abreu, M., A Evolução urbana do Rio de Janeiro, Iplanrio-Zahar, Rio de Janeiro, 1987

. Enders, A., Histoire de Rio de Janeiro, Fayard, Paris, 2000, collection Histoire des grandes villes

. Goirand, C., La Politique des favelas, Karthala, Paris, 2001

. Sévilla, J.J., Rio de Janeiro en mouvement, Autrement, Paris, 2005

. Théry, H., « Scènes de guerre dans les favelas de Rio de Janeiro » in Les conflits dans le monde, approche géopolitique, Béatrice Giblin (ed.) Armand Colin, 2011, pp. 47-57.


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[1boston.com/bigpicture/2010/11/rios_drug_war.html

[2O Dia, 29.11.2010, courrierinternational.com/une/2010/11/29/la-reconquete-de-rio

[3Pesquisadores quantificam crescimento espacial e populacional de favelas cariocas, Sarita Coelho, fiocruz.br/ ccs/arquivosite/novidades/out04/favela_sarp.htm

[4« No Rio, agora, traficante não dorme tranquilo ». João Marcello Erthal, veja.abril.com.br/noticia/brasil/no-rio-agora-traficante-nao-dorme-tranquilo


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